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  • Causalités environnementale et climatique : dépasser les incertitudes scientifiques par le droit

    Article écrit par Manolo Cléarc’h-Chalony, élève-avocat.

    Ce travail a fait l’objet d’une relecture augmentée. Il n’engage que le point de vue de son auteur·ice. Si vous constatez une erreur ou point de précision nécessaire, n’hésitez pas à nous écrire pour nous le signaler.

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    Le juge ne recherche pas une vérité absolue ; il se borne à relever les indices qui engendreront dans son esprit un sentiment de probabilité” [1] – R.PERROT.

    Objet. La caractérisation du lien de causalité est une étape cardinale du contentieux de la responsabilité environnementale et climatique. Elle irrigue une grande partie des contentieux portés par la société civile, bien au-delà des frontières de l’Hexagone [2]. Ce constat a poussé l’équipe de Notre Affaire à Tous à identifier les problèmes rencontrés à ce sujet dans ses contentieux en matière climatique et en matière de santé environnementale. Dans ces deux types d’affaires, les enjeux probatoires s’agissant de la causalité sont au centre des débats judiciaires, académiques et politiques. L’objectif de ce travail est, une fois les principaux obstacles identifiés, de proposer des leviers permettant de faciliter la reconnaissance du lien causal lorsqu’une incertitude scientifique ou une multiplicité de facteurs explicatifs contrarient la caractérisation juridique de la causalité. 

    Une définition juridique de la causalité. Le lien de causalité est décrit comme “la condition la plus mystérieuse de la responsabilité civile” [3] en raison de son “caractère insoluble” [4]. La causalité, au sens commun du terme, désigne le rapport de cause à effet entre deux événements. Elle se différencie ainsi de la simple corrélation ou encore de l’association, notamment en termes statistiques, qui ne font que démontrer un lien de variation entre deux événements sans se prononcer sur la causalité de l’un avec l’autre. En termes juridiques, le lien de causalité est une des trois conditions traditionnellement requises pour engager la responsabilité civile d’une personne [5]. Il relie le fait générateur au dommage et ce, dans la plupart des régimes de responsabilité, même objectifs [6]. Pour être retenu par les juridictions, ce lien causal doit classiquement être direct et certain [7]. Si ce lien causal est omniprésent en matière de responsabilité, aucune définition n’en est donnée par le code civil. Les projets de réforme de la responsabilité civile viennent entériner la nécessaire démonstration de ce lien de causalité [8] sans en donner de définition explicite [9]. De ce fait, la doctrine et la jurisprudence ont, de concert, délimité les contours de cette notion à partir de plusieurs théories. Parmi celles-ci, la théorie de l’équivalence des conditions et celle de la causalité adéquate sont les plus mobilisées. 

    La première pourrait être définie à partir de l’article 6.18 du code civil belge dans sa rédaction issue de la loi du 7 février 2024. Cet article dispose que le “fait générateur de responsabilité est la cause d’un dommage s’il est une condition nécessaire de ce dernier. Un fait est une condition nécessaire du dommage si, sans ce fait, le dommage ne se serait pas produit tel qu’il s’est produit dans les circonstances concrètes présentes lors de l’événement dommageable”. En suivant cette théorie, toutes les conditions sine qua non du dommage doivent être prises en compte au titre de la causalité. Il faut ainsi mener une recherche hypothético-contrefactuelle en se demandant si, en l’absence de réalisation d’une condition, le résultat aurait été le même. En d’autres termes, “si en l’absence de A, B ne se serait pas produit, alors A est une condition sine qua non de B [10] et devra être tenu comme la cause de B. La jurisprudence française applique cette théorie, sans toutefois la nommer expressément. C’est ainsi que la causalité entre l’accident de la circulation et la contamination de la victime par l’hépatite C, lors d’une transfusion sanguine rendue nécessaire par le choc, a été reconnue [11]. La jurisprudence a également recours à la théorie de l’équivalence des conditions en matière médicale ou de défaut de produits pharmaceutiques [12]. Il est, par ailleurs, enseigné que cette théorie serait davantage appliquée par les juridictions en présence d’une faute délictuelle [13]. 

    S’agissant de la causalité adéquate, elle se fonde sur la notion de prévisibilité. La condition d’un résultat doit être celle prévisible selon le cours normal des choses. C’est la condition qui apparaît la plus probable à une personne raisonnable. En d’autres termes, il faut rechercher, postérieurement à la survenance du dommage, la raison la plus probable de l’avoir causé. L’application de cette théorie de la causalité amène les juridictions à être plus sévères en ne reconnaissant que la cause la plus à même d’expliquer le dommage ou, pour reprendre les mots de C.KAHN “un évènement est la cause adéquate d’un dommage lorsqu’il est susceptible de le produire dans la majorité des cas [14]. L’ensemble des autres causes, qui ont concouru au dommage sans pour autant être susceptibles de le causer dans la plupart des cas, sont donc exclues. La jurisprudence a, par exemple, retenu que la seule cause des blessures d’un policier poursuivant une personne refusant d’obtempérer n’est pas ce refus, mais bien la chute accidentelle, indépendante du comportement du fuyard [15]. Cette théorie est intéressante en ce sens qu’elle repose, en grande partie, sur le caractère probabiliste des événements [16]. Seulement, elle ne permet pas de dégager une causalité dans le cas où une incertitude entoure l’événement considéré. Sans connaissance scientifique préalable de la probabilité qu’un événement cause de manière générale un résultat, il n’est pas possible d’identifier une telle causalité adéquate. 

    Des théories rejetées. Dans un premier Livre Blanc [17], publié au mois d’octobre 2023, l’association Notre Affaire à Tous concluait déjà à la nécessaire évolution de la conception du lien de causalité en matière d’exposition aux pollutions chimiques. En effet, en matière de santé environnementale, la mobilisation des théories rappelées ci-avant n’est pas suffisante pour retenir une causalité certaine et directe entre l’exposition aux diverses pollutions et la survenance de certaines pathologies. Ces dernières sont, bien souvent, multifactorielles et les pollutions sont diffuses. Dans cette configuration, la méthodologie déductive, reposant notamment sur une approche contrefactuelle, peut difficilement aboutir à retenir une causalité juridique. Sans unité d’espace, de temps et de lieu, il est en effet malaisé de déterminer si une situation donnée aurait été différente en l’absence d’un événement précis. C’est, d’ailleurs, ce qui a poussé la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a rejeté expressément la causalité fondée sur la “condition sine qua non” dans l’affaire des aînées suisses [18]. Une telle conception de la causalité est aussi malmenée en matière de santé, dès lors que l’innocuité du vaccin [19] est mise en doute ou lorsque l’exposition à une substance cause des effets à retardement [20]. Pourtant, cette conception traditionnelle de la causalité est souvent synonyme de privation de toute réparation pour les victimes de pollutions diffuses ou d’événements climatiques extrêmes. Sans lien de causalité certain, l’application du droit civil conduit les juridictions à ne pas reconnaître de droit à indemnisation pour les victimes, faute de démontrer que le comportement dénoncé a effectivement causé les dommages constatés. 

    La causalité apparaît donc fréquemment comme un verrou dans les contentieux climatiques et environnementaux, plus particulièrement dans le cadre d’une incertitude scientifique (II) ou d’une pluralité de responsables (III). Avant d’étudier les techniques juridiques développées pour prendre en considération ces difficultés, il convient de préciser l’objet de la causalité climatique et environnementale (I). 

    I – Déterminer l’objet de la causalité environnementale et climatique

    Les liens de causalité. Le lien de causalité cache en réalité plusieurs liens de cause à effet. En premier lieu, le lien de causalité désigne la loi matérielle générale entre deux événements. C’est la causalité dite générale. Par exemple, on sait que l’exposition à l’amiante cause l’apparition de mésothéliome pleural. Il s’agit d’une règle générale, appuyée par les observations scientifiques. 

    Au-delà de cette première relation causale, le lien de causalité renvoie également à la causalité spéciale, appliquée à chaque cas d’espèce. Celui-ci relie donc la situation donnée à la règle générale. Par exemple, dans un dossier précis, on devra déterminer si la personne a effectivement été exposée à l’amiante et que son mésothéliome peut être mis en lien avec cette exposition. 

    Le lien de causalité doit donc se conjuguer au pluriel pour réellement correspondre à la réalité tant scientifique que juridique de ce concept. En décomposant le lien causal, il est plus facile de percevoir les difficultés que rencontrent les requérants en matière de pollution environnementale et de responsabilité climatique. 

    Les causalités en matière de pollution. En matière de pollution environnementale, l’établissement de la causalité générale entre l’exposition à un produit toxique et la survenance de problèmes de santé est un enjeu crucial. Si les effets nocifs sur l’environnement et la santé de certaines molécules historiques sont documentés [21], la toxicité des molécules émergentes, à l’instar des pesticides ou des PFAS, est encore trop peu étudiée. Même lorsqu’il existe des données relatives à l’exposition à ces substances, des difficultés intrinsèques au processus scientifique empêchent de conclure fermement à une causalité générale qui soit directe et certaine. Comme le note un rapport sénatorial en date du 8 juillet 2015 “la recherche en matière d’impact sanitaire des expositions environnementales, dont la pollution de l’air, se heurte souvent à la difficulté de faire le lien entre les résultats des études épidémiologiques et la causalité biologique [22]. Les études épidémiologiques ne permettent pas d’expliquer, biologiquement, les conséquences de l’exposition sur la santé. L’épidémiologie a recours à des outils statistiques. Cette discipline ne peut qu’exprimer une association, une probabilité entre l’apparition d’une maladie et l’exposition à un produit toxique. Inversement, les résultats des études toxicologiques ou des études biologiques, opérées en laboratoire sur des animaux, ne sont pas forcément transposables aux êtres humains [23]. Les résultats obtenus dans ces études tant épidémiologiques que toxicologiques sont, toutefois, des indices qui permettent aux scientifiques et aux juristes d’inférer une règle générale de cause à effet. C’est, au demeurant, la méthodologie utilisée par le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) [24]. On comprend, dès lors, que l’établissement d’une causalité générale entre exposition à un polluant et apparition de maladies constitue un premier défi pour les demandeurs. 

    Par la suite, l’établissement de la causalité spéciale apparaît également comme un obstacle en matière de pollution. Plus particulièrement, “le passage d’une étude épidémiologique à un cas particulier constitue une difficulté supplémentaire [25]. R.SLAMA [26] rappelle ainsi que, si la science est capable de démontrer la part causale d’un effet environnemental sur la santé au niveau d’une population, il est beaucoup plus complexe de le déterminer au niveau individuel, du fait de la multiplicité des expositions environnementales. En effet, là encore, la charge probatoire reposant sur le demandeur à l’instance est grande. Il lui faudra démontrer non seulement qu’il a effectivement été exposé à la pollution en cause mais encore que seule cette exposition est à la source de sa pathologie. Or, dans le cas des pollutions industrielles, une telle démonstration est complexe à apporter. Cette complexité tient, d’une part, au caractère diffus de la pollution. Contrairement à une vaccination ou à un accident de la circulation qui constitue un événement borné dans le temps, l’exposition à la pollution, notamment celle de l’air, est diffuse et continue. Elle s’étale ainsi sur un laps de temps parfois important. Il est alors ardu de démontrer que l’apparition des symptômes coïncide avec les rejets industriels. Il manque alors l’unité de temps, d’action et de lieu propice à la caractérisation de la causalité [27]. D’autre part, les individus ne vivent pas dans des chambres aseptisées où seul un unique agent chimique serait distillé. Au contraire, ils vivent dans un environnement où coexistent différentes sources de pollutions, différentes molécules susceptibles de causer la même maladie. Mis à part la question des maladies dites signatures, tels que les mésothéliomes se développant sous l’effet de l’exposition à l’amiante, il est parfois impossible de déterminer avec précision, dans un cas précis, si une maladie peut scientifiquement n’être rattachée qu’à une seule molécule dans un environnement qui en comporte des dizaines. Dans ces conditions, la preuve de la causalité spéciale est particulièrement difficile à administrer. 

    On comprend donc que les principales difficultés rencontrées en matière de pollution sont, d’une part, la preuve de la relation de cause à effet entre le produit et les pathologies, d’autre part, le caractère multifactoriel des dommages en cause. Une telle décomposition du lien causal est aussi un défi en matière de responsabilité climatique. 

    Les causalités climatiques. À l’instar des questions de santé environnementale, l’établissement de la causalité climatique se morcèle en différents liens de cause à effet. Il serait ici vain de reprendre, de manière détaillée, l’intégralité des études sur les liens scientifiques s’établissant, par exemple, entre les émissions de gaz à effet de serre (GES) et la fonte des glaces. De manière schématique, M.BACACHE [28] retient trois niveaux de causalité climatique : 

    • Le premier relie l’activité émettrice de GES au changement climatique.
    • Le deuxième relie le changement climatique à l’apparition d’événements climatiques déterminés (inondations, sécheresse, feu de forêt). 
    • Le dernier met en relation l’événement climatique déterminé avec les dommages ressentis par la victime. 

    D’autres auteurs, à l’instar de P.MAIMONE [29], ajoutent à ce triptyque deux autres relations de cause à effet pour préciser la relation entre le changement climatique général causé par l’augmentation des GES dans l’atmosphère et les évènements climatiques déterminés : 

    • L’un serait celui entre ce réchauffement général et “une conséquence écologique théorique du changement climatique, c’est-à-dire à un événement que les scientifiques estiment possible”.
    • L’autre serait celui entre l’événement théorique et l’événement “climatique, météorologique ou écologique localisé, survenu ou en cours de réalisation” [30].

    Cette décomposition du lien causal donne à voir la difficulté à laquelle est confrontée le demandeur. En effet, au-delà de déterminer les dommages, leur relation avec un événement extrême et l’émission de GES dans l’atmosphère par un acteur économique, encore lui faudra-t-il démontrer que ces émissions contribuent, aussi bien théoriquement qu’en pratique, à la réalisation de l’événement climatique extrême en cause. Pour reprendre les mots de M.MOLINER, “la complexité de l’enchaînement des causes et des conséquences [31] rend difficile la caractérisation de la causalité en matière de responsabilité climatique. 

    L’introduction de deux étapes supplémentaires par P.MAIMONE a, surtout, le mérite d’illustrer l’incertitude matérielle qui entoure la survenance des événements climatiques extrêmes. Le recours à la science de l’attribution [32], fondée sur des modélisations mathématiques (et donc des probabilités statistiques) a justement pour objectif de déterminer la proportion de responsabilité des activités humaines dans la survenance de ce type de catastrophes, de manière générale. 

    La CEDH [33] et les juridictions administratives françaises [34] ont elles aussi facilité le travail probatoire des demandeurs en reconnaissant explicitement un certain nombre de ces enchaînements causaux. En matière climatique, la CEDH a relevé l’existence de trois liens de causalité distincts. Le premier, scientifique, tient à la causalité entre les émissions de GES et les manifestations du réchauffement climatique. Le deuxième, général, doit être établi entre ces manifestations du réchauffement climatique et les risques qu’elles impliquent pour les droits humains. Enfin, le troisième tient à la causalité spéciale entre un risque donné pour une personne et l’action ou la carence de l’État dans la prévention du risque [35]. La CEDH invoque aussi une “quatrième dimension” de la causalité, tenant davantage à la répartition des responsabilités qu’à la causalité matérielle. 

    S’agissant des deux premières relations causales, la CEDH se fonde sur “la reconnaissance scientifique, politique et judiciaire de l’existence d’un lien entre lesdits effets négatifs et la jouissance (de différents aspects) des droits de l’homme [36]. Elle retient particulièrement les multiples rapports du GIEC, d’autres travaux scientifiques, les normes des États membres et certains instruments internationaux pour conclure que “l’existence d’indications suffisamment fiables de ce que le changement climatique anthropique existe, qu’il représente actuellement et pour l’avenir une grave menace pour la jouissance des droits de l’homme garantis par la Convention [37] est établie. Elle va même plus loin, au paragraphe 456 de sa décision, en visant “l’existence d’éléments scientifiques très préoccupants et [le] consensus international croissant quant aux graves effets du changement climatique sur la jouissance des droits de l’homme”. 

    Le Conseil d’État, dans ses décisions Grande-Synthe [38] et le tribunal administratif de Paris, dans l’Affaire du Siècle [39] ont également reconnu le lien entre l’émission anthropique de GES et les dommages environnementaux pouvant en résulter. Aucune incertitude scientifique n’est donc apparente s’agissant du lien de causalité générale entre les émissions de GES et l’apparition de dommages climatiques et de risques pour les droits humains. 

    La question de l’incertitude tend pourtant à réapparaître au stade de la causalité spéciale, c’est-à-dire, au stade d’un événement climatique extrême donné et de l’action ou de l’inaction en cause ayant participé à l’émission de GES. Au regard de la multiplicité des causes du réchauffement climatique et de la diversité des acteurs y contribuant, se pose le problème de l’imputabilité et de la part de responsabilité. À cet égard, les seules démonstrations pouvant être apportées seront statistiques et probabilistes. En partant de la somme des émissions d’un acteur, au regard de l’ensemble des émissions de GES, il est possible de développer des modèles mathématiques de rattachement des émissions d’un acteur à la survenance d’un événement extrême [40]. L’incertitude est alors constituée et demeure un frein à l’action des requérants. 

    II – Démontrer le lien de causalité en présence d’une incertitude matérielle

    La principale source d’incertitude est matérielle. Elle tient à répondre à la question : l’événement A est-il bien, scientifiquement, à l’origine de l’événement B ? La réponse à cette question est difficile lorsque la science elle-même n’a pas tranché. 

    Définition. Lincertitude doit s’entendre d’une incertitude scientifique légitime [41], fondée sur un débat nourri et argumenté dans la communauté scientifique. Les prétentions fondées sur les pseudosciences, sur des théories qu’il n’est pas possible de réfuter ou encore celles fondées sur de simples croyances ne sont, par définition, pas susceptibles d’un débat contradictoire et argumenté au sein de la communauté scientifique. Ces prétentions ne sauraient donc faire l’objet d’un débat judiciaire étayé. 

    Incertitude et droit de la preuve. L’incertitude scientifique se caractérise par un “état de connaissances scientifiques peu stabilisé, indéterminé, voire une absence de connaissance scientifique” [42]. En d’autres termes, elle renvoie au doute quant à la relation de cause à effet entre deux évènements. L’incertitude matérielle se fait donc jour lorsque la relation entre deux événements factuels, à savoir sur le fait que l’action A cause de manière certaine la réaction B, demeure en question. Cette incertitude recouvre les situations dans lesquelles, sans pouvoir l’exclure, la communauté scientifique ne peut se prononcer avec certitude sur la loi générale de cause à effet entre deux événements. Par exemple, il existe une telle incertitude s’agissant de l’exposition prolongée du bétail aux antennes-relais et la baisse de production de lait [43]. 

    La certitude, critère nécessaire du lien causal, est alors mise à mal. Dans ces cas de figure, les règles probatoires classiques [44] du code civil doivent mener les juridictions à écarter la causalité juridique, faute de démonstration de la part des demandeurs d’un lien certain d’enchaînement entre les événements. La justice considère le doute comme un manquement probatoire de la part du demandeur, le condamnant ainsi à voir ses prétentions écartées. Le seul fait qu’un doute existe, au sein de la communauté scientifique, s’agissant de la relation de cause à effet entre deux événements ne devrait toutefois pas condamner toute reconnaissance de causalité juridique. En effet, le propre de la science est, justement, de raisonner de manière probatoire et l’incertitude au sein de la communauté scientifique est une étape nécessaire de la production de connaissance. 

    La connaissance scientifique repose sur la probabilité. Exiger une causalité “scientifiquement certaine” apparaît oxymorique tant la science repose, justement, sur l’incertitude. Sans reprendre l’ensemble des origines tant épistémologiques que philosophiques de la pensée scientifique, rappelons-nous uniquement des enseignements de Karl Popper. Selon lui, la règle scientifique se caractérise par sa réfutabilité, à savoir, la possibilité d’être réfutée par une observation probante inverse. Partant, toute règle scientifique comporte une part d’incertitude : elle reste hypothétiquement réfutable mais demeure la plus vraisemblable. Comme le rappelle C.KAHN, “il faut systématiquement garder à l’esprit que les lois causales dites générales et universelles sont en réalité par essence hypothétiques [45]. Il n’y a donc guère que dans les cas où l’enchaînement causal est complètement écarté, par réfutation, qu’une certitude, alors négative, émerge. L’incertitude quant à l’enchaînement logique entre deux événements n’est donc pas une aberration mais bien le fondement même de la science. 

    Dès lors, “ne pas tenir la causalité pour acquise comporte le même risque d’erreur quant à l’adéquation entre la causalité juridique et la causalité scientifique que l’admission ou la présomption de causalité [46]. En effet, dès lors qu’un débat sérieux et étayé existe au sein de la communauté scientifique s’agissant de la relation de cause à effet entre deux événements, et qu’aucune réfutation n’est intervenue pour exclure toute causalité, il existe, a priori, une probabilité égale que la causalité soit établie ou qu’elle ne le soit pas. En tranchant systématiquement en faveur de l’exclusion de la causalité dans un tel cas de figure, les juridictions, qui font ainsi preuve d’une “frilosité juridique [47], refusent en réalité d’accepter le principe du doute et de l’incertitude qui sont au cœur des réflexions scientifiques. Il est pourtant impératif de faire accepter l’incertitude scientifique par les juridictions pour bénéficier d’un régime probatoire ad hoc. 

    Accepter l’incertitude scientifique. En retenant l’existence d’une incertitude matérielle, les juridictions acceptent de détacher la causalité scientifique et la causalité juridique [48]. Cette distinction permet alors aux demandeurs de fonder leur argumentation sur des outils juridiques particuliers, tels que les présomptions, qui permettront de dépasser l’incertitude scientifique et le refus initial des juridictions de trancher le litige. 

    La première étape pour dépasser l’incertitude matérielle est donc de la caractériser. Exposer au juge les incertitudes rencontrées par le monde scientifique est nécessaire pour traduire la réalité. C’est d’ailleurs de la sorte que la cour d’appel de Versailles a expressément motivé un arrêt relatif au distilbène [49]. La cour, dont le raisonnement a été validé par la Cour de cassation [50], retient ainsi que “comme c’est toujours le cas dans les sciences du vivant, la démonstration de la causalité ne peut être incontestable, elle n’en est pas moins hautement probable”. La caractérisation de l’incertitude est d’autant plus nécessaire que les parties adverses ne manqueront pas d’appuyer sur ce doute, à tous les niveaux. Les débats récents s’agissant du cas de Théo Grateloup [51], opposé au fabricant du glyphosate, illustrent ce nécessaire exercice de sincérité. La Présidente d’audience et l’avocate de Théo reconnaissent le manque de certitude scientifique s’agissant de la relation causale entre le glyphosate et les pathologies du jeune homme. Or c’est bien parce qu’il n’existe pas de certitude négative, à savoir, d’exclusion formelle de tout lien de causalité entre l’exposition au glyphosate et les pathologies en cause, que les juridictions sont conduites à se prononcer [52]. 

    C’est précisément dans ces situations que la causalité scientifique et la causalité juridique en viennent à diverger, sans toutefois devenir autonomes l’une de l’autre. Comme l’écrit C.RADE “l’admission de la preuve par présomptions ne postule ni n’induit de jugement ou d’affirmation scientifique et ne saurait pareillement se heurter à l’obstacle préalable de l’absence de certitude scientifique sur l’imputabilité/la causabilité du dommage” (…) il ne s’agit par hypothèse que d’une présomption simple qui peut être renversée par la preuve contraire, tant sur le plan matériel que scientifique, c’est-à-dire que le dommage a une autre cause identifiée (exonération matérielle) ou que la causabilité n’est qu’apparente et que la science réfute avec certitude toute possibilité d’un lien de cause à effet” [53]. En d’autres termes, ce n’est que si une incertitude scientifique existe que la causalité juridique prend le relai de la causalité scientifique. Dans ce cas, “la première ne s’inscrit pas en contradiction avec la seconde, mais consacre une approche distincte, soucieuse de ne pas faire peser l’incertitude scientifique sur les victimes [54].

    Surtout, la caractérisation de l’incertitude scientifique sera nécessaire pour justifier un changement dans les règles classiques de répartition du risque et de la charge de la preuve. Un “effort de traduction juridique du doute scientifique” est nécessaire pour conduire “le juge à se contenter de probabilité raisonnable pour retenir une responsabilité [55]. En effet, si l’incertitude scientifique est caractérisée, les juridictions ne pourront pas exiger qu’un lien de causalité certain soit rapporté, sauf à demander aux requérants d’apporter une preuve impossible ou une probatio diabolica [56]. Consciente de cette situation intenable tant juridiquement que matériellement pour les demandeurs, la jurisprudence a aménagé la preuve du lien causal. La Cour de cassation a ainsi rappelé, dans le cas du Levothyrox [57], que la caractérisation d’un lien de causalité scientifique ne saurait être une condition nécessaire à l’admission des présomptions. La CJUE a également reconnu que le raisonnement par présomption est, en matière de produits défectueux, le seul à même de rendre effective l’application de la directive en cas d’incertitude scientifique. C’est ainsi qu’elle a jugé que “un régime probatoire qui exclurait tout recours à une méthode indiciaire et prévoirait que (…) la victime est tenue de rapporter la preuve certaine issue de la recherche médicale de l’existence d’un lien de causalité entre le défaut attribué au vaccin et la survenance de la maladie méconnaîtrait les principes de la directive (…)”. En effet, “un tel degré d’exigence probatoire (…) aurait pour effet de rendre (…) excessivement difficile ou (…) impossible la mise en cause de la responsabilité du producteur”. 

    Caractériser l’incertitude est donc une condition nécessaire pour bénéficier du régime de la probabilité et de la présomption qui dérogent au principe de la certitude du lien de causalité. 

    Les présomptions : outils probabilistes pour résorber l’absence de certitude scientifique. En recourant au système des présomptions, le juge prend, dans les cas d’incertitudes, le relai du scientifique qui ne parvient pas à définir de manière certaine le lien causal. R.SAVATIER écrivait ainsi que, dans ces situations, les juristes tendent à “substituer à la vérité des procédés de remplacement [58]. La présomption fait donc, en quelque sorte, la synthèse entre la science et le droit en acceptant de donner une force juridique à des règles scientifiques uniquement probables. La présomption est prévue par le droit positif à l’article 1382 [59] du code civil. Dans son ancienne rédaction [60], le code civil définissait la présomption comme le fait de “tenir pour vrai un élément simplement possible”. Elle se fonde sur le plerumque fit, ce qui arrive le plus souvent. On procède donc, de manière fictive, au passage d’un fait connu à un fait inconnu. C’est-à-dire, à partir d’un fait constaté, on admet la survenance d’un autre fait, même si celui-ci n’est pas démontré avec certitude dans chaque d’espèce. 

    Le recours aux présomptions est d’ores et déjà admis par les juridictions civiles et administratives. Les exemples d’utilisation de ce mode de preuve se retrouvent particulièrement en matière de santé : vaccin de l’hépatite B [61], défaut des produits médicaux [62], hormone de croissance [63]. Ces utilisations de la présomption se fondent sur un certain nombre de critères, notamment ceux rappelés par le Conseil d’État dans sa décision du 29 septembre 2021 (n°435323) [64]. Ces critères sont très souvent l’absence d’exclusion scientifique du lien de causalité [65], l’absence d’autres éléments explicatifs [66] de la pathologie et, enfin, l’apparition de la pathologie dans un “délai normal pour ce type d’affection” [67]. A partir de ces faits certains, la juridiction tire une relation causale certaine avec la pathologie, sans pour autant qu’une certitude scientifique n’émerge. Le recours aux présomptions permet donc de modifier l’objet de la preuve pour faciliter l’admission de la causalité. 

    Une première adaptation des présomptions aux expositions environnementales a émergé dans la jurisprudence administrative. Une telle présomption a, surtout, été mobilisée dans le cadre des contentieux relatifs à la pollution de l’air. Les cours administratives d’appel de Paris et de Lyon ont ainsi retenu le lien de causalité entre la carence de l’État dans la lutte contre la pollution de l’air et les préjudices subis par les requérants. La méthode retenue pour les présomptions est proche de celle utilisée en matière de vaccination ; le demandeur doit démontrer “au vu du dernier état des connaissances scientifiques” [68] que le lien de causalité n’est pas exclu, que les pathologies se sont développées dans un temps normal des pics de pollution et, in fine, qu’aucune autre cause n’explique les pathologies. 

    Ces critères sont toutefois problématiques. S’agissant de l’exposition à des polluants, les entreprises poursuivies en raison des dommages causés par leurs activités ou leurs produits se réfugient souvent derrière des causes alternatives de causalité pour amoindrir les arguments des demandeurs. On en trouve une illustration particulière dans le cas de l’exposition à l’amiante où le tabagisme des personnes exposées a longtemps été un moyen de défense des employeurs pour faire obstacle à leur indemnisation [69]. Or, en matière de santé environnementale, la plupart des pathologies développées sont multifactorielles en ce qu’elles peuvent être causées ou aggravées par de nombreux facteurs environnementaux et génétiques. Le concept de l’exposome décrit bien cet état de fait. Introduit au milieu des années 2000 par le CIRC, la notion de l’exposome désigne “l’ensemble des expositions environnementales au cours de la vie, y compris les facteurs liés au mode de vie, dès la période prénatale [70]. Cet exposome, par nature aussi individuel que le génome, peut expliquer certaines maladies, voire décès [71]. Dès lors, comment prouver l’effet d’un polluant sur la santé alors même que d’autres produits chimiques pourraient, concurremment, expliquer la survenance de la pathologie ? 

     En cas d’incertitudes en lien avec une multiplicité de causes éventuelles, la jurisprudence ne demande que la preuve de l’aggravation. Le demandeur n’a plus à démontrer que telle exposition environnementale est responsable de la survenance de sa pathologie : la simple aggravation suffit. En d’autres termes, il importe peu de savoir que la seule exposition à ce produit ou polluant est la cause de la maladie : le simple rôle causal de la molécule dans l’aggravation de la pathologie suffit. La cour administrative d’appel (CAA) de Lyon a tiré toutes les conséquences des constatations selon lesquelles les pathologies en cause sont multifactorielles. Elle a ainsi jugé que l’existence d’autres causes explicatives n’était pas de nature à “atténuer le lien entre l’aggravation des pathologies de l’enfant et son exposition à la pollution atmosphérique”. La Cour de cassation, dans l’affaire du distilbène, a également admis le recours aux présomptions et a précisé qu’il n’est pas “exigé que les pathologies aient été exclusivement causées” par l’exposition au produit [72]. La CEDH ne sollicite pas non plus qu’un lien de causalité scientifique certain soit établi entre l’apparition des pathologies des requérants et la pollution en cause. En effet, la seule aggravation du risque de pathologie est suffisante [73] pour entraîner un devoir de protection de la part de l’État. La seule incertitude scientifique sur les effets précis de la pollution sur la santé de chaque requérant ne dispense pas l’État d’un tel devoir [74]. L’ensemble de ces décisions laisse entrevoir l’avènement d’un réel lien de causalité probabiliste, au sens où c’est bien l’augmentation de la probabilité d’être atteint par une pathologie ou un événement climatique négatif qui entraînera la reconnaissance d’un lien de causalité [75]. 

    La personne responsable devrait donc être tenue d’indemniser l’intégralité des dommages causés dès lors que l’exposition au produit a aggravé les pathologies en cause. À titre d’exemple, en matière de dénigrement, la Cour de cassation a aussi pu retenir que la seule participation de l’entreprise fautive à l’aggravation “des pertes de clientèle et de bénéfices” [76] de sa concurrente est suffisante pour retenir un lien de causalité. 

    La question du degré de probabilité. À considérer que l’incertitude scientifique légitime soit établie et que la juridiction saisie accepte de recourir aux présomptions pour établir le lien de causalité, encore faut-il déterminer le degré de preuve que les requérants devront atteindre pour emporter la conviction du juge. De manière pratique, la réponse à cette question sera de nature à déterminer le standard juridique qui, une fois atteint, fera passer le faisceau d’indices à une vérité judiciaire. 

    Une première manière d’aborder cette question est par le biais des mathématiques, des chiffres. Certains auteurs proposent ainsi de chiffrer la probabilité que telle ou telle action ou omission ait créé ou aggravé le dommage. À partir d’un certain seuil de probabilité, le juge devrait faire droit à l’intégralité des demandes en réparation des demandeurs. C’est ce que défend C.KAHN en conclusion de sa thèse. Selon elle, dans les cas d’incertitude scientifique ne permettant de déboucher qu’à une estimation de la probabilité du lien causal entre deux évènements, le juge devrait fonder sa décision sur le pourcentage de probabilité. À partir de la logique de la “balance des probabilités” du droit anglo-saxon, l’auteure propose de retenir le pourcentage de 50% pour déterminer si la causalité peut être retenue complètement ou partiellement. Ainsi, dans les cas où la probabilité générale de causalité est supérieure à 50%, “la causalité matérielle spéciale du dommage de la victime éventuelle devrait être présumée et permettre la réparation intégrale de son dommage”. Inversement, lorsque la règle scientifique générale affiche une probabilité de cause à effet inférieure à 50%, “une réparation proportionnelle à la probabilité de causalité matérielle générale devrait être privilégiée”. 

    Si cette manière de procéder a pour avantage de définir une méthode objectifiable de résolution des incertitudes scientifiques, elle présente plusieurs inconvénients, à commencer par le calcul d’un tel taux de probabilité. En premier lieu, si la communauté scientifique est confrontée à des débats internes s’agissant de la relation causale entre deux événements, il est difficile d’imaginer qu’elle s’accorde davantage sur le taux de pourcentage de chance qu’une telle relation existe. Les mêmes limites que celles précédemment identifiées, notamment les problématiques d’accès à la donnée, seront rencontrées. En second lieu, comme le note G.STETTLER, le passage à une relation causale mathématisée constituerait un “leurre d’objectivité et de précision des données chiffrées”. En partant de l’étude d’une centaine d’arrêts relatifs à la perte de chance, l’auteur démontre que l’existence d’une “véritable incapacité des juges du fond à fixer objectivement le pourcentage de perte de chance”. Le contentieux se déplace alors sur le terrain du quantifiable au détriment des autres critères d’appréciation non-quantifiables. En somme, remplacer une certitude chiffrée par une probabilité chiffrée ne résout pas les difficultés inhérentes au processus scientifique et à la démonstration de la causalité. 

    En outre, la fixation d’un seuil de 50% de probabilité est arbitraire et ne saurait s’appliquer à l’ensemble des connaissances. En effet, un réel enjeu tient au seuil et à l’échelle de probabilité à atteindre pour que la causalité soit retenue et la responsabilité des acteurs engagée. En matière climatique, les proportions en cause sont bien moindres que les 50% mobilisés dans la théorie anglo-saxonne de la balance des probabilités. À titre d’exemple, la part des émissions totales de CO2 attribuée à RWE entre 1751 et 2010 est estimée à 0,47% [77]. S’agissant de TotalEnergies, la part des émissions historiques de l’entreprise est évaluée à 0,9% par Carbon Majors [78]. Est-ce à dire que, judiciairement et politiquement, la causalité entre ces émissions historiques et les dégâts causés par le réchauffement climatique devrait être automatiquement écartée ? On voit clairement que le recours aux probabilités chiffrées n’est pas une gageure d’objectivité : les seuls 0,9% de Total dans les émissions globales sur la période de 1854 à 2022 représentent 17,584 millions de tonnes d’équivalent CO2. L’utilisation de probabilité laisse ici de côté plusieurs autres facteurs tels que le rôle systémique joué par certains acteurs économiques et institutionnels dans la lutte contre le dérèglement climatique. De la même manière, la causalité en matière environnementale est morcelée. À titre d’exemple, dans sa décision du 19 février 2025, la CAA de Lyon retient que “le facteur attribuable à la pollution dans la survenue des manifestations respiratoires dont a souffert l’enfant peut être estimé entre 10 et 20 % [79]. Ces proportions ont emporté la conviction de la juridiction, bien qu’elles soient inférieures à 50%. En matière de santé environnementale, les scientifiques seraient bien en peine de déterminer, pour chaque personne humaine, les proportions de chacun des facteurs constitutifs de son exposome. Là encore, la bataille entourant l’établissement de ces proportions risquerait de masquer les autres enjeux relatifs à l’affaire comme la faute commise par l’État ou, dans le cas d’une pollution chimique, par l’industriel. Au demeurant, l’aggravation même minime, disons 5%, du risque de cancer du fait de l’exposition à des produits toxiques doit-elle être supportée par la victime ? Nous sommes d’avis que, lorsqu’un risque est créé, la personne à l’origine de celui-ci devrait en supporter les conséquences [80]. L’établissement de ces seuils et échelles est avant tout politique et l’apparence d’objectivité d’un seuil de 50% cache les enjeux réels de la plupart des contentieux climatiques et environnementaux. 

    Dépasser les chiffres. Pour résoudre cette problématique et dépasser la tyrannie des chiffres, il conviendrait d’adopter une “approche qualitative des probabilités [81]. G.STETTLER propose ainsi de “revenir à la définition des probabilités qualitatives comme une estimation verbale du degré de vraisemblance de la réalisation des événements. En d’autres termes, elle consiste à apprécier, de façon motivée, si un élément de preuve est, par exemple, probable ou bien quasi certain ou encore très hypothétique””. Une telle manière de procéder est, d’ailleurs, directement intégrée dans le code civil, reprise par la jurisprudence et analysée par la doctrine. 

    Ainsi, aux termes de ce code, la conviction du juge ne peut-elle être emportée qu’en présence d’indices “graves, précis et concordants”. La Cour de cassation n’exige toutefois pas que les juridictions motivent chacune de ces conditions [82]. La Haute juridiction a d’ailleurs, dans un premier temps, laissé entendre qu’un seul élément de preuve [83] serait suffisant pour emporter la conviction du juge, bien que le texte de l’article 1382 utilise le pluriel. Cette solution est toutefois relative en ce sens que la Cour de cassation refuse, par exemple, que la décision du juge se fonde uniquement sur le rapport d’expertise établi de manière amiable à la demande d’une seule partie [84]. Certains auteurs estiment, par ailleurs, que c’est bien le critère de la concordance entre les éléments de preuve qui fondent réellement la présomption [85]. En tout état de cause, la Cour de cassation laisse, de manière constante, cette question à l’appréciation des juridictions du fond [86] : elle ne fait que s’assurer que les juridictions ont bien qualifié le lien de causalité, sans exclure, d’emblée, le recours aux présomptions [87]. 

    La jurisprudence en matière d’infections à l’hépatite C ou au VIH permet également un recours qualitatif à la probabilité. En premier lieu, pour considérer qu’une infection est bien d’ordre transfusionnel, la partie demanderesse devra apporter un faisceau d’indices démontrant “un degré suffisamment élevé de vraisemblance [88]. Inversement, pour faire chuter la présomption ainsi établie, la partie en défense devra démontrer que “la probabilité d’une origine transfusionnelle est manifestement moins élevée que celle d’une origine étrangère aux transfusions [89]. De la même manière, l’approche qualitative des probabilités est rappelée par le Conseil d’État dans les arrêts relatifs aux préjudices découlant d’une vaccination obligatoire. Loin de rechercher un lien de causalité “établi”, la jurisprudence administrative ne demande que l’établissement d’une “probabilité suffisante [90] de la causalité. 

    Au soutien de sa thèse, G.STETTLER propose de retenir un “standard de preuve”, qui se distingue théoriquement des présomptions, sans toutefois que cette distinction ne nous semble refléter de différence pratique. Le standard de preuve est “un seuil à partir duquel la probabilité permet de retenir l’existence d’un fait”. G.STETTLER, face aux difficultés posées par la quantification mathématique des probabilités, propose de fixer un standard de preuve flottant exprimé en termes qualitatif. Le standard est dit flottant lorsqu’il est laissé à l’appréciation du juge dans chaque cas d’espèce, en fonction des facteurs propres à l’affaire et des enjeux du dossier. L’auteur rappelle ainsi que le standard de la “certitude raisonnable”, notamment intégré aux principes Unidroit, est un standard flottant. Un tel seuil de probabilité est, d’ailleurs, retenu dans la jurisprudence interne, sous diverses formulations que l’auteur recense [91]. Aux termes de son analyse, l’auteur propose que le lien de causalité soit retenu dès lors que le juge est “raisonnablement convaincu de son existence”, une telle conviction pouvant être fondée sur “un degré suffisant de probabilité” [92]. 

    L’adoption d’un tel standard de preuve est, d’ailleurs, en phase avec le droit de la responsabilité civile. En effet, la faute civile s’apprécie en fonction d’un standard de preuve, celui de la personne raisonnable. Tout comportement qui s’écarte du comportement attendu par une telle personne doit être considéré comme une faute, à condition que le juge en soit suffisamment convaincu. Une telle pratique, reposant sur une formulation qualitative de la probabilité, est, par ailleurs, alignée avec la méthodologie de plusieurs institutions scientifiques comme le GIEC et le CIRC [93]. 

    Une telle manière d’appréhender les présomptions est, d’ailleurs, mobilisée par la CEDH en matière environnementale. 

    La causalité environnementale dans la jurisprudence de la CEDH. Si la CEDH rappelle qu’aucun droit autonome à un environnement sain n’est protégé par la Convention, elle protège toutefois le bien-être et la qualité de vie des individus sous le prisme de l’article 8 de la Convention relatif à la protection de la vie privée et familiale [94]. Une pollution grave, même causée par une personne privée, peut constituer une atteinte à cette protection de la vie privée voire, depuis un récent arrêt [95], au droit à la vie consacré par l’article 2 de la Convention. 

    Dans le cadre des contentieux relatifs aux pollutions, la CEDH a adopté plusieurs appréciations de la causalité. Si la CEDH a, dans un premier temps, rappelé qu’elle appliquait le standard de la preuve “au-delà de tout doute raisonnable [96], qui en droit pénal anglo-saxon est un seuil de preuve élevé, elle a rapidement adopté une approche plus pragmatique fondée sur une “évaluation globale de l’affaire [97]. 

    Une telle adaptation de l’appréciation de la causalité est inhérente aux limites probatoires rencontrées par les requérants en matière environnementale. En effet, la CEDH rappelle qu’il est “souvent impossible de quantifier les effets d’une pollution industrielle importante dans chaque situation individuelle et de distinguer l’influence d’autres facteurs, tels que, par exemple, l’âge et la profession. Il en va de même s’agissant de la dégradation de la qualité de vie résultant de la pollution industrielle [98]. Elle reconnaît également qu’une telle difficulté découle du fait que “les pathologies modernes se caractérisent par la pluralité de leurs causes”.

    Partant, la CEDH admet ouvertement le recours à un certain nombre de présomptions dans l’établissement de la causalité entre la pollution et la dépréciation de la qualité de vie des requérants, voire avec leurs problèmes de santé. Dans un arrêt Tatar c/Roumanie, la Cour fait explicitement référence à une conception probabiliste de la causalité, reposant sur des “éléments statistiques suffisants et convaincants [99]. En règle générale, la Cour ne fait toutefois pas de ces éléments de preuve des conditions nécessaires à l’établissement de la causalité. C’est ainsi qu’elle admet également le recours à des “éléments de preuve indirecte et [des] présomptions [qui] concordent étroitement [100] ou encore à “un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants [101]. L’évaluation globale de l’affaire par la Cour lui permet de retenir plusieurs éléments de preuve, à commencer par la durée de l’exposition [102], la localisation de la pollution en comparaison avec celle du domicile des requérants [103], les rapports scientifiques de portée générale concernant les effets sanitaires de la pollution [104], la reconnaissance par les autorités de la pollution [105], le dépassement des normes environnementales [106] pour en induire la causalité entre les préjudices des requérants et la pollution. 

    La caractérisation de la causalité, tant spéciale que générale, est donc facilitée par la Cour. Il conviendra de noter que la Cour ne se réfère pas à un seuil de probabilité établi sous forme de pourcentage. Dans la majorité des affaires, l’applicabilité de l’article 8 ou la reconnaissance de la qualité de victime au sens de la Convention repose sur une appréciation probabiliste, généralement formulée en termes qualitatifs [107], ou sur un rappel des critères dégagés par la Cour dans sa jurisprudence antérieure.

    La causalité climatique et la préservation des droits humains. Si plusieurs enchaînements causaux sont d’ores et déjà jugés comme certains par les experts scientifiques et reconnus par les juridictions, la caractérisation d’un lien de causalité spéciale entre l’action ou l’inaction d’un acteur dans l’émission de GES et un préjudice identifié n’est pas chose aisée.  

    La CEDH contourne toutefois ce lien de causalité en rejetant expressément la réflexion à partir de la condition sine qua non, que l’on pourrait rattacher à la théorie de l’équivalence des conditions et au raisonnement contrefactuel. La Cour précise “qu’il n’y a pas lieu d’établir avec certitude que les choses auraient tourné autrement si les autorités avaient adopté une conduite différente. L’analyse pertinente n’exige pas qu’il soit démontré qu’en l’absence d’un manquement ou d’une omission des autorités, le dommage ne se serait pas produit”. Pour la Cour de Strasbourg, la causalité entre un risque donné pour une personne protégée par la Convention et le changement climatique doit s’analyser sous le prisme des obligations positives des États en matière de lutte contre ce phénomène. Elle rappelle alors que “l’essence des obligations pertinentes de l’État en matière de changement climatique est liée à la réduction des risques de dommage pour les individus. À l’inverse, un défaut d’exécution de ces obligations entraîne une aggravation des risques en cause”. Partant, la causalité ne saurait être établie qu’en référence à cette obligation : “ce qui est important et suffisant pour engager la responsabilité de l’État, c’est plutôt le constat que des mesures raisonnables que les autorités internes se sont abstenues de prendre auraient eu une chance réelle de changer le cours des événements ou d’atténuer le préjudice causé”. In fine, en s’abstenant de prendre des mesures de réduction des émissions de GES, la Suisse a bien causé les dommages en cause : son action aurait permis d’atténuer le préjudice. 

    Cette manière de procéder est, sans doute, à mettre en lien avec la théorie du risque [108]. En effet, dans le cas où une activité est dangereuse ou que la personne a une obligation de prévenir un certain type de risque, et que le préjudice constaté est en lien avec le risque de l’activité ou le risque soumis à une obligation de prévention, alors, la causalité doit également être retenue. Une telle obligation de limitation des risques causés par le réchauffement climatique est d’ailleurs explicitement reconnue par la cour d’appel de La Haye dans sa décision du 11 décembre 2024 [109]. A titre subsidiaire, la cour de Hamm juge également que RWE doit être tenue responsable du risque créé par son activité si un tel risque se matérialise [110]. En adaptant le raisonnement de la Cour de Strasbourg, il pourrait être jugé qu’à partir du moment où l’acteur en cause a une obligation de prévenir les risques de réchauffement climatique, que les dommages en lien avec ces risques se concrétisent et qu’aucune action effective pour les éviter n’a été prise, la causalité doit être présumée. En agissant ainsi, la CEDH rééquilibre non pas la charge mais le risque de la preuve. 

    Rééquilibrer le risque de la preuve. Comme démontré, le recours à des outils probabilistes permet de prendre en compte les débats inhérents à la construction de la connaissance scientifique et de dépasser la limite liée à la certitude du lien causal. Ces outils sont, surtout, un moyen adéquat de rétablir l’équilibre procédural entre les parties. D’une part, ils permettent aux demandeurs de porter la charge de la preuve, de manière adaptée aux contentieux en cause. D’autre part, ils font reposer le risque de la preuve, à savoir, le poids de l’incertitude, sur les épaules des défendeurs. Le risque de la preuve “consiste à désigner celui qui doit succomber au procès” (…) lorsque la lumière ne sera pas faite [111] sur l’ensemble des faits. En d’autres termes, une fois que l’ensemble des éléments de preuve sont produits devant le juge mais que la causalité ne peut être retenue pour établie de manière certaine, le risque de la preuve devrait alors reposer sur les défendeurs. Cette conclusion est motivée par plusieurs principes du droit, à commencer par la garantie d’un procès équitable. 

    Dans les contentieux climatiques et ceux liés aux pollutions, la plupart des éléments de preuve, notamment les données scientifiques relatives aux émissions de GES et à l’innocuité des produits en cause, sont détenues voire financées par les défendeurs. Ces derniers, qu’ils soient des personnes publiques ou des entreprises privées, disposent souvent des capacités scientifiques, techniques et financières de procéder à des expertises ou des études poussées, ce qui n’est pas le cas des demandeurs. Dans ces situations, les demandeurs, souvent victimes des activités ou de la passivité des défendeurs, se retrouvent en situation de net désavantage probatoire. Il est permis de se demander si, dans un tel cas de figure, faire reposer le risque de la preuve sur les demandeurs ne serait pas une atteinte à l’égalité des armes, principe consacré à l’article 6 de la Convention EDH. Certains auteurs [112] proposent ainsi de rétablir l’équilibre entre les parties en faisant supporter le risque, et non pas la charge, de la preuve sur les épaules de la partie placée en position de force probatoire. Le doute profitera alors à la partie faible sur le terrain de la preuve. Une telle manière de procéder est d’autant plus justifiée en matière sanitaire et environnementale que les principaux éléments de défense des entreprises et des États consistent à pointer l’absence de certitude scientifique. Cette technique, notamment utilisée par l’industrie du tabac [113] ou encore des boissons sucrées ou des perturbateurs endocriniens [114], est souvent connue sous le nom de “théorie du doute” et consiste à propager de fausses informations pour contester les effets des produits en cause. En faisant reposer le risque de la preuve sur les épaules des parties les plus à mêmes d’apporter des éléments probatoires, le juge pourra ainsi éviter ces écueils.  

    Faire peser le risque de l’incertitude sur les défendeurs est aussi une application concrète des principes de précaution et de vigilance. À titre de rappel, le principe de précaution possède une valeur constitutionnelle. Il prévoit justement que, lorsque la réalisation d’un dommage à l’environnement est incertaine au regard des connaissances scientifiques, des mesures doivent être prises pour limiter une telle réalisation. Si ce principe est souvent mobilisé au moment de l’appréciation de la faute [115], il n’est pas inconcevable qu’il trouve également une application dans l’appréciation du lien causal. En cas d’incertitude, il semble logique que la personne sur laquelle pèse l’obligation de précaution doit également supporter le risque de l’incertitude causale. Inversement, on se retrouverait dans une sorte de “quadrature du cercle : comment établir un lien de causalité à partir de quelque chose qui est, par hypothèse, incertain [116] ? Les principaux détracteurs du principe de précaution auront rapidement le réflexe de brandir l’arrêt de la Cour de cassation en date du 18 mai 2011, par lequel la Haute juridiction a rappelé que la Charte de l’Environnement ne dispensait pas le demandeur de démontrer l’existence d’une relation causale entre la faute et le dommage [117]. Or ce même arrêt souligne que le recours aux présomptions, même sans preuve scientifique, est admis. Cet arrêt ne concerne d’ailleurs que la mobilisation du principe de précaution au stade de la charge de la preuve. La porte demeure donc ouverte pour que le risque de la preuve, lui, repose sur le défendeur. En effet, une fois l’existence d’indices rendant vraisemblable [118] le risque de dommages graves, la partie adverse devrait supporter le risque de l’incertitude. Dans l’arrêt rappelé ci-avant, la cour d’appel s’était livrée à une analyse précise des faits et a retenu que les indices apportés n’étaient pas suffisants pour constituer une présomption. La Cour de cassation laisse donc ouverte la possibilité d’interpréter l’incertitude de la relation causale à l’aune du principe de précaution au stade du risque de la preuve, sans que le seul principe de précaution ne puisse fonder l’intégralité des indices nécessaires à l’établissement d’une présomption. Au niveau européen, la CEDH a récemment fait directement référence au principe de précaution [119] pour redéfinir le lien de causalité. La Cour de Strasbourg prend ainsi acte que l’incertitude scientifique entre les dommages personnels causés à une personne et l’exposition à des produits chimiques, d’une part, ne permet pas à un État de se dédouaner de sa responsabilité dans la gestion des risques sanitaires [120] et, d’autre part, n’empêche pas que cette personne soit considérée comme victime. En effet, la CEDH admet qu’une personne exposée à un risque sanitaire grave connu des autorités n’a pas à apporter la preuve de la causalité entre ses pathologies et les rejets chimiques [121]. La seule preuve de la résidence de la victime dans les communes concernées par le risque d’augmentation de telles pathologies suffit à établir le lien de causalité spécial.  

     S’agissant de l’obligation de vigilance, elle trouve à s’appliquer de manière générale. Le principe de vigilance environnementale a ainsi été reconnu expressément par le Conseil Constitutionnel [122]. L’article 1240 du code civil implique également de comparer la situation d’espèce au standard juridique de la personne raisonnable, qui se doit d’être vigilante [123]. C’est dans la prévention de risques potentiels que l’obligation de vigilance est appliquée. Imposer au demandeur d’apporter la preuve irréfutable, et non uniquement vraisemblable ou probable, d’un lien de causalité est donc, par principe, une preuve impossible. La jurisprudence, dans un attendu visant le principe de responsabilité générale de l’article 1382 du code civil, a admis cette situation et fait reposer le risque de l’incertitude sur les débiteurs de l’obligation de vigilance, en l’espèce, des laboratoires pharmaceutiques. La Cour de cassation rappelle ainsi que “la présence de résultats discordants quant aux avantages et inconvénients [124] des produits en cause n’exonère pas la compagnie pharmaceutique de sa responsabilité. Les débiteurs de l’obligation de vigilance, face à la démonstration d’une causalité probable, devront supporter le risque de la preuve. 

    Enfin, la plupart des activités en cause dans les contentieux climatiques et de pollutions environnementales sont des activités dangereuses. La nature de ces activités devrait également être prise en considération par le juge au moment de répartir le risque de la preuve. En effet, dans le cas d’une activité dangereuse pour la société, la personne bénéficiant des avantages de l’activité doit répondre des risques qu’elle génère. Ce raisonnement n’est pas novateur [125] mais trouve une application renouvelée en matière environnementale [126]. Si cette création du risque a pu être analysée sous l’angle d’un fondement autonome de responsabilité [127], ou être invoquée dans le cadre de la caractérisation d’une faute [128] ou d’un trouble anormal de voisinage [129], elle joue également un rôle au stade de l’établissement de la causalité. En effet, la doctrine a recensé un certain nombre d’arrêts présumant que le préjudice constaté “est la réalisation normale et prévisible du risque créé par la faute [130]. En matière environnementale et climatique, une telle manière de procéder est tout à fait à propos. En effet, la plupart des réglementations en matière environnementale, climatique ou sanitaire ont pour objectif de prévenir les risques [131]. Une faute commise par une entreprise, ou par l’État, dans sa politique de prévention et l’établissement d’un préjudice résultant du risque qu’une telle politique tentait de prévenir devrait ainsi être présumée en relation causale. Une telle manière de procéder a, par exemple, été retenue par la Cour de cassation s’agissant du dépassement des seuils de la législation relative aux installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) et le préjudice moral d’une association environnementale [132]. Le tribunal maritime de Marseille, dans un dossier relatif à la préservation des herbiers de posidonie, a également mobilisé cette présomption. La juridiction a, en effet, retenu un lien de causalité entre le mouillage d’un bateau dans une zone protégée par arrêté préfectoral et la détérioration des herbiers, au motif pris qu’un tel arrêté avait justement pour objectif de préserver cette plante [133]. Partant, dès lors que l’activité en cause est génératrice de risques et que les préjudices constatés sont en lien avec les risques encourus, l’incertitude devrait peser sur la personne ayant commis une faute dans sa politique de prévention. 

    De manière synthétique, la question de l’incertitude doit être fractionnée en plusieurs étapes. En premier lieu, le demandeur doit démontrer l’existence d’une incertitude scientifique légitime et que le recours aux présomptions est donc permis. En deuxième lieu, il devra, à partir de l’ensemble des éléments de preuve disponibles, démontrer que l’événement en cause a contribué, à un degré suffisant de probabilité, à l’aggravation du dommage. Enfin, en cas de persistance d’une incertitude, le risque de la preuve devra peser sur le défendeur soumis à une obligation générale de vigilance, de précaution ou d’atténuation des risques. Au-delà de cette démonstration matérielle de la causalité, l’incertitude se fait également jour au stade du degré de responsabilité des acteurs identifiés lorsqu’il existe une pluralité de causes explicatives du dommage.   

    III – Retenir la responsabilité des acteurs identifiés en cas de multiplicité de causes scientifiques

    Une fois que l’incertitude matérielle entre deux événements est levée à l’aide des outils probabilistes, un autre type d’incertitude peut poindre s’agissant de la part de chaque élément causal dans la réalisation effective du dommage, ce qui pose davantage la question de la part de responsabilité de chaque événement dans la réalisation du dommage. Une autre source d’incertitude peut, dans le même temps, concerner l’imputabilité du fait générateur de responsabilité à une personne déterminée. La question n’est plus ici de se demander si telle action ou omission a contribué à causer le dommage mais, plutôt, dans le cas où plusieurs événements sont scientifiquement en lien avec le dommage, de savoir laquelle de ces causes doit être retenue et, le cas échéant, dans quelle proportion. Plusieurs principes du droit civil semblent pouvoir être actionnés pour répondre à ces questions. 

    Le droit positif. En matière de responsabilité délictuelle, dès lors que la causalité est établie, la participation même minime au dommage oblige le responsable à la réparation de l’ensemble des préjudices de la victime. Il s’agit de la stricte application de l’obligation solidaire (ou in solidum) à la dette et du principe de réparation intégrale. La proportion de chacun des faits générateurs n’est normalement prise en compte qu’au moment de la répartition de la charge de la dette entre les codébiteurs. Une telle règle de droit est, à première vue, une faveur envers les victimes du réchauffement climatique ou encore de pollution environnementale. Si l’événement générateur de responsabilité est bien en lien avec le préjudice subi et ce, même de manière infinitésimale, l’application stricte du droit voudrait que l’acteur en cause soit tenu à l’intégralité de la réparation. Le droit français adopte, in fine, une binarité entre le tout ou rien. 

    Une telle manière de procéder est, assurément, à l’origine des multiples débats s’agissant du choix de la théorie [134] à adopter pour apprécier la causalité, voire de la réticence de certaines juridictions à retenir un lien de causalité lorsqu’une incertitude scientifique plane. C’est, sans doute, la question de la responsabilité climatique qui interroge le plus cette pratique du “tout ou rien”. En effet, comme il a été rappelé, le taux individuel de contribution des acteurs économiques aux émissions historiques de GES n’est pas élevé. Il est donc logique que les juridictions puissent être réticentes à l’idée de condamner le responsable d’un pourcentage restreint à réparer l’intégralité des dommages climatiques. Un auteur note à ce sujet que “le poids économique considérable que les dettes de responsabilité liées à la réparation de ces dommages représenteraient et les difficultés entourant la mise en œuvre des recours en contribution empêcheraient économiquement la mobilisation de la responsabilité civile au service de l’adaptation au changement climatique [135]. Au-delà de l’aspect économique, il s’agit aussi d’un enjeu stratégique pour les contentieux portés par les associations de protection de l’environnement et du climat. La juridiction doit être convaincue du bien-fondé des demandes et la décision rendue doit être acceptable socialement. Derrière cette question se cache donc également un enjeu de politique contentieuse pour les parties. 

    Plusieurs outils juridiques permettent de contourner cette problématique de l’obligation à l’intégralité de la dette.  

    Responsabilité proportionnelle. Le mécanisme de la responsabilité proportionnelle peut être de nature à rendre plus acceptable et réaliste la décision du juge. La responsabilité proportionnelle permet d’intégrer la répartition des responsabilités non pas au stade de la contribution à la dette [136], mais directement au stade de l’obligation à la dette. Selon ce mécanisme, chaque personne n’est tenue, envers la victime, qu’à hauteur de sa participation causale. La juridiction procède à une “évaluation probabiliste jouée par chaque cause [137]. Cette manière de procéder a pour principal avantage d’évacuer la question de la “cause adéquate” ou encore du “facteur le plus explicatif” et de permettre une réparation, même minime, dès lors que l’événement a joué un rôle dans la réalisation du dommage. 

    La Cour de cassation a historiquement retenu une telle responsabilité partielle dans ses arrêts Lamoricière [138] et Houillères du Nord [139]. Certaines décisions récentes, tant de la Cour de cassation que des juridictions du fond [140], laissent à penser que, malgré l’abandon de cette jurisprudence dans les années 1960, la responsabilité partielle est toujours appliquée. C’est ainsi que, dans le cas du DES, la Cour de cassation a validé le raisonnement d’une cour d’appel ayant retenu la responsabilité d’un laboratoire à hauteur de 60% [141] dans l’impossibilité pour la victime de procréer, sans pour autant retenir de cause d’exonération de responsabilité. Dans une affaire similaire, la cour d’appel de Versailles a également retenu une responsabilité pour moitié [142], sans là non plus retenir une cause d’exonération. Le contentieux relatif à l’indemnisation du préjudice corporel consécutivement à un accident de la circulation ou au titre de la solidarité nationale par l’ONIAM ouvre aussi la voie à une appréciation partielle de la causalité. Les victimes d’accidents voient ainsi leur droit à indemnisation réduit du fait d’une prise en compte stricte de la part causale de l’accident médical ou de l’infection nosocomiale par rapport à l’état antérieur de la victime [143]. Une chronique en date du mois de mai 2025, souligne quant à elle que, si la solution de la Cour de cassation s’agissant de l’absence d’effet de l’état antérieur de la victime sur son droit à indemnisation est répétée inlassablement, “le fait que la question de la prise en compte de l’état antérieur de la victime soit, chaque année, de nouveau soumise à la Cour de cassation révèle une véritable difficulté sur ce point en pratique devant les juges du fond” [144].  L’ensemble de ces solutions jurisprudentielles pourrait être mobilisé dans le cadre du contentieux climatique. 

    A l’instar de l’affaire RWE [145], les demanderesses françaises pourraient solliciter une obligation à réparation partielle et proportionnée à l’intensité causale entre la proportion d’émissions historiques de GES et le dommage en cause. Certains auteurs, à l’instar de P.MAIMONE, proposent d’ailleurs des formules mathématiques précises pour résoudre cette équation [146]. Ces mêmes calculs pourraient être mobilisés pour calculer ce que la doctrine qualifie de “fausse perte de chance”. 

    Fausse perte de chance. Qualifiée de “curiosité française” [147], la perte de chance est une construction jurisprudentielle qui désigne “la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable [148]. La perte de chance et l’incertitude sont consubstantielles. En premier lieu, c’est l’existence d’un aléa sur la réalisation de l’éventualité favorable [149], empêchant la réparation intégrale du dommage du fait de l’absence de caractère certain, qui a conduit les juridictions à créer ce préjudice de substitution. L’incertitude ne repose alors pas sur le lien de causalité entre le fait générateur et le préjudice, mais bien sur la réalisation du préjudice lui-même. 

    La perte de chance a très rapidement été utilisée à d’autres fins que la seule indemnisation de la perte de chance de réalisation d’un événement futur. La doctrine qualifie le déplacement du préjudice de perte de chance à la causalité fondée sur la perte de chance de “fausse perte de chance”. La perte de chance, toujours exprimée sous forme de probabilité, ne vient pas réparer le préjudice mais intègre une nouvelle forme de responsabilité proportionnelle. Dans une récente affaire, la conseillère en charge du rapport devant la Cour de cassation a rappelé que le préjudice de perte de chance est un “préjudice raccourci à la mesure du lien de causalité probable qui unit le fait générateur au préjudice [150] intégral. Autrement dit, la perte de chance permet aux juridictions d’accorder “une indemnité correspondant à la réparation partielle de leur dommage final alors que le lien de causalité entre le fait générateur et ce dommage reste affecté d’incertitude” [151]. Dans cette optique, le préjudice de perte de chance n’est alors qu’une fraction du dommage intégral mais il est “appréhendé au prisme d’une causalité altérée”. La causalité est alors “reconnue de façon proportionnelle au risque de dommage créé par le fait générateur de responsabilité [152]. Admettons que l’exposition à un produit toxique concourt à la réalisation du dommage à hauteur de 30% et que les 70% autres sont dus à d’autres facteurs environnementaux. Dans le cas de la fausse perte de chance, ce pourcentage serait intégré au stade de la responsabilité pour ne retenir une obligation à réparation que de 30%. La répartition de la responsabilité ne se fait plus au niveau de la contribution entre codébiteurs mais est directement intégrée au stade de l’obligation à la dette, via la perte de chance. 

    Avantages et inconvénients. Le principal apport de la perte de chance et de la responsabilité proportionnelle est de transcrire la réalité le plus fidèlement possible, sans tomber dans les travers du “tout ou rien”. Il est permis de penser que, dans le cas où il pourrait moduler la proportion de l’obligation à la dette de réparation, le juge serait amené à infléchir son appréciation du lien de causalité. L’affaire RWE, précédemment évoquée, pourrait à ce titre en être une illustration.

    Toutefois, le recours à la responsabilité partielle et à la perte de chance interroge à plusieurs égards. En premier lieu, le recours à ces mécanismes permet aux défendeurs et aux juridictions d’intégrer des faits extérieurs et ne présentant pas les caractéristiques de la faute de la victime ou d’un événement de force majeure susceptible de dégager, au moins partiellement, l’auteur de sa responsabilité. Aussi la doctrine a-t-elle pu s’inquiéter de voir les prédispositions de la victime ou des facteurs extérieurs à la cause être intégrés pour diminuer la responsabilité des auteurs [153]. Un fait, même non fautif, de la victime pourrait ainsi venir diminuer son droit à réparation. Dans le cas des expositions environnementales, on pourrait ainsi concevoir que la vie privée de la personne soit analysée dans ses moindres détails pour trouver d’autres sources éventuelles d’exposition (produits ménagers utilisés, tabagisme et régime alimentaire, lieu de vie et de travail). Dans le cas des contentieux climatiques, l’application de la responsabilité proportionnelle pourrait également ouvrir la porte à l’établissement d’un bilan des émissions de GES de chaque demandeur pour évaluer leur propre responsabilité dans la commission du dommage. En bout de course, on peut donc s’attendre à ce qu’un effet boomerang vienne percuter le rôle procédural de la victime, qui sera alors tenue de se justifier. Or une telle situation serait en contradiction avec la jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle la victime n’a pas à limiter son dommage [154] ou celle, bien établie, que les prédispositions de la victime n’ont pas à être prises en compte dans l’appréciation du dommage [155]. Le régime de la responsabilité partielle devrait donc être précisé pour permettre d’écarter le fait de la victime non fautive. En deuxième lieu, la responsabilité partielle viendra, indiscutablement, amoindrir le droit à réparation de la victime. P.MAIMONE [156] indique à juste titre que la responsabilité partielle peut conduire à remonter la chaîne de la causalité et à multiplier des proportionnalités entre elles, rendant de moins en moins importante l’indemnisation finalement allouée aux victimes. Enfin, les deux mécanismes reposent également sur l’idée que l’ensemble des données nécessaires au calcul des probabilités existent et sont accessibles aux parties. Or, comme il a été démontré supra, l’accès à des données fiables est une des principales difficultés des contentieux climatiques et environnementaux. De la même manière, placer la focale sur les éléments chiffrables se fait au détriment des autres éléments disponibles. 

    Le retour de la causalité adéquate en matière climatique ? La décision RWE se fonde quant à elle sur la théorie de la causalité adéquate pour retenir un lien causal. La juridiction allemande a reconnu le lien de causalité entre les émissions de GES de la société RWE et les dommages climatiques touchant la province de Huaraz, en estimant que la contribution de RWE à la concentration de GES depuis 1965 peut être évaluée à 0,38%. Si l’intensité du lien causal ne permet pas d’ordonner des réparations, le principe de responsabilité est quant à lui reconnu. La cour de Hamm reconnaît ainsi un lien de causalité à partir de la double constatation que la société allemande a contribué de manière significative aux émissions globales de GES et qu’elle avait connaissance des risques encourus par l’accumulation de ces substances dans l’atmosphère [157]. Sur le premier point, la cour adopte une approche comparative dans l’appréciation du niveau d’émissions de RWE. Elle rappelle notamment que ce n’est pas le seul pourcentage de participation à la réalisation du dommage qui doit être pris en compte, encore faut-il le mettre en perspective avec les autres causes éventuelles. S’appuyant sur le rapport Carbon Majors, la cour reconnaît ainsi que RWE est responsable de 0,38% des émissions industrielles depuis 1965, ce qui la place au rang de 23ème plus grand pollueur. Dès lors, la participation de RWE dans l’augmentation des risques de dommages à la propriété de Saul Luciano Lliuya ne peut être regardée comme insignifiante et doit être retenue. 

    Imputation. Enfin, la question de l’imputabilité du dommage à un acteur déterminé peut également être source d’incertitude. Que le nombre de responsables potentiels soit restreint ou infini, le rattachement du fait dommageable à une personne déterminée continue d’être un obstacle dans les contentieux de la responsabilité climatique et environnementale. Dans le cas où un cocktail de molécules serait en cause, ou dans celui où deux usines produisent le même produit toxique, sans qu’il puisse être déterminé avec précision quelle substance est à l’origine du dommage, il est possible de passer outre cette incertitude. La jurisprudence a alors recours à un renversement de la charge de la preuve ou aux présomptions. En matière médicale, il est possible que la source du dommage provienne de différents endroits. Ainsi, en matière d’infections nosocomiales, il appartient à chaque établissement dans lequel a séjourné le patient de démontrer qu’il n’est pas à l’origine du dommage [158]. Dans la même veine, la Cour de cassation a jugé, dans le cas du Distilbène, que s’il est impossible à la victime de savoir précisément lequel des médicaments elle a ingéré, il appartient “alors à chacun des laboratoires de prouver que son produit [n’est] pas à l’origine du dommage [159]. En matière environnementale, les présomptions peuvent également être retenues. Ainsi, la seule proximité géographique entre une usine polluante et le siège de la pollution est suffisante, pour la CJUE, à rattacher le dommage à l’usine [160]. 

    L’imputation des dommages climatiques est toutefois rendue plus complexe du fait de la multiplicité des sources et acteurs susceptibles d’en être à l’origine. 

    Imputation en matière climatique. Si la CEDH et les juridictions nationales ont posé plusieurs jalons s’agissant de la causalité matérielle entre l’émission de GES et les dommages climatiques, la question de l’imputabilité du dommage à une émission précise d’un acteur donné reste entière. Une telle multiplicité a notamment été avancée par la Suisse devant la CEDH [161] pour tenter de se dédouaner de sa responsabilité. La causalité climatique est, en effet, multifactorielle, diffuse et à effet différé. Comme le rappelle A.STEVIGNON [162], “une tonne de gaz à effet de serre émise en France a les mêmes effets sur la planète que l’émission d’une même quantité” dans un autre endroit du globe. Partant, le nombre de causes et de responsables des événements climatiques extrêmes est, potentiellement, illimité. Chacun est alors tenté de relativiser sa propre participation, voire d’insister sur les causes non-anthropiques du réchauffement climatique pour semer le doute sur l’imputabilité du dommage. Si la CEDH reconnaît que “les effets néfastes et les risques pour des individus ou groupes d’individus particuliers vivant en un lieu donné résultent de l’ensemble des émissions mondiales de GES”, elle rejette toutefois expressément cet argument de la “goutte d’eau dans l’océan”. 
    Rappelons que, pour apprécier le lien de causalité, la Cour se fonde sur l’existence d’une obligation, pour les États, de prendre des actions afin de limiter le réchauffement climatique et ses conséquences. La question de la causalité est tranchée à partir de cette obligation. L’argument de la “goutte d’eau dans l’océan n’a, alors, aucune influence sur l’établissement d’une causalité entre la carence de l’État et les risques causés aux requérants. La seule question retenue par la Cour est de savoir s’il existe une obligation de prendre des mesures de nature à limiter les risques posés par le réchauffement climatique et d’évaluer si de telles mesures ont été prises. En cas de carence de l’État, la causalité est alors présumée sans que le comportement des autres acteurs, notamment privés, n’ait d’incidence sur cette appréciation.


    En conclusion, le problème gordien des futurs litiges climatiques et de santé environnementale se nouera autour des questions causales. Dans le cas d’une incertitude scientifique légitime, la juridiction saisie ne pourra pas se retrancher derrière elle pour éviter d’apporter une réponse ferme à la question posée [163]. Les outils probabilistes que sont les présomptions du fait de l’homme devront nécessairement être mobilisés pour contourner le doute scientifique. Une telle présomption, appliquée au domaine du climat et de la santé environnementale ne saurait toutefois reposer sur les mêmes conditions que celles utilisées en matière de vaccination. Les expositions sur le temps long et le caractère protéiforme des maladies en lien avec certains composés chimiques ou celui des conséquences du réchauffement climatique ne peuvent être appréhendés à travers la condition de l’apparition concomitante des symptômes à l’administration du produit. La présomption devra donc se fonder, en l’absence de consensus scientifique et de chiffres certains, sur une approche qualitative de la probabilité, à l’image de ce que réalise la CEDH par le biais de son appréciation globale de la situation de fait. Il sera donc nécessaire d’établir un standard de preuve, pouvant être “un degré de probabilité raisonnable”. L’objet de la preuve ne devra plus être le lien de causalité certain, du fait de l’incertitude même d’un tel lien dans la communauté scientifique, mais bien la capacité de l’événement dénoncé d’aggraver le préjudice subi par la victime. La charge de la preuve reposera sur la partie demanderesse qui, une fois la démonstration de l’état d’incertitude scientifique légitime réalisée, devra convaincre le juge en apportant des éléments susceptibles de dépasser ce standard de preuve. Le doute pouvant subsister dans l’esprit du juge malgré cette démonstration devra, quant à lui, être supporté par le défendeur, acteur économique ou État à l’origine de la faute ou de la carence dénoncée. Il s’agit, ici, de rétablir le risque de la preuve qui doit être corrélé aux risques pris par les défendeurs dans leur activité ou leur carence dans la protection des droits fondamentaux et l’aptitude à la preuve du demandeur qui a rarement accès aux éléments de preuve. Ce nouveau système de preuve pourrait avoir le mérite de sortir les justiciables et les juridictions de l’impasse du doute, régulièrement attisé par les défendeurs. 

    L’identification de la part de responsabilité de ces derniers est également entachée d’incertitude lorsque les préjudices dénoncés sont susceptibles d’être causés par différents faits. Le verrou de la responsabilité pleine et entière dans la réparation de l’intégralité du préjudice subi par la victime constitue, à n’en pas douter, un frein à la reconnaissance des liens causaux, avant tout en matière climatique. Le recours à la responsabilité proportionnelle ou à la “fausse” perte de chance pourraient permettre de lever cette barrière, en admettant que chaque responsable puisse n’être tenu, à l’égard de la victime, qu’à hauteur de sa participation causale dans la réalisation du dommage. Une telle manière de procéder, bien qu’elle soit souvent sanctionnée par la Cour de cassation, n’est pas absente de notre système juridique. Sa consécration pourrait, en partie, réconcilier plus étroitement les causalités scientifique et juridique, la première dictant alors le degré de responsabilité pouvant être retenue. Cette situation n’est toutefois pas entièrement souhaitable. D’une part, un tel amoindrissement du principe de la réparation intégrale pourrait s’avérer difficile à entendre pour les victimes de catastrophes naturelles ou de pollutions présentant, dans leur chair, les effets de tels événements. D’autre part, ces mécanismes présentent l’inconvénient d’intégrer, au stade de l’obligation à la dette, des événements ne revêtant pas la qualification de force majeure ou de faute de la victime, seuls à même de venir réduire le droit à indemnisation. Une réflexion sera donc nécessaire sur le point de savoir si des éléments relatifs à la victime peuvent être pris en compte dans le calcul du lien de causalité et s’il est socialement concevable de ne réparer que partiellement les dommages corporels causés par les catastrophes climatiques et les pollutions chimiques. Enfin, le renouveau de la théorie de la causalité adéquate, tel qu’impulsé par la décision RWE, constitue une nouvelle piste de réflexion. Si une telle théorie s’accoutume mal de l’incertitude matérielle, elle pourrait se révéler porteuse d’espoir lorsque plusieurs faits causaux, certains scientifiquement, sont applicables au cas d’espèce. Il est toutefois à craindre qu’elle ne permette pas de convaincre une juridiction de prononcer la condamnation, à réparation intégrale, d’un acteur présentant un pourcentage de participation au dommage faible. 

    Enfin, si l’objet, la charge et le risque de la preuve du lien de causalité ont ici été débattus, son mode d’administration risque également de complexifier le parcours judiciaire des demandeurs. La forme que doit prendre la preuve est, en effet, une question essentielle pour que les demandes puissent prospérer. Les parties doivent-elles procéder à des mesures d’expertise amiable ? Une étude épidémiologique réalisée en dehors de toute procédure judiciaire peut-elle être mobilisée ? Une expertise judiciaire est-elle nécessaire ? L’étendue du dommage causé par une catastrophe climatique peut-elle être établie à partir de simples modélisations mathématiques ou des factures de réparation doivent-elles être fournies ? Ces questions laissent poindre celles, plus épineuses, de la place de l’expert face au juge, de la force probante des éléments de preuve ou encore du coût de telles mesures. 

    Notes

    [1] R.PERROT, observations sous Cass. civ., 29 mai 1951, JCP.

    [2] L’affaire opposant Saul Luciano Lliuya, agriculteur péruvien, à l’entreprise RWE devant les juridictions allemandes illustre parfaitement les obstacles auxquels peuvent être confrontés les demandeurs en réparation des préjudices environnementaux causés par le dérèglement climatique. Après avoir vu son action jugée irrecevable en première instance pour défaut de causalité, Lliuya a finalement obtenu gain de cause en appel. Les débats sur le fond ont abouti à une décision le 28 mai 2025.

    [3] C.KAHN, Recherche de la causalité et incertitudes scientifiques en droit de la responsabilité civile : étude de droit comparé, droit français – common law, th. dir. J.-S. BORGHETTI, Université Paris-Panthéon-Assas, 2023, page 1.

    [4] A.BÉNABENT, Droit civil, Les obligations, 19ème éd., 2021, LGDJ; cité par C.KAHN, op cit. 

    [5] Article 1240 du code civil.

    [6] Faits des choses (article 1242 du code civil), défectuosité des produits (article 1245 et suivants), troubles anormaux du voisinage (article 1252), accident de la circulation (loi dite Badinter).

    [7] La Cour de cassation veille à ce que les juridictions caractérisent cette relation causale, voir en ce sens 3ème Civ, 11 février 1998, n°96-10.257.

    [8] Proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile déposée au Sénat le 29 juillet 2020, article 1239 – La responsabilité suppose l’existence d’un lien de causalité entre le fait imputé au défendeur et le dommage ; Projet de réforme de la responsabilité civile présenté par la Chancellerie le 13 mars 2017, Article 1239.

    [9] L’avant-projet Catala précisant à ce sujet qu’il “paraît illusoire de chercher à définir le lien de causalité par une formule générale”.

    [10] C.KAHN, op.cit, page 79.

    [11] 1ère Civ, 4 décembre 2001, n°99-19.197.

    [12] 1ère Civ, 6 décembre 2023, n°22-21.238.

    [13] C.FRANCOIS et G.CATTALANO, Cours de droit des obligations 2024, 6e édition, Collection CRFPA, Editions IEJ de la Sorbonne, page 296.

    [14]  C.KAHN, op.cit, page 106.

    [15] 1ère Civ, 5 mars 2020, n°18-26.137.

    [16] A cet égard, voir infra “Le retour de la causalité adéquate en matière climatique ?”.

    [17] NAAT Lyon, Livre blanc : État des lieux et pistes d’évolution du contentieux de la santé environnementale, octobre 2023.

    [18] CEDH, Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, 9 mars 2024, requête n°53600/20, para 439.

    [19] Les débats relatifs au vaccin contre l’hépatite B et la sclérose en plaque démontrent la difficile adaptation des théories classiques de la causalité en présence d’une incertitude scientifique.

    [20] A ce titre, nous citerons notamment l’évolution jurisprudentielle et législative relative à l’indemnisation des victimes de l’amiante.

    [21] Par exemple, le charbon ou pour reprendre notre précédent exemple, l’amiante.

    [22] Sénat, Rapport au nom de la commission d’enquête sur le coût économique et financier de la pollution de l’air, 8 juillet 2015, page 48.

    [23] On pensera notamment à des maladies comme le VIH.

    [24] Le CIRC classe les substances en fonction de plusieurs critères, en ce compris l’exposition, étude de la cancérogénicité chez l’être humain à partir de données épidémiologiques, étude de la cancérogénicité chez les des animaux de laboratoire à partir d’essais biologiques, indications mécanistiques chez les humains exposés.

    [25] A.LE DILYO, “Lutte contre la pollution atmosphérique : la carence fautive de l’État reconnue par des jugements en demi-teinte”, La Revue des droits de l’Homme, Actualités Droits-Libertés, août 2019.

    [26] R.SLAMA, “La causalité en santé environnementale. Est-elle compatible avec celle des tribunaux ?” in Les grandes notions de la responsabilité civile à l’aune des mutations environnementales, recueil sous la direction de B.PARANCE et J.ROCHFELD, Dalloz, 2024.

    [27] M.-F.STEINLE-FEUERBACH, “L’épidémie et la règle des trois unités”, Le journal des accidents et des catastrophes, avril 2020.

    [28] M.BACACHE, “Changement climatique, responsabilité civile et incertitude”, Énergie-Environnement- Infrastructures, n°8-9, Lexisnexis, 2018.

    [29] P.MAIMONE, La responsabilité civile extracontractuelle et la lutte contre l’aggravation du changement climatique, th. dir. S.PORCHY-SIMON, Université Lyon III – Jean Moulin, 2024.

    [30] Ibid, page 91.

    [31] M.MOLINER, Le droit face à la pollution atmosphérique et aux changements climatiques, cité par P.MAIMONE, op.cit.

    [32] A ce sujet, voir notamment la section “2.1 Observed Changes, Impacts and Attribution” du 6ème rapport de synthèse du GIEC publié en 2023, page 42.

    [33] CEDH, Verein KlimaSeniorinnen, op.cit.

    [34] CE, 6ème et 5ème chambres réunies, 19 novembre 2020, Commune de Grande-Synthe, n°427301.

    [35] CEDH, Verein KlimaSeniorinnen, op.cit, para 425.

    [36] Ibid, para 434.

    [37] Ibid, para 436.

    [38] CE, Commune de Grande-Synthe, op.cit, para 13.

    [39] TA Paris, 3 février 2021, n°1904967, para 31 : “le non-respect de la trajectoire qu’il s’est fixée pour atteindre ces objectifs engendre des émissions supplémentaires de gaz à effet de serre, qui se cumuleront avec les précédentes et produiront des effets pendant toute la durée de vie de ces gaz dans l’atmosphère, soit environ 100 ans, aggravant ainsi le préjudice écologique invoqué”.

    [40] P.MAIMONE, op.cit, pages 188 et suivantes.

    [41] Au sens donné par C.KAHN dans sa thèse, à savoir, d’une part, “la théorie invoquée a fait ou peut faire l’objet de tests, pour filtrer les mythes et les fausses croyances”, d’autre part, “il ne faut pas que la théorie ait été réfutée”, page 198.

    [42] G.STETTLER, Incertitude scientifique – Dimension juridique”, in Dictionnaire juridique du changement climatique, cité par P.MAIMONE, op.cit, page 90.

    [43] Voir notamment TA Clermont-Ferrand, 23 mai 2022, n°2200944; CA Caen, 17 octobre 2023, RG n°22/01638.

    [44] Article 1353 du code civil – Celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver.

    [45] C.KAHN, op.cit, page 256.

    [46] Ibid, page 332.

    [47] M.BACACHE, “Les mutations des faits générateurs” in B.PARANCE et J.ROCHFELD, Les Grandes notions. op.cit, page 59.

    [48] I.GALLMEISTER, “Produits défectueux : sclérose en plaques et vaccin contre l’hépatite B”, Recueil Dalloz 2012, page 2853.

    [49] CA Versailles, 30 avril 2004, RG n°2002-05924.

    [50] 1ère Civ, 7 mars 2006, n°04-16.179.

    [51] A.POINSSOT, “En Isère, la famille Grateloup sereine face à Bayer, qui réfute toute responsabilité”, Mediapart, 3 avril 2025.

    [52] Dans cette affaire, la juridiction a finalement retenu une incertitude non pas sur la causalité entre les pathologies du jeune homme et l’exposition au produit chimique, mais sur l’utilisation même du produit chimique par la mère; voir à ce sujet L.LAVOCAT, “Glyphosate : la famille Grataloup perd au tribunal contre Bayer-Monsanto”, Reporterre, 31 juillet 2025.

    [53] C.RADE, “Causalité juridique et causalité scientifique : de la distinction à la dialectique”, Recueil Dalloz 2012, page 112.

    [54] L.CHEVREAU et T.JAMES, “L’imputation d’un dommage à une vaccination implique que le lien entre la pathologie alléguée et l’acte vaccinal ne puisse être exclu qu’en l’absence de toute probabilité de relation causale” in Indemnisation des victimes d’accidents médicaux – Panorama des dernières décisions d’octobre à décembre 2024, Lexbase, février 2025.

    [55] M.BACACHE, “Les mutations des faits générateurs”, op.cit.

    [56] G.STETTLER, op.cit, page 421.

    [57] 1ère Civ, 14 novembre 2024, n°23-19.156; voir également 1ère Civ, 25 juin 2009, 08-12.781.

    [58] R.SAVATIER, “Le droit et les progrès techniques”, Bulletin international des sciences sociales, IV, 2, 1952, pages 326-335.

    [59] Les présomptions (…) sont laissées à l’appréciation du juge, qui ne doit les admettre que si elles sont graves, précises et concordantes, et dans les cas seulement où la loi admet la preuve par tout moyen.

    [60] Article 1349 ancien du code civil.

    [61] 1ère Civ, 22 mai 2008, n°05-20.317 : “’en se déterminant ainsi, en référence à une approche probabiliste déduite exclusivement de l’absence de lien scientifique et statistique entre vaccination et développement de la maladie, sans rechercher si les éléments de preuve qui lui étaient soumis constituaient, ou non, des présomptions graves, précises et concordantes du caractère défectueux du vaccin litigieux”.

    [62] 1ère Civ, 2 février 2022, n°20-15.526.

    [63] 1ère Civ, 24 janvier 2006, n°03-20.178.

    [64] CE, 7 novembre 2024, n° 466288.

    [65] Inversement, on ne pourrait pas soutenir que la causalité est probable, voir en ce sens les développements sur les procédés scientifiques.

    [66] Voir notamment, dans le cas d’une infection nosocomiale : 1ère Civ, 1er juin 1998, n°97-18.481; dans le cas du Mediator : 1ère Civ, 20 septembre 2017, 16-19.643.

    [67] 1ère Civ, 11 juillet 2018, n°17-10.837.

    [68] Pour un exemple récent, voir CE, 5e chambre, 9 février 2024, n° 471441.

    [69] Voir encore, récemment, CA Amiens, 3 octobre 2024, RG n°23/00796.

    [70] Définition proposée par l’école des hautes études en santé publique (EHESP).

    [71] En 2015, selon la Ligue contre le cancer, la pollution de l’air aux particules fines a contribué à 3,6 % des cancers du poumon.

    [72] 1ère Civ, 19 juin 2019, n°18-10.380.

    [73] CEDH, Fadaïeva c/ Russie, 30 novembre 2005, requête n°55723/00, para 88 : “l‘exposition prolongée de l’intéressée aux émissions industrielles rejetées par le complexe Severstal est la cause de la dégradation de son état de santé”; CEDH, Jugheli c/ Géorgie, 13 juillet 2017, requête n°38342/05, para 71 : “quand bien même la pollution de l’air n’aurait pas causé de dommage apparent à la santé des requérants, elle aurait pu les rendre plus vulnérables à plusieurs maladies”.

    [74] CEDH, Cannavacciulo et autres/ Italie, 30 janvier 2025, requête n°51567/14, para 390-391.Dans cette affaire, la Cour a accordé la qualité de victime aux résidents des différentes municipalités concernées par les dépôts de déchets illégaux sans exiger que chaque requérant démontre être atteint de pathologies en lien avec les émanations toxiques des décharges; elle rappelle en outre que “in line with a precautionary approach, given that the general risk had been known for a long time, the fact that there was no scientific certainty about the precise effects the pollution may have had on the health of a particular applicant cannot negate the existence of a protective duty, where one of the most important aspects of that duty is the need to investigate, identify and assess the nature and level of the risk”.

    [75] C.LEPAGE, “Les mutations de la causalité et le juge administratif”, in Les grandes notions de la responsabilité, op.cit.

    [76] Com, 23 mars 1999, n°96-22.334.

    [77] Pour une traduction du jugement, voir le dossier “Luciano Lliuya v. RWE AG” sur le site internet de ClimateCaseChart.

    [78] The Carbon Majors Database.

    [79] CAA Lyon, 3ème chambre, 19 février 2025, n°21LY0024.

    [80] Voir infra, sur la théorie du risque.

    [81] G.STETTLER op.cit., page 619.

    [82] 1ère Civ, 16 mai 1966.

    [83] 1ère Civ, 18 mars 1997, n°94-21.396.

    [84] 3ème Civ, 14 mai 2020, n°19-16.278.

    [85] J-D.BRETZNER, “Réflexions sur la place du faisceau d’indices dans le procès civil” in La preuve en métamorphoses, RDA, n°29, mars 2025, p. 63, citant notamment Com, 23 mai 2024, n°22-24.305.

    [86] 2ème Civ, 2 juin 2005, n°03-20.011.

    [87] 1ère Civ, 22 mai 2008, n°05-20.317. 

    [88] CE, 19 octobre 2011, n° 339670.

    [89] 1ère Civ, 26 juin 2024, n° 23-13.255.

    [90] CE, 5ème et 4ème sous-sections réunies, 30 décembre 2013, n° 347459.

    [91] G.STETTLER, op.cit., page 580.

    [92] Ibid, pages 646-647.

    [93] Ibid, page 610.

    [94] Voir notamment la fiche thématique “Environnement et CEDH”, dans sa version en date d’avril 2024. 

    [95] CEDH, Cannavacciuolo, op.cit.

    [96] CEDH, Verein KlimaSeniorinnen, op.cit., para 435.

    [97] E.LAMBERT, “L’approche pragmatique de la Cour européenne des droits de l’homme concernant la preuve dans les litiges environnementaux de l’article 8”, Civitas Europa, 2022/2, n°49. 

    [98] CEDH, Cordella c/Italie, 24 juin 2019, requête n°54414/13, para 160.

    [99] CEDH, Tatar c/Roumanie, 27 janvier 2009, requête n°67021/01, para 106.

    [100] CEDH, Fadaïeva, op.cit., para 88.

    [101] Ibid, para 79.

    [102] Ibid, para 87.

    [103] CEDH, Cannavacciuolo, op.cit.

    [104] CEDH, Cordella, op.cit.

    [105] CEDH Fadaieva et CEDH, Cannavacciuolo, op.cit.

    [106] CEDH, Dubetska c/Ukraine, 10 février 2011, requête n°30499/03, para 111.

    [107] CEDH, Grimkovskaya c/Ukraine, 21 juillet 2011, requête n°38182/03, para 61.

    [108] Voir infra, “Rééquilibrer le risque de la preuve”.

    [109] Cour d’appel de la Haye, Shell PLC c/ Milieudefensie et autres, 11 novembre 2024, para 7.27.

    [110] Haute cour régionale de Hamm, Saul Luciano Lliuya c/ RWE, 28 mai 2025, page 56.

    [111] M.MEKKI, “Le risque de la preuve”, Droit et économie du procès civil, LGDJ, 2010, page 19.

    [112] J.-F.CESARO, Le doute en droit privé, Editions Panthéon-Assas, juillet 2003.

    [113] N.ORESKES, E.M.CONWAY, Les marchands de doute, Le Pommier, 2012.

    [114] Voir notamment La fabrique de l’ignorance, Arte, 2021, 1h36min.

    [115] M.BACACHE, “Les mutations des faits générateurs”, op.cit.

    [116] J.-P.MARGUENAUD, “Rapport final” in Dossier. Le traitement jurisprudentiel du principe de précaution en droit français et européen : quelle méthodologie ?, RFDA, 11 janvier 2018, page 1084.

    [117] 3ème Civ, 18 mai 2011, n°10-17.645.

    [118] M.MEKKI, “Le droit privé de la preuve… à l’épreuve du principe de précaution”, Recueil Dalloz 2014, page 1391.

    [119] CEDH, Cannavacciuolo, op.cit., para 396-398.

    [120] Ibid, para 370-380.

    [121] Voir en ce sens B.LANIYAN, “Terra dei Fuochi en Italie : l’irruption des pollutions diffuses systémiques dans le champ du droit à la vie”, Actu Environnement, 19 mai 2025.

    [122] Cons. Const, Décision n° 2011-116 QPC, Michel Z, 8 avril 2011.

    [123] 1ère Civ, 15 novembre 2023 – n° 22-21.17 dans l’affaire du Mediator; 1ère Civ, 25 mai 2023, n°22-11.541 dans l’affaire des prothèses PIP.

    [124] 1ère Civ, 7 mars 2006, n°04-16.179. 

    [125] Cette théorie a notamment été développée sous la plume de R.SALEILLES et L.JOSSERAND à la fin du XIXe et au début du XX siècle.

    [126] M.BACACHE, “Questions transversales, Responsabilité civile et environnement, Énergie – Environnement – Infrastructures n° 1011, LexisNexis, novembre 2024, dossier 7.

    [127] G.SCHAMPS, La mise en danger un concept fondateur d’un principe général de responsabilité – Analyse de droit comparé, Université Catholique de Louvain, 1998.

    [128] Notamment dans le cadre de la réparation d’un préjudice d’anxiété découlant de l’exposition d’autrui à une substance toxique, voir Ass. Plén., 5 avril 2019, n°18-17.442.

    [129] 2ème Civ, 24 février 2005, n°04-10.362.

    [130] G.VINEY, P.JOURDAIN et S.CARVAL, Traité de droit civil, dir. J. Ghestin, t. IV, Les conditions de la responsabilité : LGDJ, 4e éd., 2001, n° 369.

    [131] Par exemple, aux termes de l’article L511-1 du code de l’environnement, le régime des ICPE a pour objectif de prévenir “les dangers ou inconvénients soit pour la commodité du voisinage, soit pour la santé, la sécurité, la salubrité publiques, soit pour l’agriculture, soit pour la protection de la nature, de l’environnement”.

    [132] 3ème Civ, 8 juin 2011, n°10-15.500.

    [133] C.GIRARDIN LANG, “Préjudice écologique : deux capitaines de yachts à l’origine de dégradations sont condamnés”, Actu Environnement, 26 novembre 2024.

    [134] Voir supra s’agissant de la théorie de la causalité adéquate ou de l’équivalence des conditions.

    [135] P.MAIMONE, op.cit., page 117; voir aussi M.BACACHE, “Changement climatique, responsabilité civile et incertitude”, Énergie – Environnement – Infrastructures, n° 2, étude 4, février 2025.

    [136] Voir notamment l’utilisation de la méthodologie des parts de marché dans l’arrêt concernant le DES : CA Versailles, 30 juin 2016, RG n°12/13064.

    [137] G.STETTLER, op.cit., page 461.

    [138] Com, 19 juin 1951.

    [139] 2ème Civ, 13 mars 1957.

    [140] Voir les exemples cités par G.STETTLER, page 465.

    [141] 1ère Civ, 14 novembre 2019, n°18-10794, Gaz. Pal. 21 avril 2020, n° 377r2, page 30, note Z.JACQUEMIN.

    [142] CA Versailles, 11 février 2021, n° 19/04496.

    [143] TA Paris, 6e section, 2e chambre, 12 décembre 2023, n° 2112356.

    [144] A.CAYOL, “Chronique de droit du dommage corporel (janv.-déc. 2024)”, Bulletin Juridique des Assurances, n° 98, 1er mai 2025.

    [145] Haute cour régionale de Hamm, Saul Luciano Lliuya c/ RWE, 28 mai 2025.

    [146] P.MAIMONE, op.cit., page 188.

    [147] P.JOURDAIN, “La perte d’une chance, même faible, est indemnisable !”, RTD Civ., 2013, page 380.

    [148] 1ère Civ, 21 novembre 2006, 05-15.674.

    [149] Initialement, la perte de chance provient des contentieux relatifs aux fautes commises par les conseils juridiques qui ont dépassé les délais pour former un recours ; voir notamment Chambre des requêtes, 17 juillet 1889.

    [150] Rapport de M.BACACHE lors de l’audience du 16 mai 2025 sur les pourvois n°22-21.812 et 22-21.146.

    [151] P.JOURDAIN, op.cit.

    [152] C.KAHN, op.cit., para 709.

    [153] Z.JACQUEMIN, “Le retour inquiétant des prédispositions de la victime via le contentieux du distilbène”, Gazette du palais, 21 avril 2020, n° 3772, page 30.

    [154] 2ème Civ, 19 juin 2003, n°00-22.302.

    [155] Pour un rappel récent, 2ème Civ, 15 février 2024, n°22-20.994.

    [156] P.MAIMONE, op.cit., pages 190-191.

    [157] Haute cour régionale de Hamm, Saul Luciano Lliuya c/ RWE, 28 mai 2025, pages 47-53.

    [158] 1ère Civ, 17 juin 2010, n°09-67.011.

    [159] 1ère Civ, 24 septembre 2009, n°08-16.305.

    [160] CJUE, 9 mars 2010, aff. C-378/08, para 56.

    [161] CEDH, Verein KlimaSeniorinnen, op.cit., para 444 “enfin l’argument “goutte d’eau dans l’océan” qui ressort implicitement des observations du Gouvernement – autrement dit, la question de la capacité de tel ou tel État à influer sur le changement climatique mondial –, il convient de relever que, dans le contexte des obligations positives qui incombent à un État au titre de la Convention, la Cour a toujours dit qu’il n’y a pas lieu d’établir avec certitude que les choses auraient tourné autrement si les autorités avaient adopté une conduite différente. L’analyse pertinente n’exige pas qu’il soit démontré qu’en l’absence d’un manquement ou d’une omission des autorités, le dommage ne se serait pas produit. Ce qui est important et suffisant pour engager la responsabilité de l’État, c’est plutôt le constat que des mesures raisonnables que les autorités internes se sont abstenues de prendre auraient eu une chance réelle de changer le cours des événements ou d’atténuer le préjudice causé”.

    [162] A.STEVIGNON, Le climat et le droit des obligations, préf. N. Molfessis, LGDJ, Bibliothèque de droit de l’urbanisme et de l’environnement, t. 21, 2022, §223.

    [163] Cela constituerait un déni de justice au sens de l’article 4 du code civil.

  • Notre Affaire à Tous. Les stratégies contentieuses d’une requérante au service de la justice environnementale

    Article rédigé par :
    Christel Cournil* – Professeure des universités en droit public ; Membre du laboratoire LASSP, Sciences Po Toulouse, Université Toulouse Capitole ; Membre du projet ANR Proclimex.
    Brice Laniyan – Docteur en droit public à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris 1) (ISJPS-UMR 8103) ; Juriste chez Notre Affaire à Tous.

    Note : Reproduction strictement non commerciale, exceptionnelle autorisée à titre gracieux.
    Christel Cournil, Brice Laniyan. « Notre Affaire à Tous. Les stratégies contentieuses d’une requérante au service de la justice environnementale », Revue du Droit Public, n°2, 30 juin 2025, page 31. Accessible ici : https://www.labase-lextenso.fr/revue/RDP/2025/2

    Depuis une trentaine d’années en France, les ONG environnementales ont intégré le recours au droit dans leurs stratégies d’action, professionnalisant leurs pratiques jusqu’à faire de la justice une arène politique. L’association Notre Affaire à Tous incarne cette dynamique en développant des contentieux stratégiques pour influencer l’évolution du droit en faveur de la justice climatique. Par ses actions diverses, elle vise à contraindre l’État à respecter ses obligations écologiques, à stopper des projets « climaticides » et à lutter contre les inégalités socio-environnementales.

    L’arme contentieuse n’a pas toujours figuré au répertoire d’actions collectives [1] des organisations non gouvernementales de protection de l’environnement (ONGE) qui ont longtemps privilégié le plaidoyer par le truchement d’actions de terrain aussi singulières que médiatiques. Depuis une trentaine d’années, les ONGE ont affiné leurs stratégies [2] en développant de nouvelles capacités d’action [3] telles que la sensibilisation du politique à la science, mais aussi des capacités d’influence dans la construction, la mise en œuvre ou le renforcement du droit de l’environnement [4] à la fois par la protestation, la persuasion, la pression et l’expertise constructive. Leurs répertoires d’action se sont enrichis en se professionnalisant [5] toujours plus, notamment face au défi de l’urgence climatique.

    En France, les associations de défense de l’environnement ont bien compris la force de « l’arme du droit » [6], celle-ci devenant une énième corde à leur arc. En se diversifiant [7], leurs répertoires d’action collective se sont progressivement juridicisés et judiciarisés. Certaines ONGE ont mis en place des actions particulièrement sophistiquées en recourant au droit – moyen de contestation comme les autres. Ces associations agissent par le biais de trois fenêtres. D’abord, lors de la phase pré-normative, elles participent souvent à alerter sur un enjeu singulier et peuvent alors édifier un discours sur les besoins de droits (nouveaux droits ou modifications du droit). Ensuite, dans la phase clef de l’élaboration [8] de la norme, elles exercent une influence « discursive » en cherchant à insérer des concepts, des mots dans les textes au sein des négociations internationales [9] par la diplomatie « des couloirs » lors des COP ou lors des phases de session et débats parlementaires nationaux [10] en impactant la fabrique du droit. Enfin, en aval, les ONGE n’hésitent plus à saisir le juge pour s’assurer de l’application de la norme juridique. Aujourd’hui, « la justice comme arène » [11] est bien ancrée dans la panoplie des répertoires juridiques. Suivant le modèle popularisé par l’Affaire du Siècle et l’affaire Grande-Synthe, de nouvelles actions contentieuses « en carence structurelle » [12] sont régulièrement portées à l’appréciation des juridictions administratives sur des thématiques diverses : développement des énergies renouvelables [13], déserts médicaux [14], contrôle au faciès [15], mal-logement [16], manque de « haltes soins addictions » (ou « salles de shoot ») [17]… Et indiscutablement la construction de recours dit « stratégiques » [18] est progressivement devenue une forme de participation politique dans la cité pour certaines ONGE dont la benjamine Notre Affaire à Tous [19].

    Créée en 2015, Notre Affaire à Tous est une association de protection de l’environnement qui utilise le droit comme un levier stratégique pour protéger le vivant et lutter contre la triple crise environnementale (climat-biodiversité-pollution). L’association est née d’un vide dans le paysage associatif français. Aucune association de protection de l’environnement ou de défense des droits de l’Homme ne s’était encore donnée comme raison d’être la défense de la justice climatique [20] dans sa dimension juridictionnelle. C’est pour combler ce manque, et surtout pour tenter « d’importer » en France le contentieux gagné aux Pays-Bas par la fondation Urgenda, que Marie Toussaint [21] et d’autres jeunes juristes et avocats ont créé cette structure singulière qu’est Notre Affaire à Tous. L’intention première de l’association était d’influencer la fabrique du droit en tentant d’orienter les cadres normatifs en vue d’obtenir des résultats probants pour renforcer la lutte climatique et ainsi contenir les effets délétères des changements climatiques. Et grâce à ses actions, en 10 ans d’existence, « l’activisme légal et juridictionnel » est devenu particulièrement intense en matière de justice climatique.

    L’association a toutefois considérablement diversifié son répertoire d’actions juridiques depuis sa création avec des activités de contentieux et de plaidoyers menées tant au niveau local, national, européen et international ; des contributions extérieures devant le Conseil constitutionnel, des amicus curiae devant la Cour européenne des droits de l’Homme, des soumissions auprès des comités onusiens, une soumission lors de l’examen périodique universel du Conseil des droits de l’Homme, un benchmark de la vigilance climatique, la mise en place d’un programme d’éducation et de sensibilisation juri- dique à travers des procès simulés… Néanmoins, l’« ADN » de Notre Affaire à Tous reste la conception de « contentieux stratégiques ». Ainsi nommés et systématisés par la doctrine anglo-saxonne, fruit d’une stratégie plurielle de plaidoyer – politique, éthique, sociale et juridique –, ce type d’actions désigne les cas dans lesquels un requérant engage une action en justice avec une ambition dépassant le cadre strict du litige. Bien que l’objet premier du contentieux soit la défense de son intérêt personnel, son objectif secondaire est de favoriser une évolution politico-juridique. Cela peut se traduire par la reconnaissance d’une illégalité, d’une réparation ou, plus largement, par l’obtention d’une nouvelle interprétation du droit, susceptible de profiter à tous [22]. Dès lors, l’avantage différentiel de l’association s’exprime, avant tout, dans l’identification et l’usage des fondements juridiques et des voies de droit qui seront les plus à même de susciter, par voie jurisprudentielle, la production d’un droit plus protecteur du vivant. Notre Affaire à Tous cherche à repousser les frontières du droit et à poser les premiers précédents juridiques. L’association est devenue, suivant l’expression de Marc Galanter, un « utilisateur fréquent du droit » [23] (repeat players) [24] qui a su développer un savoir-faire dans la conception de recours stratégiques en matière climatique et environnementale.

    Nous reviendrons essentiellement sur les intentions stratégiques de l’association à porter la cause climatique et environnementale devant le juge administratif en tant que requérante de plus en plus aguerrie. L’objet de cette contribution est de proposer une systématisation des principaux objectifs contentieux portés devant le juge administratif par l’association, et ici présentés en quatre directions « tactiques ». L’association a choisi de faire préciser par le juge les obligations de com- portement de l’État en matière de lutte climatique et de biodiversité (I), de mettre fin à certains projets locaux inutiles, climaticides ou polluants (II), d’engager la sortie fossile par la diversification contentieuse (III) et, enfin, de promouvoir la lutte contre les pollutions massives locales et les inégalités socio-environnementales (IV).

    I. Faire préciser les obligations de comportements étatiques en matière environnementale par le contentieux systémique

    L’un des moyens de porter un plaidoyer puissant sur la justice climatique a été de contester le manque d’ambition des États devant les juges. C’est la voie que l’association Notre Affaire à Tous a choisi de prendre en France avec L’Affaire du siècle, s’inscrivant ainsi dans une tendance contentieuse mondiale [25]. En effet, la reconnaissance de la « justiciabilité » des questions climatiques impulsée par la célèbre affaire Urgenda a provoqué un effet d’entraînement avec l’émergence d’environ une centaine d’actions dirigées contre des pouvoirs publics [26] dans le monde.

    Dans ce type de contentieux, les juges considèrent que la prise de décision en matière climatique relève en principe du pouvoir politique, lequel détient une légitimité électorale et bénéficie d’une marge d’appréciation variable dans la définition des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) ainsi que dans le choix des moyens concrets pour les atteindre [27]. Comme le rappelle la Cour européenne des droits de l’Homme dans Klimaseniorinnen, cette sphère d’action du pouvoir politique doit cependant s’exprimer dans les limites de l’État de droit [28], lesquelles sont souvent définies ou précisées par voie jurisprudentielle. En redéfinissant les relations normatives entre les différents pouvoirs dans le cadre de ces litiges, le juge s’affirme comme un acteur stratégique qui – disposant de son propre agenda – est susceptible de répondre aux exigences de justice climatique et sociale exprimées par la société civile. Le juge et le procès deviennent les moyens par lesquels la société civile s’intègre à la gouvernance climatique, contestant ainsi les politiques d’un gouvernement ou les décisions stratégiques d’une entreprise. C’est dans cette perspective stratégique [29] que Notre Affaire à Tous, accompagnée de trois autres associations (la Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France et Oxfam France), a saisi en 2019 le tribunal administratif (TA) de Paris en initiant L’Affaire du siècle [30].

    L’ambition politico-juridique des associations requérantes était de faire reconnaître l’insuffisance des actions de l’État en matière climatique et d’obtenir du juge qu’il lui enjoigne de prendre toutes mesures utiles pour réduire les émissions de GES à un niveau compatible avec le maintien du réchauffement planétaire en deçà de l’objectif de température fixé par l’accord de Paris. L’ambition contentieuse du recours était de trouver un fondement juridique contraignant à l’action de l’État en matière de lutte climatique et « climatiser » la responsabilité administrative [31]. Il s’agissait de faire imputer à l’État le dommage lié au surplus fautif d’émissions de GES consécutif au dépassement du premier budget-carbone couvrant la période 2015-2018 et de le considérer à l’origine d’un préjudice objectif causé à l’environnement et d’un préjudice moral causé aux associations. Pour ce faire, Notre Affaire à Tous et les autres associations de l’Affaire du siècle ont développé une double stratégie contentieuse en intervenant dans un autre contentieux climatique – concomitant et très similaire – mené devant le Conseil d’État par la ville de Grande-Synthe et son ancien maire Damien Carême (affaire Grande- Synthe [32]). L’objectif pour les associations étant de dupliquer dans un recours pour excès de pouvoir l’argumentaire juridique relatif à la reconnaissance d’une obligation étatique de comportement en matière de lutte climatique.

    Rendu moins de trois mois après le premier arrêt Grande-Synthe du Conseil d’État reconnaissant implicitement une obligation contraignant à l’action de l’État en matière de lutte climatique, le premier jugement de l’Affaire du siècle avant- dire droit du 3 février 2021 [33] du TA de Paris a fait nettement avancer l’idée de justice climatique défendue par Notre Affaire à Tous. Le tribunal y consacre explicitement une obligation générale de lutte contre le changement climatique [34]. Celle-ci permettant aussi au juge de constater l’existence d’un dommage environnemental [35] résultant du surplus d’émissions de GES autorisé par la loi qu’il impute à l’inaction de l’État. Le jugement reconnaît alors une faute de l’État et indemnise le préjudice moral des associations à hauteur d’un euro. Il admet de surcroît la recevabilité des demandes en indemnisation du préjudice écologique tout en précisant pour la première fois, devant le juge administratif, les conditions dans lesquelles il pourra être invoqué et réparé, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles actions. Si le tribunal refuse néanmoins l’indemnisation financière d’un euro symbolique, la stratégie contentieuse des associations requérantes consistait à utiliser cette demande d’indemnisation du préjudice écologique comme le moyen d’obtenir une injonction réparatrice. L’idée était donc de réparer et de faire cesser le préjudice écologique par l’obtention de « mesures supplémentaires », dans l’esprit de l’article 1252 du Code civil [36].

    Le second jugement du 14 octobre 2021 [37] imposa un calendrier d’exécution aux ministres compétents pour prendre, avant le 31 décembre 2022, toutes les mesures utiles de nature à réparer le préjudice écologique et à prévenir l’aggravation des dommages au titre du surplus fautif de 15 Mt CO2eq. Non contentes des actions étatiques initiées dans le laps laissé par le juge, telles des vigies de l’action gouvernementale, les associations ont engagé un nouveau contentieux inédit : celui du suivi de l’exécution de l’action climatique. Toutefois, par un jugement du 22 décembre 2023 [38], le juge de l’exécution du TA de Paris a refusé de prononcer les mesures d’exécution supplémentaires demandées par les requérantes, alors même que la réparation du préjudice restant n’a pas été jugée complète avec un reliquat compris entre 3 et 5 Mt CO2eq. La quantification du préjudice écologique demeure une opération difficile qui a été enfermée dans l’approche arithmétique choisie par le tribunal en 2021 et de laquelle il ne peut sortir dans son office limité du suivi de l’exécution. C’est désormais la cour d’appel de Paris (après le refus de compétence du Conseil d’État en décembre 2024 [39]) qui tranchera les ultimes demandes des associations, notamment leur demande d’astreintes d’un montant total d’1 milliard et 102,5 millions d’euros correspondant au coût social du carbone. C’est au prix d’une longue bataille juridique de plus de six années que la coalition de l’Affaire du Siècle est parvenue à faire constater l’inaction climatique par un juge, a contribué à la « climatisation » du droit de la responsabilité administrative et à faire « pression » sur l’État pour que celui-ci mette son pouvoir de réglementation au service de la cause climatique.

    Forte de cette expérience résultant de savoir-faire de juristes et experts [40] dans ce contentieux climatique complexe, l’association Notre Affaire à Tous a très vite capitalisé [41] cet acquis en reprenant, avec quatre autres organisations (Pollinis, Association nationale pour la protection des eaux et rivières (ANPER-TOS), Association pour la protection des animaux sauvages (ASPAS) et Biodiversité sous nos pieds), les mêmes lignes stratégiques pour engager la première action en justice au monde en carence fautive contre un État pour son inaction face à l’effondrement de la biodiversité (L’Affaire justice pour le Vivant [42]). L’objectif est semblable : faire reconnaître une obligation de comportement en matière de protection du vivant, l’existence d’un préjudice écologique résultant d’une contamination généralisée de l’eau, des sols et de l’air par les pesticides et la faute de l’État. Les associations ont ici aussi obtenu gain de cause [43] puisque le TA de Paris reconnaît des lacunes dans les procédures d’évaluation et d’autorisation de mise sur le marché des pesticides, mises en évidence par les associations, et considère que ces manquements relèvent de la responsabilité de l’État. Il établit un lien de causalité direct entre les insuffisances dans l’évaluation des risques et le déclin de la biodiversité. Et concernant l’injonction, le tribunal impose à l’État un délai pour mettre en œuvre toutes les mesures nécessaires afin de respecter les objectifs de réduction des pesticides fixés par les plans Ecophyto. Non satisfaites sur leurs demandes tendant à revoir les méthodologies d’évaluation des risques liés aux pesticides, contrairement à ce que préconisait d’ailleurs la rapporteure publique, les associations ont fait appel en 2024 et s’engageront sans aucun doute dans un nouveau contentieux du suivi de l’exécution du jugement inédit de 2023.

    II. Mettre fin aux projets locaux « climaticides », inutiles ou polluants

    Partout dans le monde, la contestation de projets d’ouvrages publics ou privés ayant un impact important sur la soutenabilité du système climatique s’est peu à peu développée, attestant d’une diversification des procès climatiques. La construction d’un oléoduc [44] entre le Canada et les États-Unis, l’extension d’un aéroport en Autriche [45] ou au Royaume-Uni [46], l’ouverture de mines de charbon à ciel ouvert en Nouvelle-Galles du Sud en Australie [47] ou encore d’une centrale thermique à charbon à Lephalale en Afrique du Sud [48] ont été portées à l’appréciation de juges nationaux. Cette tendance à contester les projets dits « climaticides » va sans doute s’intensifier dans les prochaines années, y compris en France ; ce qui n’a pas échappé à l’association Notre Affaire à Tous qui en a fait un axe stratégique.

    Dans un premier temps, Notre Affaire à Tous s’est s’associée à d’autres organisations non gouvernementales et « influenceurs » [49] pour lancer un projet citoyen intitulé SuperLocal [50], qui a eu pour fonction de mettre en réseau des luttes locales contre toutes sortes de projets polluants en France [51]. Si cette campagne a été médiatique et a développé une forme singulière de mobilisations sociales et environnementales en fédérant des collectifs de riverains, elle a ensuite permis à Notre Affaire à Tous d’identifier des projets locaux permettant d’être contestés devant le juge administratif sur la base d’un argumentaire défendant la soutenabilité du système climatique. Il s’agit pour elle de porter l’attention du juge sur la nécessité pour les autorités locales d’adopter une « lecture climatique » des décisions locales d’urbanisme et d’amener ces dernières à une progressive « climatisation du droit de l’urbanisme » dans les différents documents territoriaux (schéma de cohérence territoriale (SCOT), plan local d’urbanisme, permis de construire, etc.). De surcroît, l’ambition est d’inciter les porteurs de projets à réaliser des études d’impacts plus four- nies intégrant pleinement les impacts négatifs au regard d’une des neuf limites planétaires. Dès lors, aux côtés de l’Association contre l’allongement de la piste de l’aéroport Caen-Carpiquet, Notre Affaire à Tous a déposé en 2019 un recours gracieux et un recours pour excès de pouvoir afin d’annuler le SCOT de Caen métropole permettant l’extension du site. De la même façon, l’association a soutenu [52] un recours contre un projet d’agrandissement du centre commercial ou est venue en appui d’un recours visant au retrait d’un permis de construire sur un projet local (projet Tropicalia). En mai 2020, 14 associations déposaient, aux côtés de Notre Affaire à Tous, un recours demandant l’annulation du SCOT de Roissy définissant l’aménagement du territoire de Roissy Pays de France qui visait à la fois l’urbanisation du Triangle de Gonesse et l’aménagement d’un terminal 4 à l’aéroport de Paris-Charles de Gaulle. En 2021, le gouvernement demandait au groupe ADP d’abandonner ce projet d’extension et de lui en présenter un nouveau, plus cohérent avec les objectifs de lutte climatique et de protection de l’environnement.

    Plus récemment, à propos du projet d’autoroute A69 et à l’initiative du collectif La Voie Est Libre, l’association Notre Affaire à Tous et 13 autres associations sont intervenues devant le TA de Toulouse dans ce dossier sensible, initié en mai 2023. Elles souhaitaient appuyer un argumentaire sur les enjeux de démocratie environnementale dans la procédure d’autorisation de ce type de grands projets d’infrastructures. Les associations estimaient que les travaux de la liaison autoroutière Castres-Toulouse avaient débuté en l’absence d’études sérieuses par l’État et d’alternatives routières et ferroviaires mettant à mal tout le processus décisionnel. Sur le fond du dossier, alors que le rapporteur public s’était prononcé en faveur de l’annulation totale de l’autorisation environnementale du projet et a confirmé l’absence de raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM), le TA de Toulouse [53] a (chose rare) rouvert l’instruction du dossier sur un fait « nouveau » mentionné par l’État dans sa note en délibéré. L’État a immédiatement fait appel de cette décision tout en obtenant de la cour administrative d’appel de Toulouse [54], l’autorisation de reprendre les travaux en attendant l’issue de cette action en justice. Ce dossier est loin d’être clos et atteste surtout d’une stratégie de contestation contentieuse collective qui cible localement les projets inutiles, climaticides ou polluants ou encore, dernièrement, les décrets qui encouragent le détricotage du droit de l’environnement, connu aussi sous le nom de « greenbackslash réglementaire ». En ce sens, Notre Affaire à Tous et l’association Zero Waste France ont initié un triple recours gracieux et contentieux [55] demandant notamment l’annulation des décrets d’application de la loi relative à l’Industrie verte ; des décrets publiés [56] entre les deux tours des législatives. Les associations estimant que le principe du pollueur-payeur et le principe de non-régression sont mis à mal et que la protection des espèces sera fragilisée avec l’introduction de la possibilité de reconnaître de manière anticipée l’existence d’une RIIPM de dérogation à la réglementation sur les espèces protégées. Récemment, Notre Affaire à Tous a réalisé une intervention volontaire dans le cadre d’une demande de question prioritaire de constitutionnalité (QPC) présentée lors d’un recours pour excès de pouvoir introduit par l’association Préservons la forêt des Colettes à l’encontre du décret du 5 juillet 2024 [57] qualifiant d’intérêt national majeur le projet d’extraction et de transformation de lithium par la société Imérys dans l’Allier. La QPC a été transmise avec succès par le Conseil d’État [58] au Conseil constitutionnel pour juger de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution de l’article L. 411-2-1 du Code de l’environnement (RIIPM). Toutefois, dans sa décision du 5 mars 2025 [59], ce dernier n’a reconnu aucune inconstitutionnalité.

    III. Engager la « sortie fossile » par la diversification contentieuse

    Face à l’inertie des États sur la « sortie fossile », la lenteur et les vicissitudes de la coopération internationale, les engagements volontaires insuffisants et non respectés des entreprises les plus émettrices, notamment les Carbon majors, des ONGE ont choisi – non sans difficulté – des voies secondaires en convoquant les juges nationaux pour responsabiliser certains acteurs privés systémiques. L’objectif avoué de ces actions stratégiques est de contraindre les entreprises les plus émettrices à réorienter leurs stratégies d’entreprises vers la décarbonation de l’économie et la sortie des énergies fossiles. Il est attendu de ces acteurs privés systémiques qu’ils fassent leur part dans la mise en œuvre de l’Accord de Paris et contribuent au maintien de l’augmentation de la température moyenne à 1,5 °C. Pour les ONGE, cela passe par la reconnaissance par voie jurisprudentielle d’obligations de comportement en direction des acteurs privés ; des obligations de comportement directement inspirées de celles appliquées à l’État dans les contentieux du type L’Affaire du siècle et l’affaire Grande-Synthe. Participant à cette dynamique contentieuse naissante en Europe, Notre Affaire à Tous s’est alors tournée vers le juge judiciaire. En s’appuyant notamment sur la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance et l’article 1252 du Code civil, l’association a assigné TotalEnergies [60] et la banque BNP Paribas [61] pour manquement à leur devoir de vigilance climatique, avec l’ambition que ces deux multinationales cessent de participer au développement de nouvelles capacités de pétrole et de gaz. Notre Affaire à Tous souhaite ainsi défendre une « ligne de crête » stratégique essentielle : celle d’étendre les obligations pesant sur les États en direction d’acteurs économiques [62]. Le but est de faire jouer l’effet horizontal des droits fondamentaux dans les contentieux climatiques visant les acteurs non étatiques. Il s’agit de surcroît de capitaliser et étendre les acquis des décisions rendues par le juge administratif devant le juge judiciaire.

    D’autres types de contentieux [63] visant à l’opérationnalisation de la « sortie fossile » émergent devant le juge administratif avec pour ambition d’annuler ou de revoir à la baisse toutes nouvelles exploitations de combustibles fossiles jugées « climaticides ». Le Conseil d’État a réalisé une interprétation décisive qui a inscrit clairement l’amorce de la « sortie fossile » dans le cas de délivrance de nouveaux permis de recherche d’hydrocarbures depuis la loi Hulot. La société d’extraction pétrolière European Gas Limited – qui s’était vu refuser en 2017 un permis exclusif de recherches d’hydrocarbures liquides ou gazeux dits « permis Bleue Lorraine Nord » par la ministre de l’Environnement – a entamé un long contentieux [64] qu’elle vient de perdre. Le Conseil d’État a confirmé [65] que l’Administration pouvait refuser un permis de recherche d’hydrocarbures et cette interprétation a entraîné des conséquences sur une des dernières demandes de forage déposées en France, notamment celle sur la commune de La Teste-de-Buch par la société canadienne Vermillion Energy qui s’est vue refuser par le Préfet de Gironde le 6 juin 2025, la possibilité de creuser huit nouveaux puits pétroliers sur son site du Cazeaux. Dans ce contexte, Notre Affaire à Tous a souhaité intervenir dans un contentieux en cours devant le juge administratif visant justement à l’extension d’un forage pétrolier. En janvier 2024, la préfecture de Seine-et-Marne avait accordé à la compagnie pétrolière Bridge Énergies l’autorisation de forer deux nouveaux puits de pétrole à Nonville. La régie municipale Eau de Paris et la Ville de Paris ont alerté du risque de pollution des nappes phréatiques par des hydrocarbures. Opposées au projet, elles ont déposé un recours visant à annuler le décret autorisant ces nouveaux puits. Notre Affaire à Tous et plusieurs ONGE (Les Amis de la Terre France, France Nature Environnement Île-de-France et Seine-et-Marne, Reclaim Finance et le Réseau Action Climat) ont usé, ici encore, de la procédure de l’intervention volontaire en soutien de ce recours. La stratégie contentieuse étant d’apporter au juge des fondements juridiques complémentaires permettant de dénoncer l’argument de la captation des émissions de carbone avancé par Bridge Energies pour vanter la prétendue neutralité carbone de son projet ; technologie jugée par le collectif ONGE comme non-maîtrisée et très coûteuse. Notre Affaire à Tous a souhaité mobiliser un argumentaire inédit mettant en lumière l’impact que ce nouveau projet pétrolier a et aura dans le temps long sur les générations futures. La Cour européenne de Strasbourg [66], la Cour constitutionnelle allemande [67], le juge administratif [68] comme le Conseil constitutionnel [69] commençant à y être sensibles dans de récentes décisions. De surcroît, l’idée des associations est de défendre in fine que l’interdiction de tout nouveau forage découle de l’obligation étatique de lutte climatique [70] (ici l’obligation de garantir la « sortie fossile ») qui pèse sur l’État français au nom de ces engagements internationaux et du respect des droits de l’Homme, y compris dans une lecture intergénérationnelle. L’État devant faire sa juste part (fair share) [71] de la lutte climatique en interdisant sur son territoire tout « projet climaticide ».

    IV. Promouvoir la lutte contre les pollutions massives locales et les inégalités socio-environnementales

    À l’aide d’un riche maillage associatif et de riverains impactés par des pollutions diffuses, Notre Affaire à Tous a diversifié sa stratégie d’activisme juridictionnel. Les contentieux liés aux per- et polyfluoroalkylées (PFAS) sont symptomatiques de cette évolution. L’enquête journalistique du Forever Pollution Project identifiait en 2024 plus de 900 sites pollués par les PFAS en France [72]. Cette contamination d’ampleur – que la chercheuse Lieselot Bisschop n’hésite pas à qualifier de « crime industriel facilité par l’État » (state-facilitated corporate crime) [73] – s’explique par les insuffisances du régime légal encadrant ces substances qui repose sur une approche fragmentée traitant chaque molécule de manière isolée et continuellement en décalage des avancées scientifiques. La pollution du sud de la métropole lyonnaise et de sa zone industrielle a donné lieu à un contentieux inédit de santé environnementale prénommé l’affaire Vallée de la chimie [74], initié notamment par Notre Affaire à Tous et son groupe local de Lyon en 2023. La procédure du « référé pénal environnemental » prévue à l’article L. 216-13 du Code de l’environnement a d’abord été choisie et testée, sans résultat probant devant le juge judiciaire. L’association s’est ensuite constituée partie civile aux côtés de 6 autres associations et 34 victimes dans la procédure pénale. Puis, à la suite de l’autorisation d’une nouvelle unité de production de la société Daikin par les autorités préfectorales en février 2024, Notre Affaire à Tous est intervenue cette fois dans la procédure initiée par l’association Bien-Vivre-à-Pierre-Bénite et le collectif d’habitant·e·s PFAS contre Terre devant le juge administratif, en appuyant l’argumentaire du référé-suspension de l’arrêté contesté. Si le TA de Lyon a émis un jugement favorable aux riverains conta- minés qui a conduit à la suspension de l’activité de Daikin en juin 2024, le juge des référés a précisé que l’extension autorisée étant substantielle, il y avait lieu de la soumettre à autorisation environnementale et donc à une évaluation environnementale. La publication d’un nouvel arrêté préfectoral complémentaire en octobre 2024 a néanmoins acté la reprise de l’extension de l’activité de Daikin [75]. Enfin, l’étape prochaine est d’impulser une dynamique contentieuse collective (action collective) pour les « victimes de masse » en tentant d’obtenir réparation des préjudices des riverains du Site de Pierre-Bénite, du plus gros hot spot français de contamination de PFAS [76]. Si l’activisme juridictionnel en matière de PFAS n’a pas encore apporté de résultats performatifs sur le plan du contentieux administratif et judiciaire, la médiatisation de ces actions a suscité une prise de conscience du grand public, mais surtout de l’exécutif (Plan d’action ministériel sur les PFAS 2023-2027) et du travail parlementaire [77]. 

    Enfin, l’un des plus récents axes stratégiques de Notre Affaire à Tous consiste à lutter contre les inégalités socio-environnementales encore invisibilisées en France à la différence d’autres pays, dont les États-Unis qui ont construit une justice environnementale à travers une série de procès menés par/pour des minorités raciales ou des populations précaires impactées par des graves pollutions [78]. C’est donc par le détour de la défense de l’accès à l’eau des Mahorais qu’une action contentieuse a été initiée en 2023, par Notre Affaire à Tous, l’association Mayotte a soif ainsi que 15 victimes mahoraises, sous la forme d’un référé-liberté et sur la base d’un argumentaire périphérique, néanmoins inédit de « discrimination environnementale » [79]. Le TA de Mayotte [80] puis le Conseil d’État [81] n’y ont toutefois pas été réceptifs ; ce dernier ayant rejeté en décembre 2023 la requête des associations qui demandaient au préfet de Mayotte de déclencher le plan ORSEC « eau potable » et de mettre en place un plan d’urgence sanitaire pour faire face à la crise de l’eau, estimant ainsi que les mesures prises par l’État étaient suffisantes pour répondre à la situation. Sur cette même question, l’action de Notre Affaire à Tous se déploie désormais à l’international avec une « plainte » déposée auprès de rapporteurs spéciaux dans le cadre des procédures spéciales du Conseil des droits de l’Homme. Dans cette même dynamique socio-environnementale, l’association Notre Affaire à Tous, au sein du collectif L’Affaire du Siècle et aux côtés de sinistrés [82], a déposé tout récemment un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État. Ce recours vise à dénoncer la carence structurelle des pouvoirs publics dans la planification de l’adaptation au changement climatique, notamment à travers le troisième Plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC-3). Les requérants, directement touchés par des inégalités sociales, environnementales et territoriales, subissent des situations dramatiques : refus d’indemnisation de la part des assureurs, conditions de vie insalubres dans des logements devenus inhabitables lors des vagues de chaleur, ou encore dégradations liées au retrait-gonflement des argiles (RGA) ou aux inondations. Ce recours stratégique revêt une portée systémique. Il entend faire reconnaître le manquement des autorités à leur obligation d’adaptation au changement climatique, fondée à la fois sur le droit climatique et les droits fondamentaux, et demande en conséquence la correction du dispositif existant.

    Conclusion

    La diversité des répertoires d’action juridique de la requérante Notre Affaire à Tous témoigne d’une forte capacité d’initiatives contentieuses et débouche sur des succès comme des échecs illustrant un apprentissage continu qui stimule en retour son activisme juridictionnel. Sur le fond, la forte politisation des argumentaires juridiques mobilisés dessine plusieurs « lignes de crêtes » défendues dans ces actions contentieuses aux véhicules procéduraux variés (recours indemnitaire, recours pour excès de pouvoir, intervention volontaire, référé liberté, référé pénal environnemental, assignation, etc.). L’association semble ainsi œuvrer – à sa manière – à amorcer en France un « contentieux de la juste transition » socio-écologique déjà identifié et théorisé [83] ailleurs dans le monde.

    Notes

    *NDA : L’autrice précise son implication dans l’association depuis 2017 ; elle y est administratrice depuis 2019.

    [1] Au sens de Charles Tilly qui a théorisé sur le répertoire d’action collective dans le cadre des mobilisations contestataires.

    [2] N. Berny, Défendre la cause de l’environnement. Une approche organisationnelle, 2019, PU Rennes, Res Publica.

    [3]  J.-F. Morin et A. Orsini, Politique internationale de l’environnement, 2015, Presses de Sciences Po.

    [4]  S. Lavallée, « Les organisations non gouvernementales, catalyseurs et vigiles de la protection internationale de l’environnement ? », in É. Canal-Forgues (dir.), Démocratie et diplomatie environnementales – Acteurs et processus en droit international, 2015, Pedone, p. 65 à 94.

    [5] S. Ollitrault, « Les ONG, des outsiders centraux des négociations climatiques ? », Revue internationale et stratégique 2018, vol. 109, n° 1, p. 135 à 143.

    [6] L. Israël, L’arme du droit, 2020, Presses de Sciences Po.

    [7] S. Ollitrault, Militer pour la planète : sociologie des écologistes, 2008, PU Rennes.

    [8] J.Olivier, « Les nouveaux acteurs du droit de l’environnement. Le rôle de l’UICN dans l’élaboration du droit de l’environnement », RJE 2005, n° 3, p. 274 à 296.

    [9] M. Betsill et E. Corell, « NGO influence in international environmental negotiations : a framework for analysis », Global environmental politics 2001, vol. 1, n° 4, p. 65 à 85.

    [10] R. Léost et M. Piederrière, « La contribution de France Nature Environnement à l’élaboration de la loi Grenelle 2 », RJE 2010, vol. 5, n° spécial, p. 13. V. RAC, travail sur le projet de la loi française Climat résilience, 2021 ; RAC, « Le climatomètre », sur le suivi parlementaire : https://climatometre.org/ 

    [11] L. Israël, L’arme du droit, 2020, Presses Sciences Po, p. 73.

    [12] A. Goin et L. Cadin, « Le juge ne peut pas tout », AJDA 2023, p. 2105.

    [13] CE, 6 nov. 2024, n° 471039, Sté Éolise : Lebon.

    [14] « L’UFC-Que Choisir attaque l’État pour inaction : déserts médicaux », Le Monde, 21 nov. 2023.

    [15] CE, 11 oct. 2023, n° 454836, Amnesty International France et a. : Lebon.

    [16] « L’État attaqué en justice pour non-respect des lois sur l’hébergement des sans-abris et le logement opposable », Le Monde, 13 févr. 2025. 

    [17]  « Salles de shoot : l’État attaqué en justice pour son “inaction” concernant l’avenir du dispositif », Le Monde, 14 avr. 2025.

    [18] C. Cournil et A. S. Denolle (dir.), Le droit : une arme au service du vivant ? Plaidoyers et contentieux stratégiques, 2024, Pedone. 

    [19] Pour une présentation plus complète de l’association, v. C. Cournil, « Notre affaire à tous et l’arme du droit. Le combat d’une ONG pour la justice climatique », in V. de Boillet et a. (dir.), Environnement, climat. Principes, droits et justiciabilité, 2024, Helbing Lichtenhahn Verlag, p. 171 à 197.

    [20] L. Laigle, « Justice climatique et mobilisations environnementales », VertigO, mars 2019, vol. 19, n° 1, https://doi.org/10.4000/vertigo.24107

    [21] Marie Toussaint est militante écologiste, juriste de l’environnement et, depuis mai 2019, députée européenne sur la liste Europe Écologie Les Verts.

    [22] V. Lefebve, « Le “contentieux stratégique” entre logiques instrumentale et émancipatrice. Réflexions à partir de quelques évolutions jurisprudentielles récentes dans le domaine de la lutte contre la pauvreté », Working Paper 2019, cité in J. Ringelheim et V. Van Der Plancke, « Contentieux stratégique et mobilisations judiciaires. L’action en justice comme forme de participation politique ? », in A. Bailleux et M. Messiaen (dir.), À qui profite le droit ? Le droit, marchandise et bien commun, 2020, Anthemis, p. 193 à 220.

    [23] Cette traduction est de Diane Roman, La cause des droits, 2022, Dalloz.

    [24] M. Galanter, « Why the “Haves” Come Out Ahead : Speculations on the Limits of Legal Changes », Law and Society Review 1974, 9 (1), p. 95 à 160 (trad. « Pourquoi c’est toujours les mêmes qui s’en sortent bien ? : réflexions sur les limites de la transformation par le droit », Droit et société 2013/3, n° 85, p. 575 à 640).

    [25] C. Cournil et L. Varison (dir.), Les procès climatiques : du national à l’international, 2018, Pedone ; C. Cournil, Les grandes affaires climatiques, Confluence des droits, 2020, DICE.

    [26] 81 actions dirigées contre des pouvoirs publics en 2022. J. Setzer et C. Higham, « Global Trends in Climate Change Litigation : 2023 Snapshot », Grantham Research Institute 2023, p. 3, n° 5. V. aussi C. Higham, J. Setzer et E. Bradeen, « Challenging government responses to climate change through framework litigation », Grantham Research Institute 2022, p. 16.

    [27] CEDH, 9 avr. 2024, n° 53600/20, VereinKlimaseniorinnen Schweiz et a. c/ Suisse, § 543.

    [28] CEDH, 9 avr. 2024, n° 53600/20, § 412.

    [29] B. Laniyan, « Perspective et méthodologie de Notre Affaire À Tous dans l’élaboration de recours climatiques stratégiques », in C. Cournil et A.-S. Denolle (dir.), Le droit : une arme au service du vivant ? Plaidoyers et contentieux stratégiques, 2024, Pedone, p. 221 à 240.

    [30] C. Cournil et M. Fleury, « De “l’Affaire du siècle” au “casse du siècle” ? », La Revue des droits de l’Homme, actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 7 févr. 2021.

    [31] C. Cournil et M. Fleury, « De “l’Affaire du siècle” au “casse du siècle” ? », La Revue des droits de l’Homme, actualités Droits-Libertés, https://doi.org/10.4000/ revdh.11141, mis en ligne le 7 févr. 2021.

    [32] CE, 19 nov. 2020, n° 427301, Cne Grande-Synthe : Lebon, p. 406 – CE, 1er juill. 2021, n° 427301, Cne Grande-Synthe : Lebon, p. 201, concl. S. Hoynck – CE, 10 mai 2023, n° 467982, Cne Grande-Synthe et a. : H. Delzangles, « Le premier “recours climatique” en France : une affaire à suivre ! », AJDA 2021, p. 217 ; R. Radiguet, « Objectif de réduction des émissions de gaz… à effet normatif ? », JCP A 2020, 2337 ; C. Huglo, « L’obligation climatique en France et l’affaire de Grande-Synthe », EEI mars 2021, n° 3, dossier 12.

    [33] TA de Paris, 3 févr. 2021, nos 1904967, 1904968, 1904972 et 1904976, Assoc. Oxfam France et a.

    [34] C. Cournil et M. Fleury, « De “l’Affaire du siècle” au “casse du siècle” ? », La Revue des droits de l’Homme, actualités Droits-Libertés, https://doi.org/10.4000/ revdh.11141, mis en ligne le 7 févr. 2021.

    [35] Cons. 16.

    [36] « Indépendamment de la réparation du préjudice écologique, le juge, saisi d’une demande en ce sens par une personne mentionnée à l’article 1248, peut prescrire les mesures raisonnables propres à prévenir ou faire cesser le dommage ».

    [37] TA de Paris, 14 oct. 2021, nos 1904967, 1904968, 1904972 et 1904976, Assoc. Oxfam France et a.

    [38] TA de Paris, 22 déc. 2023, n° 2321828/4-1, Assoc. Oxfam France et a.

    [39] CE, 13 déc. 2024, n° 492030.

    [40] C. Cournil, « Experts et expertises au sein des procès climatiques : objectiver, prouver, convaincre », in C. Cournil (dir.), Expertises et argumentaires juridiques. Contribution à l’étude des procès climatiques, Confluence des droits, Aix-en- Provence, 2024, DICE, p. 107 à 130, en ligne : https://books.openedition.org/ dice/17372.

    [41] A.-S. Denolle, « Le recours “biodiversité – Justice pour le Vivant”, prolonger les premiers contentieux climatiques français », in C. Cournil (dir.), Expertises et argumentaires juridiques. Contribution à l’étude des procès climatiques, Confluence des droits, Aix-en-Provence, 2024, DICE, p. 269 à 283.

    [42] https://lext.so/m6_p72.

    [43] TA Paris, 29 juin 2023, n° 2200534/4-1, Notre Affaire À Tous, Pollinis, Assoc. Biodiversité sous nos pieds, ANPER-TOS et ASPAS.

    [44] Indigenous Environmental Network c/ US Department of State, 2018-2019.

    [45] TA fédéral autrichien, 2 févr. 2017, n° W109 2000179-1/291E, Vienna-Schwechat Airport Expansion. C. const. autrichienne, 29 juin 2017, nos E 875/2017-32 et E 886/2017-31, Vienna Schwechat Airport expansion.

    [46] CA Angleterre, 27 févr. 2020, n° C1/2019/1053 (rejet de l’agrandissement de l’aéroport de London-Heathrow).

    [47] T. des affaires foncières et environnementales de l’État de Nouvelle-Galles du Sud, 8 févr. 2019, Gloucester Resources Limited c/ Minister for Planning (rejet de l’autorisation d’exploitation d’une mine de charbon).

    [48] High Court of South Africa, 8 mars 2017, n° 65662/16, Earthlife Africa Johannesburg c/ Ministre des affaires environnementales et a.

    [49] Le mouvement et la chaîne YouTube Partager C’est Sympa.

    [50] Campagne Superlocal : https://lext.so/u9bm0A.

    [51] Extensions d’aéroports, nouveaux centres commerciaux, fermes usines, autoroutes, complexes touristiques, fermetures de petites lignes de train et de services publics, etc.

    [52] Soutien au recours porté par les associations Alternatiba Rosny, Bondy Écologie, Le Sens de l’Humus, Murs à Pêches-Map et le MNLE 93 Nord Est Parisien contre le projet d’extension du centre commercial Rosny 2 en mars 2020.

    [53] TA Toulouse, 27 févr. 2025, nos 2303544, 2304976 et 2305322.

    [54] CAA Toulouse, 4e ch., 28 mai 2025, n° 25TL00597 – CAA Toulouse, 4e ch., 28 mai 2025, n° 25TL00642 – CAA Toulouse, 4e ch., 28 mai 2025, n° 25TL00653.

    [55] Recours déposé le 7 janvier 2024.

    [56] D. n° 2024-708, 5 juill. 2024 – D. n° 2024-742, 6 juill. 2024 – D. n° 2024-704, 5 juill. 2024.

    [57] D. n° 2024-740, 5 juill. 2024.

    [58] CE, 9 déc. 2024, n° 497567.

    [59] Cons. const., QPC, 5 mars 2025, n° 2024-1126.

    [60] L’affaire TotalEnergies-Climat : TJ Paris, 6 juill. 2023, n° 22/03403 – CA Paris, 5-12, 18 juin 2024, n° 23/14348 – CA Paris, 18 juin 2024, n° 21/22319 – CA Paris, 18 juin 2024, n° 23/10583 : Dalloz actualité, 1er juill. 2024, obs. A.-M. Ilcheva ; Dalloz actualité, 21 juin 2024, obs. A. Stevignon et B. Laniyan.

    [61] Trois associations (Notre Affaire À Tous, Les Amis de la Terre France et Oxfam France) ont mis en demeure, le 26 octobre 2022, puis assigné, le 23 février 2023, le groupe BNP Paribas devant le tribunal judiciaire de Paris sur le fondement de la loi relative au devoir de vigilance et d’autres dispositions du Code civil (l’af- faire BNP). Ce recours a, par ailleurs, inspiré une nouvelle action aux Pays-Bas où Milieudefensie a mis en demeure la Banque ING de se conformer à son devoir de diligence climatique. B. Laniyan, « La mise en demeure de la Banque ING par Milieudefensie, prémisse d’un nouveau contentieux climatique », La Revue des droits de l’Homme, actualités Droits-Libertés, 2 avr. 2024.

    [62] Ce type de contentieux climatique contre les entreprises, notamment le plus emblématique d’entre eux opposant l’ONGE Milieudefensie à Shell, a directement inspiré la création de l’article 22 de la directive relative au devoir de vigilance dite directive CS3D. Cette disposition impose aux entreprises – atteignant certains seuils – de publier et mettre en œuvre un plan de transition climatique qui organise l’alignement de leur modèle d’affaires sur l’objectif 1,5 °C fixé par l’accord de Paris.

    [63] C. Cournil, « La sortie fossile : la voie juridictionnelle », RJE n° 1, 2025, p. 107-122.

    [64] TA de Strasbourg, 22 juill. 2020, n° 1703642 – CAA Nancy, 29 déc. 2022, n° 20NC02931 – CE, 24 juill. 2024, n° 471780.

    [65] CE, 18 déc. 2019, n° 421004, cons. 6.

    [66] CEDH, 9 avr. 2024, n° 53600/20, VereinKlimaseniorinnen Schweiz et a. c/ Suisse, § 419.

    [67] C. const. allemande, 24 mars 2021, nos 1 BvR 2656/18, 1 BvR 78/20 et 1 BvR 96/20, pt 193.

    [68] CE, 5e-6e ch. réunies, 2 août 2023, n° 467370, Assoc. Meuse nature environnement et a. – CE, 3e-8e ch. réunies, 3 oct. 2024, n° 494941.

    [69] Cons. const., DC, 12 août 2022, n° 2022-843 – Cons. const., QPC, 27 oct. 2023, n° 2023-1066, Assoc. Meuse nature environnement et a. : H. Avvenire, « Environnement et droit des générations futures. Don’t look up », RDP juin 2024, n° RDP200d6.

    [70] Intervention volontaire dans l’instance n° 2404456, Mémoire complémentaire du 18 novembre et 20 décembre 2024. V. TA Melun, 30 janv. 2025, n° 2404456, § 37.

    [71] Sur cette question, v. European Scientific Advisory Board on Climate Change, « Scientific advice for the determination of an EU-wide 2040 climate target and a greenhouse gas budget for 2030-2050 », 15 juin 2023, https://lext.so/K6c8_S.

    [72] https://foreverpollution.eu/

    [73] « Révélations sur la contamination massive de l’Europe par les PFAS, ces polluants éternels », Le Monde, févr. 2023 : https://lext.so/0jA1-E.

    [74] A. Clerc, « L’utilisation du référé pénal environnemental dans la Vallée de la chimie », in C. Cournil et A.-S. Denolle (dir.), Le droit : une arme au service du vivant ? Plaidoyers et contentieux stratégiques, 2024, Pedone, p. 109 à 124.

    [75] TA Lyon, 13 sept. 2024, n° 2407723. Le juge des référés a rejeté la demande de suspension de l’arrêté de la préfète du Rhône du 14 mai 2024 qui a imposé des prescriptions complémentaires à l’exploitant à la suite de l’installation.

    [76] Cabinet Kaizen avocat, assoc. Notre Affaire à Tous et PFAS contre Terre, communiqué de presse, 3 févr. 2025, à Oullins-Pierre-Bénite. V. le site de l’action collective : https://lext.so/a4dOeH ; Guide d’information citoyen, « Toutes et tous impacté·e·s par les PFAS : ensemble pour obtenir réparation de nos préjudices », janv. 2025, p. 21.

    [77] Prop. L. n° 161, visant à protéger la population des risques liés aux PFAS, et la récente loi du 27 février 2025 visant à protéger la population des risques liés aux substances perfluoroalkylées et polyfluoroalkylées (PFAS).

    [78] V. les travaux du juriste américain Robert Bullard et notamment son ouvrage Dumping in Dixie : Race, Class, and Environmental Quality.

    [79] Cette idée est défendue dans un récent rapport de Notre Affaire à Tous, « Soif de justice : Agir contre les discriminations environnementales d’accès à l’eau potable dans les territoires dits d’Outre-mer », juin 2025, 92 p.

    [80] TA Mayotte, 25 nov. 2023, n° 2304427.

    [81] CE, 26 déc. 2023, n° 489993.

    [82] V., en ce sens, le détail de l’action : https://lext.so/q0ReB9.

    [83] A. Savaresi, J. Setzer, S. Bookman et a., « Conceptualizing just transition litigation », Nat Sustain 2024, n° 7, p. 1379 à 1384.

  • Le droit international face à l’urgence climatique : le point sur ce que les États ont soutenu devant la Cour internationale de Justice

    Le 23 juillet 2025, la Cour internationale de Justice (CIJ) rendra un avis consultatif très attendu sur les obligations juridiques des États en matière de changement climatique. Saisie par l’Assemblée générale des Nations Unies, la Cour devra répondre à deux questions déterminantes : quelles sont les obligations des États, en vertu du droit international, face à la crise climatique ? Quelles sont les conséquences juridiques en cas de manquement ?

    Bien que non contraignant, cet avis consultatif constitue une interprétation faisant autorité du droit international. Intervenant après la publication de l’avis consultatif historique de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIADH) sur l’urgence climatique et les droits humains le 3 juillet dernier, il pourrait redéfinir les contours du régime international applicable au climat, notamment en matière de prévention des dommages, de droits humains, de responsabilité étatique, et de coopération.

    Le processus de l’adoption de l’avis consultatif a déjà marqué l’histoire de la CIJ : 91 États ont déposé des mémoires écrits, et 97 ont pris part aux audiences orales. Ce rapport en synthétise les principales lignes de clivage et met en lumière les positions clefs portées par les États devant la Cour.

    1. Les obligations des États en vertu du droit international en matière climatique

    Les contributions des États sur la question des obligations juridiques se structurent principalement autour de cinq grands axes : le droit applicable (A), les droits humains (B), le principe de prévention (C), le principe des responsabilités communes mais différenciées (D), et les obligations des États à l’égard des acteurs privés (E).

    Quatre de ces thématiques ont concentré l’essentiel des développements : les droits humains ont fait l’objet du plus grand nombre d’arguments (87), suivis par les discussions sur le droit applicable (77), puis sur le principe de prévention et le principe des responsabilités communes mais différenciées (58). Cette hiérarchie reflète une dynamique argumentative forte en faveur d’une interprétation intégrée et interdisciplinaire du droit international applicable en matière climatique — croisant normes environnementales, obligations de prévention et droits fondamentaux.

    Thématiques les plus évoquées dans les contributions étatiques s’agissant des obligations des États en matière climatique :

    1. Les normes applicables aux obligations des États en matière climatique

    Un nombre très substantiel d’États (46) ont soutenu que les obligations climatiques des États s’ancrent dans un corpus juridique international bien plus large que le seul régime conventionnel (CCNUCC, Protocole de Kyoto, Accord de Paris). Selon eux, ces obligations trouvent également leur source dans le droit international coutumier, le droit international de l’environnement, le droit international des droits de l’homme, le droit de la mer, le droit des conflits armés, ou encore le droit international relatif aux catastrophes. Plusieurs États — Mexique, Micronésie, Gambie notamment — ont également soutenu que les obligations découlant des traités climatiques existent, ou doivent être interprétées comme existant, en harmonie avec d’autres sphères du droit international. D’autres — le Chili, le Costa Rica, la France, le Guatemala et la Gambie — ont explicitement réfuté l’idée que les instruments climatiques sont une lex specialis, affirmant que ceux-ci doivent être interprétés de manière compatible avec les engagements juridiques internationaux existants. De manière convergente, la Barbade, le Burkina Faso, les Palaos, la République démocratique du Congo, la Gambie, le Soudan et l’Uruguay ont affirmé que les traités climatiques ne sauraient supplanter ni écarter les autres normes internationales applicables.

    Cette position majoritaire s’inscrit dans la continuité de l’avis consultatif de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIADH) du 3 juillet dernier, qui affirme non seulement l’unité du droit international applicable aux enjeux climatiques, mais surtout la reconnaissance de normes impératives (jus cogens) protégeant l’environnement, au fondement des obligations des États [1]. 

    À l’inverse, un groupe minoritaire de 19 États a défendu une lecture étroite des obligations climatiques, cantonnées au régime conventionnel. L’Afrique du Sud, le Brésil, les États-Unis, la France, la Nouvelle-Zélande, le Pakistan et Singapour ont ainsi soutenu que les obligations des États en matière de changement climatique relèvent essentiellement des traités climatiques existants. Certains États sont allés encore plus loin, en allant jusqu’à qualifier les traités climatiques existants de lex specialis, excluant par là même toute application parallèle d’autres normes juridiques internationales. C’est notamment la position de l’Arabie saoudite, de la Russie, de la Chine, de l’Inde, de l’Iran, du Koweït, du Japon et du Royaume-Uni. Enfin, d’autres États comme l’Allemagne, l’Australie, le Canada et la Corée du Sud ont présenté un argument distinct mais similaire, estimant que d’autres sources du droit international (par exemple, le droit international des droits de l’homme) doivent être interprétées à la lumière des obligations établies par le régime conventionnel climatique.

    1. La protection des droits humains 

    La question de la protection des droits humains face à la crise climatique a occupé une place centrale dans de nombreuses contributions étatiques et est un enjeu majeur de l’avis à venir de la CIJ, dont le rôle premier n’est pas la protection des droits humains. Dix États l’ont ainsi appelée à reconnaître la pertinence du droit à un environnement sain, la Slovénie estimant que ce droit constitue une condition préalable à la jouissance des autres droits humains – comme l’a  d’ailleurs rappelé la CIADH le 3 juillet dernier. La CIADH a en outre consacré le droit autonome à un climat sain, découlant du droit à un environnement sain [2]. 

    Les États n’ont toutefois pas été unanimes dans leurs contributions : l’Arabie saoudite a jugé le droit à un environnement sain “non pertinent”, tandis que les États-Unis et la Russie ont soutenu qu’il n’est actuellement pas consacré par le droit international.

    En outre, certains petits États insulaires en développement (PEID), tels que le Vanuatu, les Fidji et Tuvalu, ont souligné l’importance de protéger leur droit à l’autodétermination face à une élévation extrême du niveau de la mer. La Roumanie est allée plus loin, affirmant que ces PEID ont non seulement le droit, mais aussi l’obligation positive, d’agir pour préserver leur existence en tant qu’États.

    Le Vanuatu et les Îles Cook ont quant à eux estimé que les interdictions de discrimination raciale et de genre sont applicables dans le contexte du changement climatique. L’Albanie a adopté une approche plus large, demandant à la Cour de déterminer les obligations des États à travers cette perspective intersectionnelle.

    Dix États ont estimé que les obligations des États en matière de droits humains dans le contexte du changement climatique s’appliquent extraterritorialement, tandis que cinq États (dont la Corée du Sud, les États-Unis et la Russie), ont considéré que ces obligations ne s’étendent qu’aux individus se trouvant sur le territoire de l’État ou relevant de sa juridiction. D’autres États ont tenté de définir des critères d’applicabilité extraterritoriale. L’Albanie a soutenu que l’application extraterritoriale ne peut avoir lieu que sous deux conditions : (i) il doit exister un lien de causalité clair entre la violation alléguée et l’acte ou l’omission de l’État, et (ii) la conduite en cause a eu un impact direct et prévisible sur les droits humains d’un individu. Certains ont également argumenté que les droits humains ne peuvent s’appliquer extraterritorialement que dans des circonstances exceptionnelles, telles que s’agissant du jus cogens (le Canada), en matière de discrimination raciale (les Îles Cook), pour le droit à l’autodétermination (la Micronésie) ou encore pour le droit à l’eau (la Namibie).

    Enfin, seize États ont soutenu que les droits des générations futures doivent être reconnus et protégés au moyen d’obligations incombant aux États, notamment au titre de l’Accord de Paris. Le Pérou a ainsi estimé que le respect de l’équité intergénérationnelle exige que les États entreprennent des mesures d’adaptation et d’atténuation tandis que la France a plaidé pour la prise en compte de ce principe dans la détermination des contributions déterminées au niveau national (CDN).

    Comme souligné par la CIADH dans son avis consultatif du 3 juillet [3], le principe d’équité intergénérationnelle est déjà pris en compte par diverses institutions et tribunaux internationaux, dont la Cour internationale de justice [4], le Tribunal international du droit de la mer [5], la Cour européenne des droits de l’homme [6], en sus des tribunaux nationaux. À ce titre, la CIADH a précisé que le droit à un climat sain doit bénéficier aux générations futures [7].

    La protection des générations futures ne semble néanmoins toujours pas faire consensus, l’Allemagne et la Russie ayant affirmé que les actes ou omissions commis à l’encontre de « personnes abstraites » futures ne pouvaient constituer des violations des traités relatifs aux droits humains applicables. 

    1. Le principe de prévention et les obligations de due diligence 

    Trois axes de débat principaux se sont dégagés quant à la portée et à la nature juridique du principe de prévention qui impose aux États l’obligation d’éviter de causer des dommages environnementaux. Ce principe est reconnu comme l’une des pierres angulaires du droit international de l’environnement.

    Premièrement, la question de l’extension du principe aux dommages transfrontières causés par les émissions anthropiques de gaz à effet de serre (GES) — c’est-à-dire au-delà des seuls États voisins — a suscité des positions contrastées. Vingt-deux États ont plaidé en faveur d’une interprétation élargie, incluant les effets globaux des émissions, indépendamment de la proximité géographique entre États. À l’inverse, certains États — notamment l’Arabie saoudite, l’Australie, le Canada, les pays nordiques et le Royaume-Uni — ont soutenu que le principe de prévention ne saurait s’appliquer aux émissions de GES ni, plus largement, à la problématique du changement climatique. Une telle approche s’inscrit en porte-à-faux avec l’avis rendu par la Cour interaméricaine des droits de l’homme le 3 juillet 2025 : elle a en effet considéré que, bien que le principe de prévention ait été historiquement formulé dans le cadre des relations interétatiques, les obligations qu’il implique sont analogues à celles découlant du devoir général de prévenir les violations des droits de l’homme. Dès lors, un État est tenu d’adopter des mesures préventives tant à l’égard des activités susceptibles de porter atteinte aux droits humains que de celles comportant un risque environnemental au-delà de son territoire [8].

    Deuxièmement, plusieurs divergences sont apparues quant à l’applicabilité temporelle du principe de prévention. La Micronésie et Nauru ont plaidé pour une application du principe aux émissions historiques de GES, considérant qu’il ne saurait être limité aux seules émissions récentes. La France, pour sa part, a proposé une approche plus nuancée, invitant la Cour à déterminer à partir de quelle date une obligation juridique de prévention est apparue. Selon elle, une telle analyse implique : (i) d’identifier le moment où le droit international a évolué d’un devoir de prévention circonscrit aux dommages transfrontières entre États voisins vers une obligation à portée globale ; et (ii) de déterminer la période à partir de laquelle les États ont eu une connaissance suffisante du caractère dommageable des émissions de GES.

    Troisièmement, la nature de l’obligation découlant du principe de prévention a été discutée. Alors que la Barbade a défendu l’existence d’une obligation de résultat, les Émirats arabes unis et le Japon ont, au contraire, soutenu qu’il s’agissait d’une obligation de comportement de moyens.

    S’est également posée la question du niveau de “due diligence” requise dans la mise en œuvre de cette obligation de prévention. Trois États — les Bahamas, le Costa Rica et les Philippines — ont soutenu que les États doivent faire preuve de diligence raisonnable dans la réduction de leurs émissions de GES, par l’adoption de mesures proactives proportionnées à leurs capacités et fondées sur les meilleures connaissances scientifiques disponibles, notamment celles du GIEC. Le Mexique a précisé cette analyse en identifiant quatre critères interdépendants permettant d’apprécier le respect de cette diligence : (i) l’élaboration et la mise en œuvre des contributions déterminées au niveau national (CDN) ; (ii) la prise en compte des pertes et préjudices ; (iii) l’allocation de ressources financières ; et (iv) le transfert de technologies ainsi que le renforcement des capacités. Les Seychelles ont, pour leur part, souligné qu’une diligence suffisante implique une mise en œuvre effective des CDN avec une ambition croissante, tandis que la Gambie a mis l’accent sur la nécessité de réaliser des évaluations d’impact environnemental.

    Enfin, sept États — dont la France — ont plaidé pour une due diligence renforcée. Antigua-et-Barbuda a proposé que des exigences de diligence accrues soient imposées aux grands émetteurs historiques, tandis que la Suisse a limité une telle exigence renforcée aux principaux émetteurs actuels. Cette approche a été critiquée par les États-Unis, qui ont contesté toute base juridique permettant d’imposer des obligations différenciées en matière de diligence entre États.

    1. Le principe des responsabilités communes mais différenciées

    Conformément au principe des responsabilités communes mais différenciées (common but differentiated responsibilities – CBDR), lié à l’équité intergénérationnelle, il est attendu des États qu’ils assurent une répartition équitable des charges liées à l’action climatique et aux impacts climatiques, en tenant compte de leur contribution historique aux causes du changement climatique et de leurs capacités respectives [9].

    Ce principe a été au cœur de débats, tout comme il l’avait été en amont de la publication de l’avis consultatif de la CIADH, aussi bien s’agissant de sa définition que de sa portée. Seize États ont affirmé que les États développés — ceux disposant de ressources plus importantes et portant historiquement une responsabilité disproportionnée dans les émissions mondiales de GES — sont tenus de prendre l’initiative dans la lutte contre le changement climatique, notamment par le biais du renforcement des capacités, de l’assistance financière et/ou du transfert de technologies. Certains États, comme la Roumanie, ont toutefois considéré que la responsabilité historique ne devait pas être prise en compte pour définir les obligations juridiques des États au titre du principe CBDR. De même, la distinction entre État développé et État en développement a été débattu, la République démocratique du Congo, les Bahamas et les Émirats arabes unis estimant que la Cour devait prendre en compte les capacités évolutives des économies émergentes, bien que classées à ce jour comme « États en développement ». Nauru a en outre demandé à la CIJ de tenir compte des vulnérabilités géographiques des pays enclavés et montagneux. 

    L’appréciation de la portée du principe CBDR n’a pas fait l’unanimité : alors que l’Équateur a soutenu qu’il impose une obligation de diligence aux États, les contraignant à prendre toutes les mesures nécessaires pour réduire les émissions de GES de manière proportionnée à leurs contributions historiques, le Canada a affirmé que le CBDR ne crée pas d’obligations juridiques pour les États. Des divergences d’opinion peuvent également être notées quant aux obligations concernées par le principe : certains ont pu avancer qu’il devait éclairer l’interprétation des obligations liées au climat en général tandis que d’autres ont cherché à le cantonner à l’Accord de Paris, voire à minimiser son importance au sein de l’Accord (il ne constituerait pas un principe global selon les États-Unis).  

    Les États étaient également divisés sur l’existence d’une obligation de financement en vertu du droit international. Alors que le Costa Rica et le Kenya ont soutenu que les États ont une obligation juridique de fournir une compensation pour les pertes et préjudices liés au changement climatique, l’Allemagne a affirmé que cette compensation devrait rester purement volontaire.

    1. La responsabilité des acteurs privés

    Plusieurs contributions ont porté sur les obligations des États à l’égard des acteurs privés dans la lutte contre le changement climatique. Comme l’a rappelé la CIADH le 3 juillet dernier, “il ne fait aucun doute que les entreprises sont appelées à jouer un rôle fondamental dans la lutte contre l’urgence climatique” et sont tenues de le faire [10]. Les instances internationales sont unanimes à ce propos : ce ne sont pas seulement les États, sujets de droit naturels du droit international public, mais également les entreprises qui ont des “obligations et responsabilités en ce qui concerne le changement climatique et ses impacts […] sur les droits humains” [11].

    Onze États ont ainsi affirmé leur obligation de réglementer la conduite des acteurs privés relevant de leur juridiction afin de prévenir les dommages, certains mentionnant plus spécifiquement une obligation de réglementer la conduite des acteurs privés générant des émissions de GES ou portant atteinte aux droits humains. 

    Des arguments ont également été avancés concernant l’importance de prévoir des cadres juridiques contraignants dans le contexte de la régulation des activités des acteurs privés opérant sur le territoire d’un État (Serbie), ainsi que la nécessité de garantir l’exercice d’une diligence raisonnable — en particulier concernant les impacts environnementaux négatifs — tout au long des chaînes d’approvisionnement des acteurs privés (Namibie).

    1. Les conséquences juridiques 

    La seconde question posée à la CIJ concernant les conséquences juridiques en cas de manquement aux obligations a suscité de nombreuses discussions sur le cadre juridique de applicable, avec pas moins de 54 contributions sur le sujet (A), ainsi que sur les enjeux de causalité, d’attribution et de responsabilité historique et collective, sur lesquels 29 argumentaires ont été formulés (B), suivies par l’enjeu de la réparation des dommages climatiques (21) (C), et, enfin, de la cessation et de la non-répétition des manquements (3) (D).

    Thématiques les plus évoquées dans les contributions étatiques s’agissant des conséquences juridiques en cas de manquement aux obligations :

    1. Le cadre juridique applicable

    Les États ont été divisés sur le cadre juridique de référence applicable pour déterminer les conséquences juridiques d’une violation de leurs obligations climatiques. 

    De nombreux États (43) ont affirmé que le droit international général de la responsabilité des États s’applique en cas de manquement. L’Arabie saoudite, le Canada, la Chine, la France, le Japon, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni ont au contraire soutenu que les conséquences juridiques doivent être plus strictement déduites des mécanismes de conformité prévus par le régime conventionnel climatique. Enfin, l’Afrique du Sud et l’Espagne ont plaidé pour un examen au cas par cas de la question des conséquences juridiques.

    1. Les enjeux de causalité, d’attribution et de responsabilité historique et collective

    Les enjeux de la causalité se sont avérés aussi centraux que controversés. L’Australie, l’Espagne, les États-Unis, le Koweït et le Timor-Leste ont affirmé que la réparation des préjudices liés au changement climatique nécessite l’établissement d’un lien de causalité clair entre les émissions de GES et le dommage en question, tandis que la France a soutenu que les critères de causalité doivent être définis au cas par cas. Les pays nordiques sont allés plus loin, affirmant que la causalité ne peut être traitée de manière abstraite. En réponse, l’Albanie, Antigua-et-Barbuda, les Bahamas, le Belize, le Guatemala et la Zambie ont soutenu que l’engagement de la responsabilité pour obtenir réparation ne devait pas être exclu par les difficultés à établir la causalité. Leur position s’inscrit dans la lignée de l’avis de la CIADH du 3 juillet, qui a souligné la possibilité de présumer un lien de causalité entre les émissions de GES et la dégradation du système climatique, ainsi que celui existant entre cette dégradation et les risques qu’elle engendre sur les systèmes naturels et les populations [12].

    La question de l’attribution d’un dommage climatique à un ou plusieurs États a également fait l’objet de débats. Si la Russie a soutenu que cela est impossible, le Chili, le Costa Rica, le Ghana et les Samoa ont affirmé qu’une telle attribution peut être établie sur la base d’un consensus scientifique reconnu.

    Enfin, des divergences de positionnement peuvent être constatées s’agissant du caractère individuel ou collectif de la responsabilité étatique. Six États (Micronésie, République démocratique du Congo, Samoa, Comores, Vietnam et Zambie) ont affirmé que le droit international coutumier fournit un cadre pour traiter à la fois la responsabilité collective et individuelle. Allant dans ce sens, Nauru et le Népal ont suggéré que la nature composite de la responsabilité des États en matière climatique signifie que les États développés ont un devoir collectif de compenser les dommages causés par leurs émissions historiques.

    La Russie et le Japon se sont opposés à ce point de vue, soutenant qu’il ne fallait accorder qu’une considération limitée — voire aucune — aux émissions historiques dans la détermination de la responsabilité étatique. L’Australie a quant à elle soutenu que le droit de la responsabilité des États ne reconnaît pas de responsabilité collective pour les dommages climatiques.

    1. La réparation des dommages climatiques

    Dix États ont avancé que la réparation des dommages climatiques peut notamment être assurée en contribuant aux fonds de lutte contre le changement climatique, en offrant des ressources financières pour soutenir les efforts d’adaptation, d’atténuation et de relocalisation, en soutenant la recherche scientifique régionale, en garantissant le maintien du statut d’État pour les États touchés, en procédant à des transferts technologiques et en utilisant des mécanismes de réparation innovants tels que l’allègement et l’annulation de la dette, ainsi que les échanges dette-climat. 

    L’Égypte, l’Équateur, la Jamaïque et Sainte-Lucie ont quant à eux soutenu que le caractère discrétionnaire des mécanismes de pertes et dommages (Loss and Damage) dans le cadre de la CCNUCC ne peut se substituer à une réparation intégrale, y compris à une indemnisation, en vertu du droit international. Cette position fait échos à celle de la CIADH qui a, d’une part, affirmé que la responsabilité internationale engendrée par la violation du droit à un climat sain entraîne l’obligation de réparer intégralement le dommage causé [13], et, d’autre part, a averti que, compte tenu de l’ampleur des impacts prévus, le Fonds Loss and Damage mis en place dans le contexte de la COP27 nécessiterait “des ressources extraordinairement élevées pour remplir sa fonction” [14].

    Enfin, les Fidji et la Micronésie se sont déclarées favorables à une différenciation des réparations entre les réparations dues aux États, en particulier aux PEID, les réparations dues aux peuples, y compris les peuples autochtones, et les réparations dues aux individus, y compris les détenteurs de droits des générations actuelles et futures.

    1. La cessation et la non-répétition des manquements

    Trois États ont élaboré sur les obligations de cessation et de non-répétition s’inscrivant dans le cadre du droit de la responsabilité des États. Les Fidji ont estimé que la cessation exige une réduction immédiate des émissions de GES ainsi que le démantèlement des structures systémiques alimentant de telles émissions, tandis que le Ghana a soutenu que les États doivent cesser et s’abstenir d’adopter des lois, politiques et pratiques qui soutiennent les émissions de GES, en particulier la production d’énergies fossiles. Afin de garantir la non-répétition, le Vanuatu a affirmé que les États doivent engager des réformes politiques, réglementaires et législatives et empêcher les acteurs non étatiques relevant de leur juridiction, y compris les entreprises, de causer de nouveaux dommages climatiques.

    La CIADH a rappelé à ce titre qu’il est “du devoir de l’État de surveiller et de contrôler, au minimum, la prospection, l’extraction, le transport et le traitement des combustibles fossiles, la fabrication de ciment, les activités agro-industrielles” [15].

    Notes et références :

    [1] CIADH, Urgence climatique et droits humains, avis consultatif OC-23/17, 3 juillet 2025,  §  290 et 291 et suiv. sur le caractère jus cogens de l’obligation de ne pas causer des dommages irréversibles au climat et à l’environnement.

    [2] CIADH, avis consultatif OC-23/17, 3 juillet 2025, § 300 et suiv. La Cour affiche la volonté de “doter l’ordre juridique interaméricain d’un fondement propre, qui permette de délimiter clairement les obligations spécifiques des États face à la crise climatique et d’exiger leur respect de manière autonome par rapport aux autres devoirs liés à la protection de l’environnement”.

    [3] CIADH, avis consultatif OC-23/17, 3 juillet 2025, § 305.

    [4] CIJ, Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, Avis consultatif du 8 juillet 1996, § 29.

    [5] TIDM, Changement climatique et droit international, Avis consultatif du 21 mai 2024, § 166.

    [6] CEDH, Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, n° 53600/20, 9 avril 2024, § 410-420.

    [7] CIADH, avis consultatif OC-23/17, 3 juillet 2025, § 311 : “bien que le droit international des droits humains reconnaisse à toute personne des droits inaliénables, son fondement éthique et normatif transcende les habitants de la planète dans le présent et s’étend également à l’humanité en tant que communauté morale et juridique qui perdure dans le temps”.

    [8] CIADH, avis consultatif OC-23/17, 3 juillet 2025, § 276.

    [9] CIADH, avis consultatif OC-23/17, 3 juillet 2025, § 310.

    [10] CIADH, avis consultatif OC-23/17, 3 juillet 2025, § 345.

    [11] CIADH, avis consultatif OC-23/17, 3 juillet 2025, § 346 ; Working Group on the issue of human rights and transnational corporations and other business enterprises, « Information Note on Climate Change and the Guiding Principles on Business and Human Rights, 2023 », p. 5.

    [12] CIADH, avis consultatif OC-23/17, 3 juillet 2025, § 553.

    [13] CIADH, avis consultatif OC-23/17, 3 juillet 2025, § 303.

    [14] CIADH, avis consultatif OC-23/17, 3 juillet 2025, § 201.

    [15] CIADH, avis consultatif OC-23/17, 3 juillet 2025, § 353.

  • Devoir de vigilance européen : au Conseil, la stratégie du pire.

    Les représentant·e·s des États membres de l’Union européenne ont adopté hier soir la position du Conseil sur l’Omnibus I – proposé en février dernier par la Commission. Loin d’être un compromis entre simplification et maintien d’une régulation effective des entreprises, cette position vide dramatiquement de son sens l’objet du devoir de vigilance européen (CSDDD) : prévenir et réparer les atteintes aux droits humains et à l’environnement commises par les multinationales. Cet accord, qui établit la position du Conseil pour les futures négociations avec le Parlement européen, confirme le « business as usual » promu par les lobbies économiques et l’extrême droite, avec la complicité de certains États membres, dont la France.

    Alors que de nombreux acteurs (société civile, syndicats, entreprises, économistes, Banque centrale européenne) avaient alerté sur les conséquences délétères de l’Omnibus I, le Conseil de l’Union européenne a décidé de se murer dans une vision erronée de la simplification de la vie des entreprises. 

    • Décidant d’aller au-delà de la proposition déjà moins-disante de la Commission européenne, le Conseil propose de relever les seuils d’application du devoir de vigilance européen. Reprenant l’argumentaire de la France, le Conseil voudrait que ce dernier ne s’applique qu’aux sociétés de plus de 5000 salarié·e·s et réalisant plus d’1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires. Le nombre de sociétés concernées s’en trouverait réduit à peau de chagrin. 
    • En proposant de limiter le devoir de vigilance aux seuls partenaires commerciaux directs (tout en prétendant suivre une « approche fondée sur les risques »), le Conseil condamne l’effectivité du dispositif : cette limitation aurait des conséquences catastrophiques sur le terrain, les violations des droits humains et les atteintes à l’environnement les plus graves ayant souvent lieu au-delà du premier rang de partenaires commerciaux.
    • La responsabilité civile, pilier fondamental du devoir de vigilance, n’est pas non plus épargnée. Très loin d’une simplification, le Conseil s’aligne sur la proposition de la Commission de ne plus harmoniser le régime de responsabilité civile, ce qui conduirait à une fragmentation des régimes juridiques selon les États membres, au détriment à la fois des victimes et des entreprises. 
    • Enfin, les États membres ont pris la liberté d’affaiblir davantage le volet climatique de la directive sur le devoir de vigilance européen. Alors que cette dernière faisait obligation aux entreprises d’adopter et de mettre en œuvre des plans de transition climatique, la position du Conseil revient nettement sur le niveau d’ambition de ces plans. Les entreprises resteraient libres de ne pas mettre en œuvre leurs engagements si les efforts demandés leur semblent déraisonnables. 

    De plus, le Conseil donne son accord pour réduire considérablement le périmètre de la directive sur le reporting de durabilité (CSRD). Cette position aboutirait à l’exclusion de milliers d’entreprises européennes de ce dispositif et favoriserait le greenwashing.

    Cette séquence renvoie à un constat tout aussi bouleversant : la politique se coupe des citoyen·ne·s et le basculement des instances européennes vers l’extrême droite se concrétise. 

    Le Conseil, une nouvelle fois, a cédé à la pression des lobbies – MEDEF, FBF et autres – qui profitent de l’instabilité actuelle pour imposer leur agenda de dérégulation. Les intérêts privés prennent le pas sur les droits fondamentaux et l’avenir de la planète. 

    Au-delà de ses impacts environnementaux et sociaux, la séquence s’inscrit dans un contexte où l’extrême droite gagne du terrain en Europe et se félicite ouvertement de cette offensive contre le Pacte vert. 

    Nos organisations dénoncent également le silence délibéré des dirigeant·e·s français·es face à l’opinion de la grande majorité des citoyen·ne·s et aux demandes des organisations de la société civile. Ni Emmanuel Macron, ni François Bayrou n’ont accepté de dialoguer à ce sujet avec la société civile.

    Face à ce panorama funeste, nos organisations appellent le Parlement européen, et tous les acteurs de la société ayant pris position contre l’Omnibus I, à s’unir pour combattre cette approche réactionnaire. 

    Contacts presse :

    Amis de la Terre France : Marcellin Jehl, Juriste et chargé de plaidoyer, marcellin.jehl@amisdelaterre.org

    CCFD-Terre Solidaire : Sophie Rebours, Responsable relations médias, s.rebours@ccfd-terresolidaire.org 

    Notre Affaire à Tous : Justine Ripoll, Responsable de campagnes, justine.ripoll@notreaffaireatous.org

    Oxfam France : Stanislas Hannoun, Responsable Justice fiscale et inégalités, shannoun@oxfamfrance.org

    Reclaim Finance : Olivier Guérin, Chargé de plaidoyer réglementation européenne, olivier@reclaimfinance.org

  • Censure de la loi d’orientation agricole : le Conseil constitutionnel permet d’éviter le pire

    Article rédigé par Alice Renaud.

    Contexte

    La loi d’orientation pour la souveraineté alimentaire et le renouvellement des générations en agriculture, qui remet en cause un grand nombre de garanties environnementales, a été adoptée rapidement par le Parlement avant le début du salon de l’agriculture. Le Conseil constitutionnel a été saisi avant sa promulgation par les députés écologistes et insoumis. Notre affaire à tous a déposé une contribution extérieure pour appuyer et compléter leurs arguments. 

    Décision

    Par une décision n° 2025-876 DC du 20 mars 2025, le Conseil constitutionnel a censuré 18 articles soit près d’un tiers de la loi. 

    • 11 articles ont été considérés comme des cavaliers législatifs ou ont méconnu la règle de l’entonnoir ;
    • 7 articles étaient contraires, pour des motifs de fond, à la Constitution.

    Précisions

    Si le projet de loi d’orientation agricole avait été pensé pour répondre aux demandes des agriculteurs en crise, une partie de la loi qui est sortie des couloirs du Parlement visait à affaiblir les protections environnementales relatives à l’agriculture et à la biodiversité. Le juge constitutionnel a heureusement permis de limiter une telle dérive sur un certain nombre de points.

    Les articles censurés sur le fond

    Il a notamment censuré, au sein de l’article 1er, l’alinéa qui empêchait le pouvoir réglementaire d’aller au-delà des règles européennes dans le domaine de l’agriculture. Le Conseil constitutionnel considère, qu’en vertu de l’article 37 de la Constitution, le gouvernement dispose de compétences propres dont il ne peut être privées, par le pouvoir législatif, au profit de l’Union européenne. Cette interprétation inédite du principe de séparation des pouvoirs permet de censurer cet alinéa et de laisser une liberté au pouvoir réglementaire afin de protéger plus fortement certains intérêts. 

    L’article 2, qui introduisait le principe de non-régression de la souveraineté alimentaire, est censuré en ce qu’il méconnaît l’objectif à valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi et le principe de séparation des pouvoirs. Cette censure est bienvenue puisque ce principe aurait pu être opposé au principe de non-régression de la protection de l’environnement dès lors qu’il était défini comme la protection du potentiel agricole de la Nation ne pouvant faire l’objet que d’une amélioration constante. Le Conseil constitutionnel décide que cet article est susceptible de faire obstacle à l’exercice du pouvoir réglementaire en ce qu’une évaluation systématique des textes qui pourraient avoir une incidence, même lointaine, sur l’agriculture ou la pêche aurait dû être effectuée. 

    Le juge constitutionnel a également censuré l’article 31 qui instaurait une présomption de non-intentionnalité, lorsque l’exploitant exécute une obligation légale, réglementaire ou administrative, concernant l’atteinte aux espèces protégées et à leurs habitats naturels rendant beaucoup plus simple de ne pas être condamné pour ce délit. Cet article est contraire au principe de légalité des délits et des peines dès lors qu’il faisait dépendre le champ d’application de la loi pénale d’une décision administrative. 

    L’article 35, qui introduisait une présomption de bonne foi de l’exploitant, obligeait à prioriser les procédures alternatives aux poursuites pénales et permettait à l’exploitant de ne pas être sanctionné si le manquement reposait sur une norme en contradiction avec une autre norme, a aussi été déclaré contraire à la Constitution. Pour les juges, cet article était, en partie, dépourvu de portée normative et inintelligible. 

    Enfin, l’article 48, qui excluait les piscicultures, c’est-à-dire l’élevage de poissons en bassin artificiel, du régime de protection IOTA, méconnaît les articles 1 et 3 de la Charte de l’environnement. Cette nomenclature permet, selon le Conseil constitutionnel, d’empêcher certaines atteintes à l’environnement et sa suppression pour ce type d’activités n’est pas remplacée par un autre moyen de protéger l’eau et les milieux aquatiques ce qui met en péril l’environnement. 

    Les cavaliers législatifs

    La censure de certains articles de la loi d’orientation agricole, sur le fondement de l’article 45 de la Constitution, permet d’empêcher des atteintes graves à l’environnement. 

    En effet, l’article 33 déclarait les travaux forestiers, notamment les travaux d’exploitation incluant la récolte des bois destinés aux filières industrielles et énergétiques, comme d’une part, indispensable à la préservation des écosystèmes et, d’autre part, des activités d’intérêt général sécurisées juridiquement tout au long de l’année. Le Conseil constitutionnel a expliqué qu’il ne présentait aucun lien avec le projet de loi déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale. 

    Un autre cavalier législatif important à relever est l’article 42 de la loi qui excluait du décompte du zéro artificialisation nette les bâtiments agricoles et vidait en partie de sa substance cet objectif important pour l’atténuation au changement climatique et l’adaptation à celui-ci. 

    La non-censure de certaines menaces

    Bien que la décision du Conseil constitutionnel a permis de protéger certaines garanties environnementales que le Parlement essayait de supprimer, certains articles déclarés conformes à la Constitution demeurent des menaces pour la préservation de l’environnement. 

    Le juge constitutionnel n’a censuré que partiellement l’article 1er de la loi. Il n’a pas déclaré contraire à la Constitution le fait que la protection, la valorisation et le développement de l’agriculture et de la pêche étaient d’intérêt général majeur et constituaient des intérêts fondamentaux de la Nation. D’après lui, cette partie de l’article 1er constitue une loi de programmation qui détermine les objectifs de l’action de l’Etat. Il ne peut donc pas se substituer au pouvoir du Parlement et se prononcer sur l’opportunité des objectifs que le législateur assigne à l’action de l’Etat. Toutefois, cet article pourrait avoir des conséquences réelles sur l’environnement si l’interprétation qui lui est donnée inclut toute la chaîne de valeur des produits agricoles comme l’installation d’usines agroalimentaires.

    Le Conseil constitutionnel valide également le principe “pas d’interdiction sans solution” institué par l’alinéa 14 du 1er article de la loi qui empêche les autorités d’interdire des produits phytosanitaires autorisés par l’Union européenne s’il n’existe pas de solution pour les remplacer. Aussi, même si des études scientifiques établissent la dangerosité d’un ces produits, les autorités françaises ne pourront en prendre acte et devront attendre que l’Union européenne l’interdise. D’après le Conseil constitutionnel, cette disposition est programmatique et n’est pas contraire au droit de vivre dans un environnement sain. Il est cependant possible d’espérer une déclaration d’inconventionnalité de cet article dès lors que l’article 71 du règlement n° 1107/2009 du 21 octobre 2009 oblige chaque Etat-membre à tirer les conséquences de la dangerosité avérée d’une substance active en l’interdisant dans l’attente d’une action à l’échelle européenne. 

    La différence de traitement permise par l’article 32 est justifiée, selon les juges, au regard de la nature de l’activité d’élevage et des variations qu’elle peut connaître. Les exploitants d’élevage sont donc davantage susceptibles de franchir les seuils d’application du régime de déclaration ou d’enregistrement des ICPE. Ainsi, le fait que l’amende soit 100 fois moins élevée (450 euros à la place de 45 000 euros) que pour les autres industriels lors d’un dépassement des seuils de maximum 15%, ne viole pas le principe d’égalité. Le Conseil constitutionnel explique qu’il ne voit pas le lien entre le montant très faible de l’amende et un manquement à l’article 1er ou 3 de la Charte de l’environnement. Pourtant, il paraît évident qu’une amende très faible n’est pas dissuasive pour les exploitants d’élevage ce qui affaiblit le régime protecteur qui découle de la nomenclature des ICPE. 

    Enfin, le Conseil constitutionnel valide la facilitation de la modification du régime de déclaration ou d’autorisation des retenues collinaires ce qui rendrait, à terme, la mise en place de méga-bassines plus simple. 

    Aussi, si la décision du Conseil constitutionnel permet d’éviter une grande partie des dangers initiaux de la loi d’orientation agricole, il faudra rester vigilant sur les conséquences de certains des articles validés rue de Montpensier. 

  • Commentaire de l’arrêt de la Cour de cassation du 18 mars 2025 : Victimes et référé pénal environnemental

    Article rédigé par Manolo Cléarc’h-Chalony.

    Les riverains des installations industrielles et les associations de protection de l’environnement sont-elles des personnes concernées par la procédure de référé pénal environnemental ?  La Cour de cassation apporte une réponse négative dans son arrêt du 18 mars 2025 (pourvoi n° 24-81.339). 

    Selon la haute juridiction judiciaire, les riverains affectés par les émissions de PFAS et les associations qui les soutiennent ne sauraient être qualifiées de “personne concernée” au sens de l’alinéa 5 de l’article L. 216-13 du Code de l’environnement. Par conséquent, elles ne peuvent pas interjeter appel de l’ordonnance du Juge des libertés et de la détention (JLD) refusant de prononcer des mesures pour mettre un terme aux infractions à la législation des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE). La procédure de référé pénal environnemental est donc la chose du Ministère public et du mis en cause, au détriment des victimes, personnes réellement concernées. 

    Celles-ci sont pourtant à l’origine de l’ouverture de la procédure. 

    En l’espèce, aux mois de mai et juillet 2023, quarante-sept riverain.e.s, soutenu.e.s par onze associations, représentés par le cabinet Kaizen Avocat, ont demandé au Procureur de la République de Lyon d’adresser une requête au JLD. Leur objectif était alors d’obtenir “toute mesure utile” (1) de nature à faire cesser les infractions aux obligations de l’industriel en matière d’installations classées. Il était notamment reproché à l’exploitant de ne pas limiter la quantité de PFAS rejetés dans ses effluents aqueux. Au mois d’octobre 2023, le Procureur a accédé à cette demande et a saisi le JLD, comme le prévoit le Code de l’environnement. 

    Après avoir écarté les questions prioritaires de constitutionnalité (2) soulevées par l’industriel, le JLD a, par ordonnance du 16 novembre 2023, rejeté les demandes du Procureur. Les motifs de la décision indiquent que “les mesures utiles permettant de mettre un terme à la pollution, et à tout le moins d’en limiter les effets” ont été “prises par le préfet dans” plusieurs arrêtés publiés en 2022 et 2023. Partant, le JLD conclut que “le non-respect des prescriptions relatives” aux installations classées “n’était donc pas ou plus caractérisé” au jour de la requête du Procureur. 

    En application de l’alinéa 5 de l’article précité, le collectif de victimes et d’associations à l’origine de la procédure a interjeté appel. L’article en question dispose que “la personne concernée ou le Procureur de la République peut faire appel de la décision du juge des libertés et de la détention dans les dix jours suivant la notification ou la signification de la décision.” 

    Le 11 janvier 2024, la chambre de l’instruction de la Cour d’Appel de Lyon a toutefois jugé l’appel des riverains et associations irrecevable. L’arrêt retient ainsi “qu’il est évident que les personnes physiques et les personnes morales concernées”, au sens de l’alinéa 5, sont “les personnes soupçonnées de ne pas respecter les prescriptions” relatives aux installations classées pour la protection de l’environnement. En d’autres termes, seul l’exploitant industriel serait à même de contester la décision du JLD, à l’exclusion des autres parties de la procédure. 

    Cette interprétation n’a toutefois rien d’évident. C’est pourquoi le collectif à l’initiative de la procédure, ainsi que l’Avocat général, se sont pourvus en cassation. 

    Les riverains et associations ont, en premier lieu, soutenu que la rédaction de l’article L. 216-13 du Code de l’environnement reflète la volonté du législateur de faciliter l’intervention des associations dans la procédure de référé pénal environnemental. 

    Depuis sa création en 1992, le référé pénal environnemental permet aux associations de protection de l’environnement de saisir le Procureur de la République des manquements des installations industrielles. Cette procédure a, par la suite, fait l’objet de réformes (3) qui ont étendu son champ d’application, sans que la participation des associations ne soit remise en cause. Et pour cause, la ratio legis de cette procédure est de permettre aux associations et aux victimes d’agir lorsque l’autorité compétente fait défaut. Les riverains et riveraines jouent tout autant ce rôle de sentinelle. Comme le note la doctrine, “les victimes d’atteintes à l’environnement ne manqueront ainsi pas dorénavant de solliciter du JLD – ou au juge d’instruction – la prise des mesures conservatoires que le préfet se serait abstenu ou aurait refusé de prendre” (4). 

    Si les associations et les personnes vivant à proximité des installations industrielles jouent un tel rôle dans le déclenchement de la procédure, pourquoi le législateur aurait-il souhaité les priver du droit d’appel ? L’économie de l’article L. 216-13 se trouverait alors bouleversée et il serait difficilement compréhensible que l’interprétation de ce texte retire d’une main ce que le législateur a donné de l’autre. 

    Le collectif à l’origine de la procédure soutient, d’ailleurs, que le législateur utilise des termes différents, à l’intérieur même de la rédaction de l’article L. 216-13 du code de l’environnement, pour désigner l’exploitant industriel et les autres parties. Ainsi l’alinéa 3 de l’article précité fait-il référence à la personne “intéressée”, et non pas “concernée”, pour désigner le responsable d’exploitation. Dans son réquisitoire devant la Cour d’appel, le Procureur Général de Lyon avait, d’ailleurs, souligné cette subtilité rédactionnelle pour conclure à la recevabilité de l’appel. 

    La Cour de cassation ne s’est toutefois pas adonnée à une analyse sémantique de l’article précité, ni à fournir une cohérence d’ensemble à l’article L. 216-13. Elle se contente de rejeter sèchement le pourvoi en rappelant que “pour déclarer irrecevable l’appel formé par les demandeurs, l’arrêt attaqué énonce que la personne concernée, titulaire du droit de relever appel de la décision du juge des libertés et de la détention en matière de référé environnemental, ne peut être que la personne soupçonnée de ne pas respecter les prescriptions imposées par les dispositions visées par l’article L. 216-13 du code de l’environnement”. 

    A l’instar de son arrêt en date du 14 janvier 2025 (5), la Cour de cassation restreint l’accès à la procédure aux riverains et associations en leur refusant la qualité de parties. Elle donne ainsi davantage de poids à l’aspect pénal de la procédure de référé, plutôt qu’à son caractère environnemental. Cet arbitrage du Quai de l’Horloge est regrettable à double titre. En premier lieu, en ce qu’il prive la procédure de sa visée préventive. En second lieu, en ce qu’il entretient un trouble sur la régime de la procédure de référé pénal environnement, à rebours des dernières avancées jurisprudentielles. 

    Le référé pénal environnemental vise avant tout à ce qu’il soit mis un terme rapidement aux manquements constatés, dans un objectif de prévention des atteintes à l’environnement ou de leur aggravation. Comme le souligne certains auteurs, l’intérêt principal de cette procédure réside dans “l’édiction rapide de mesures de nature à faire cesser l’atteinte en cours” (6). Dans ces conditions, “l’absence de droit d’initiative des victimes semble injustifiée” (7), l’objectif de cessation des atteintes à l’environnement semblant davantage relever des intérêts civils, de surcroît lorsqu’une association agréée de protection de l’environnement est à l’origine de la procédure. 

    En déniant la qualité de personne concernée aux acteurs à l’origine du référé pénal environnemental, la Cour de cassation vide de sa substance la visée préventive de l’article L. 216-13 du Code de l’environnement et amoindri le rôle de vigie conféré à la société civile dans cette procédure. L’inertie initiale des services préfectoraux en charge de la police de l’environnement ne sera, in fine, que transférée aux services des Parquets. Ces derniers manquent déjà de moyens et, souvent, de connaissances spécifiques en matière environnementale (8). Atteindre les objectifs de célérité et d’efficacité de la procédure de référé pénal environnemental semblent, dans ces conditions, relever davantage du vœu pieu que de la réalité économique des Tribunaux.

    Le récent arrêt de la Cour de cassation contribue, par ailleurs, à entretenir le trouble au sujet du régime procédural et des objectifs du référé pénal environnemental. Alors que plusieurs décisions avaient clairement distingué cette procédure des règles classiques de la procédure pénale, la Haute juridiction signe ici une décision contraire. 

    La procédure de référé pénal environnemental n’a pas pour objectif de rechercher la responsabilité pénale de l’auteur des manquements. En effet, la Cour de cassation elle-même a jugé que la procédure de référé pénal environnemental “ne subordonne pas à la caractérisation d’une faute de la personne concernée de nature à engager sa responsabilité pénale le prononcé par le JLD, lors d’une enquête pénale, de mesures conservatoires” (Crim, 28 janvier 2020, n°19-80.091). 

    Le Conseil Constitutionnel (9) a également pris soin de distinguer, d’une part, la procédure de référé pénal environnemental s’inscrivant dans une enquête pénale et, d’autre part, la procédure de référé pénal environnemental autonome de toute investigation pouvant mettre en cause la responsabilité du contrevenant. Ce n’est que dans le premier cas de figure que l’audition de la personne à l’origine des manquements constatés doit être avisée de son droit de garder le silence (10). Les principes directeurs du procès pénal n’ont donc, par principe, pas à s’appliquer à la procédure de référé pénal environnemental (11). 

    En appliquant à la procédure de référé pénal environnemental les règles classiques de l’appel des jugements sur la culpabilité des personnes poursuivies pénalement, la Cour de cassation entretient le trouble sur le régime de cette action, en contradiction avec la visée préventive de la procédure prévue à l’article L. 213-16 du Code de l’environnement. 

    La seule œuvre de clarté offerte par la Cour est la démonstration, s’il en était encore besoin, de l’inadaptation de la procédure pénale pour répondre aux préoccupations et besoins des victimes de pollutions industrielles. Privées de recours devant la juridiction répressive, elles pourraient, à l’image de l’action de masse (12) en réparation des préjudices liés aux PFAS annoncée au mois de février, se tourner vers le juge civil pour obtenir d’urgence une mesure conservatoire ou de remise en état sur le fondement de l’article 835 du CPC.

    Désormais, seule une réécriture de l’article L 213-16 du Code de l’environnement semble à même de concrétiser les objectifs initiaux de la procédure de référé-pénal environnemental. En sus de l’inclusion de cet article au sein des dispositions communes du Code de l’environnement (13), des précisions doivent nécessairement être apportées pour que les victimes et associations soient reconnues comme parties intégrantes de la procédure. 

    En premier lieu, la réforme devra explicitement consacrer le droit d’appel de ces acteurs qui, comme il a été souligné, sont à l’origine de la procédure. En second lieu, l’inertie procédurale ne doit pas se transmettre des services préfectoraux au Parquet. A l’instar de la possibilité reconnue aux victimes de déposer plainte avec constitution de partie civile auprès du Juge d’instruction passé un certain délai après la saisine du Procureur (14), une réelle initiative procédurale doit être reconnue aux victimes et associations. Celles-ci, passé un délai nécessairement court en raison de l’urgence de la situation, doivent pouvoir saisir directement  le JLD de leurs demandes en cas d’absence d’action du Ministère public. 

    La Cour de cassation avait l’opportunité de reconnaître pleinement le rôle des associations et riverains dans la justice environnementale. Les mesures demandées étaient étudiées, scientifiquement validées et utiles à tout un territoire affecté par une pollution extrêmement grave aux polluants éternels. La Cour aura finalement préféré maintenir à distance la société civile. Les personnes concernées apprécieront.

    Notes

    (1) Article L216-13

    (2) Celles-ci portaient, notamment, sur les pouvoirs du JLD, le respect des droits de la défense et de la présomption d’innocence.

    (3) Notamment par la Loi n° 95-101 du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement, l’Ordonnance n°2012-34 du 11 janvier 2012 portant simplification, réforme et harmonisation des dispositions de police administrative et de police judiciaire du code de l’environnement, la Loi n°2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages,  l’Ordonnance n°2017-80 du 26 janvier 2017 relative à l’autorisation environnementale, la Loi n°2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.

    (4) Benoît DENIS, Valérie SAINTAMAN, « La préservation de l’environnement opérée par le Juge des Libertés et de la détention au moyen de l’article L. 216-13 du Code de l’environnement », Energie – Environnement – Infrastructures n°5, Mai 2020, comm. 14.

    (5) Crim, 14 janvier 2025, n°23-85.490 : “les moyens doivent être écartés, le premier étant inopérant, faute pour l’association d’avoir la qualité de partie.”

    (6) Sébastien Bécue et Marc Pitti-Ferrandi, “Le référé pénal environnemental, une procédure juridique non identifiée ?”, Dalloz, AJ Pénal 2024, p.252.

    (7) Bécue et Pitti-Ferandi op cit.

    (8) Voir en ce sens le rapport de la Cour de cassation “Le traitement pénal du contentieux de l’environnement”, qui en 2022 soulignait déjà que: “le manque de temps et de moyens sont souvent avancés pour expliquer le faible investissement des magistrats, notamment du parquet, dans le traitement des contentieux de l’environnement. Il est permis de penser que le manque de connaissances en la matière est un facteur aggravant de cet état de fait” (page 19).

    (9) Cons.const., 15 novembre 2024,n° 2024-1111 QPC.

    (10) Pour une application par la jurisprudence, voir Crim, 28 janvier 2025, n°24-81.410.

    (11) Inès Souid, “Référé pénal environnemental : l’application des principes directeurs du procès pénal en question”, Dalloz actualité 18 février 2025.

    (12) https://kzn-avocatenvironnement.fr/action-juridique-pfas/

    (13) Bien que son champ d’application soit large, l’article L 213-16 du Code de l’environnement figure pour l’heure au sein du livre II relatif aux milieux physiques, et non pas au livre premier relatif aux dispositions communes. 

    (14) L’article 85 du Code de procédure pénale ouvre cette faculté aux victimes passé un délai de trois mois après la saisine du Procureur.

  • A69 : Décision majeure pour l’environnement !

    Article rédigé par Adeline Paradeise, juriste droit de l’environnement de Notre Affaire à Tous

    Les jugements ont été rendus suite à une analyse approfondie des impacts socio-économiques des deux projets autoroutiers. De nombreux moyens d’illégalité ont été soulevés par les associations. Le tribunal a choisi de se concentrer sur l’analyse des conséquences socio-économiques positives du projet, dont la faiblesse a suffi à annuler l’ensemble du projet sans nécessiter l’analyse des autres moyens.

    Le tribunal a rappelé qu’un projet affectant des espèces protégées ne peut bénéficier d’une dérogation à leur protection que s’il remplit trois conditions cumulatives prévues à l’article L.411-2 du code de l’environnement :

    • Le projet « répond, par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, à une raison impérative d’intérêt public majeur »,
    • Il n’existe pas d’autre solution satisfaisante,
    • « Cette dérogation ne nuit pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle. »

    Les magistrats ont vérifié si la première condition était remplie, rappelant de façon pédagogique que l’intérêt public en question doit être « d’une importance telle qu’il puisse être mis en balance avec l’objectif de conservation des habitats naturels, de la faune et de la flore sauvage ». Les préfets justifiaient la dérogation par une amélioration supposée de la sécurité publique et de la situation socio-économique des territoires desservis. Le tribunal a analysé en profondeur ces motifs.

    Concernant les motifs sociaux, la juridiction qui a analysé des chiffres plus récents que ceux, très anciens, fournis par les préfectures, note que le bassin de Castres-Mazamet n’est pas en situation de décrochage démographique, bénéficie de nombreux services et équipements de qualité (centre hospitalier, formations universitaires…). La juridiction relève également que beaucoup d’actifs travaillant dans le bassin de vie de Castres y résident. Elle relève également que les hypothèses de fréquentation du tronçon qui serait le plus utilisé, alors même qu’elles ont été qualifiées d’optimistes par l’autorité de régulation des transports, sont « très en deçà des seuils justifiant la construction d’une autoroute 2×2 voies ». De plus, le prix élevé du péage autoroutier « est de nature à relativiser les estimations de fréquentation issues de l’étude de trafic ».

    Concernant les motifs économiques, le tribunal a relevé que le taux d’activité des zones desservies n’est pas significativement différent des autres bassins d’activité comparables. Selon lui, une liaison autoroutière peut participer au confortement du développement économique et à l’attractivité d’un territoire, mais ici cela doit être relativisé car d’une part « une telle liaison ne constitue pas un facteur suffisant de développement économique, et, d’autre part, […] le coût élevé du péage de la future liaison autoroutière sera de nature à en minorer significativement l’intérêt pour les opérateurs économiques. »

    Concernant la sécurité publique, le tribunal a jugé que l’accidentalité sur la RN 126, qui établit actuellement la liaison qui fait l’objet du projet autoroutier, n’est pas plus importante que sur d’autres routes comparables. De plus, le projet risque même d’augmenter l’accidentalité sur l’actuelle RN 126 qui serait modifiée.

    Pour ces raisons, le tribunal a jugé qu’il n’existe pas de raison impérative d’intérêt public majeur, annulant ainsi les autorisations environnementales des projets.

    Impact immédiat : Les travaux sont illégaux et doivent être arrêtés.

    Et la suite ? L’État a annoncé faire appel, la Cour administrative d’appel de Toulouse sera saisie du dossier.

    Si ces décisions sont confirmées, les associations pourront demander la remise en état des lieux. Bien que certaines atteintes à l’environnement mettront du temps à être réparées, d’autres pourront l’être plus rapidement et beaucoup sont évités par l’arrêt des travaux.

    Cette situation doit nous interroger sur les carences du référé suspension, qui n’a pas permis de suspendre de tels travaux alors même qu’un doute sérieux sur leur légalité existe. Rappelons qu’il n’est normalement pas nécessaire de prouver l’illégalité de l’acte administratif attaqué, mais “seulement” l’existence d’un doute sérieux sur sa légalité.

    Les annulations prononcées sont protectrices de l’environnement et des terres arables. La politique du fait accompli, qui met en danger les finances des entreprises et de l’État en plus d’atteindre à l’environnement, doit cesser. Atosca connaissait très bien les risques juridiques qui étaient liés à ces autorisations et a choisi de commencer les travaux malgré tout. Cette entreprise doit donc supporter les conséquences financières des risques qu’elle a pris dans l’espoir d’augmenter ses profits voir peut-être, et ce serait plus inquiétant encore, que les juges hésiteraient plus à dire le droit face à des travaux déjà bien avancés.

  • Délinquance environnementale en Pays de Savoie

    Article rédigé par Léna Curien, de l’équipe Notre Affaire à Tous – Lyon

    Compte-rendu des premières audiences environnementales du Pôle Régional Environnemental d’Annecy

    2020. La loi est tombée : la justice pénale se durcit pour les délinquant·e·s environnementaux qui seront désormais, lorsque l’affaire est grave,  jugé·e·s par des tribunaux dotés de moyens renforcés dans le ressort de chaque cour d’appel française : les Pôles Régionaux Environnementaux (PRE). 

    4ème source de revenus criminels après les stupéfiants, la contrefaçon et la traite des êtres humains, la criminalité environnementale est une réalité par trop méconnue. Elle se matérialise par des nuisances environnementales et climatiques quotidiennes, dans l’ombre des grands scandales environnementaux

    Mais l’heure est à la fermeté, comme l’a démontré le Pôle Régional Environnemental d’Annecy ce mardi 1er octobre 2023. Il y était question de deux affaires de remblais illégaux, un fléau malheureusement ordinaire, à traiter prioritairement et fermement, de l’avis des autorités annéciennes.   

    « Les remblais illégaux par dépôt non autorisé de déchets inertes sont un fléau pour le bassin annécien ».
    Une juriste assistante spécialisée 

    Le Tribunal Judiciaire d’Annecy a été désigné récemment « Pôle Régional et Environnemental » et mène ainsi à ce jour une dizaine d’enquêtes sur des infractions environnementales les plus techniques, graves et complexes, d’où le recrutement d’une « assistante juridique environnementale  spécialisée »  en 2023.

    Pour la session matinale de 8h30, deux sociétés et deux prévenus, dont le Maire d’une commune, sont mis en cause pour avoir défriché sans autorisation la forêt d’un particulier, sans autorisation des travaux d’aménagement avec des déchets à la composition inconnue, les avoir abandonné illégalement dans une zone interdite par un plan de prévention des risques naturels (PPRT) nuisant au milieu aquatique. 

    Entre 2021 et 2022, ils auraient abattu 112 m2 d’arbres se trouvant sur leurs parcelles classées en zone naturelle et remblayé celles-ci avec 14 000 tonnes de terre minérale issues de chantiers du bassin annécien décalant au passage de 30 m un cours d’eau , au risque de provoquer des glissements de terrain.

    « Il y a une différence entre « élimination » et « valorisation » des déchets inertes ».
    Le Procureur de la République

    Lors des débats, la Présidente du Tribunal insiste lourdement sur la différence entre « élimination » et « valorisation » de déchets inertes. La valorisation agricole réalisée avec ces déchets doit ainsi répondre à un besoin préexistant d’aménagement de terrain exprimé par un propriétaire. Dans l’affaire, il y aurait eu  élimination car les prévenus n’avaient besoin ni de cette terre caillouteuse inadaptée aux cultures,  ni des remblais qu’elle a permis de créer. 

    Le procureur lui, s’étonne de l’absence de « Registre Déchets » (1) dans les entreprises. Car oui, même de la banale terre entre dans la catégorie de « déchet inerte» au sens de Code de l’Environnement (2). 

    Les avocats de la défense, de leur côté, réfutent les faits et l’intention de « défrichement » et plaident la volonté de revégétalisation à la fin des travaux de remblais stoppés net par l’action en justice, et la « régénération naturelle ». 
    Leur conception de la microbiologie des sols (3) est pour le moins singulière et les lignes du rapport de la DDT sont catégoriques : la repousse de plantations futures est compromise par l’apport de déchets inertes recouvrant pour partie les souches des arbres fraîchement abattus. Cela caractérise un « changement de destination » et donc le défrichement des parcelles, utilisées auparavant pour des activités forestières.

    « Le déplacement d’un cours d’eau n’a pas d’impact sur l’environnement, s’il est temporaire »
    Un avocat de la défense

    La méconnaissance par l’entreprise des documents d’urbanisme étonne à nouveau le Procureur. Les travaux étaient explicitement défendus car la zone était classée zone « N » par le Plan Local d’Urbanisme (PLU) —entendez par là naturelle, et  zone « Rouge » par le Plan de Prévention des Risques Naturel et Technologique (PPRT ou PPRN) — entendez par là zone interdite à tout aménagement car sujette à glissement de terrain.
    La fragmentation des milieux naturels et la destruction de continuités écologiques — ou « trame verte et bleue », mettent également en péril la biodiversité essentielle à la vie sur terre (Rapport OFB, 2023). La défense contestera pourtant que le déplacement temporaire d’un cours d’eau puisse avoir un quelconque impact sur l’environnement.

    L’association France Nature Environnement demande 3000 euros pour les atteintes à l’environnement et le non-respect des directives européennes « Déchets » et « Eaux », à la loi de 2020 relative à l’économie circulaire et à la « fiche déchets » de la région AuRa à destination des professionnels du BTP. Sa constitution de partie civile (4) est contestée : elle ne pourrait pas « connaître de préjudice moral » selon les avocats de la défense. La protection de l’environnement, c’est pourtant la raison d’être de l’association qui réalise actuellement un Atlas de la Biodiversité sur la commune. 

    L’un des propriétaires se défend : il souhaitait rendre service à une entreprise de BTP dans le besoin en accueillant les déchets sur son terrain. Mais la contrepartie financière et en nature issus des gains de coupe de bois et des travaux autour d’une vieille grange fait tache.

    C’est au tour du Maire de plaider sa cause. Les besoins en logements croissent, réhaussent l’activité pour les professionnel·le·s du BTP qui manquent de zones de dépôt pour les professionnels.
    L’argument ne fait pas mouche chez le procureur. Il rappelle la responsabilité du producteur et détenteur de déchets qui doit déposer en priorité ses déchets dans des Installation de Stockage des Déchets Inertes (ISDI). Il ne peut réaliser, sous couvert de « valorisation agricole », des « opérations de blanchiment en matière de déchet ». 

    « Il y a là une véritable opération de blanchiment en matière de déchets »
    Le procureur de la République

    Les propos de Me JULLIEN sont empreints de climato-scepticisme (5) et sans lien avec l’affaire : « des températures élevées existaient déjà à l’époque des dinosaures ». Le second avocat, Me MESSIE plaide plutôt la clémence face à une sensibilisation progressive à la question écologique.

    Le procureur se montre toutefois ferme vis-à-vis des entreprises délinquantes environnementales. Ces dernières créent de la distorsion de concurrence par rapport aux sociétés plus vertueuses qui respectent les réglementations. 

    Le procureur condamne ensuite le comportement des entreprises qui sollicitent les propriétaires de terrains agricoles pour accueillir leurs déchets inertes. Dans ce ce but, elles leur offrent des montants plus élevés que les bénéfices pouvant être tirés des produits agricoles et participent à la diminution des surfaces cultivées disponibles.

    « Économiquement, l’affaire est juteuse »
    Le Procureur de la République

    L’argent est le nerf de la guerre des entreprises qui ont économisé, selon l’estimation basse de Monsieur le Procureur, pas moins de 155 000 euros en ne déposant pas leurs 8053m2 de déchets inertes dans des Installation de Stockage des Déchets Inertes (ISDI) qui demandent entre 8 à 26 euros pour le stockage d’une tonne.

    Il martèle ensuite les sanctions encourues pour un délit pouvant conduire jusqu’à 4 ans d’emprisonnement pour la personne physique et pour les entreprises des amendes plus hautes que les économies réalisées grâce aux infractions, une exclusion des marchés publics (6) et une publication de l’affaire dans le journal local. 
    Le Code de l’Environnement (7) impose également de systématiquement rechercher si une remise en état des milieux est possible. L’entreprise pourrait ainsi devoir retirer l’intégralité des remblais, proposer un programme de remise en état et reboiser avec des essences imposées dans le délai d’un an avec 400 euros d’amende par jour de retard.

    Les coups de 14h sonnent lorsque Madame la Présidente expose la seconde affaire : infractions aux dispositions du plan local d’urbanisme, réalisation irrégulière d’affouillement ou d’exhaussement du sol, abandon de déchets hors des emplacements autorisés et déversement d’une substance dans les eaux entraînant des dommages à la flore ou la faune. Deux entreprises ainsi que leur dirigeant et un salarié sont mis en cause. Il leur est reproché le dépôt d’un mélange hétéroclite de plastiques, fer, terre, cailloux et déchets verts issus d’activités professionnelles paysagères sur une hauteur de plus de 2m, ainsi que le déversement de 30 à 35 m3 de ces déchets dans le cours d’eau situé 35 m en contrebas d’une falaise.

    Chose rare, le maire de la commune est présent dans la salle, contrairement à ses collègues de la gendarmerie, de la Direction Départementale Territoriale (DDT) et de l’Office Français de la Biodiversité (OFB), pourtant à l’origine de procès-verbaux. Le fait est révélateur des carences des autorités étatiques déconcentrées en personnel spécialisé sur les problématiques environnementales. 

    « C’est une affaire scandaleuse ! »
    Un propriétaire, partie civile

    L’affaire est similaire à celle de la matinée mais les demandes de réparation des préjudices sont différentes. Les infractions reprochées auraient porté atteinte au milieu sensible qu’est la ripisylve (8) et pollué le cours d’eau (9), détruisant les frayères (10). “ La seule violation de la loi suffit à caractériser le préjudice, ici la législation européenne, nationale et régionale sur les déchets (11)”, rappelle l’association FNE. La Fédération Départementale pour la Pêche et la Protection des Milieux Aquatiques  fonde sa demande sur le préjudice écologique au sens du Code Civil (12).

    Le propriétaire de la parcelle concernée par le dépôt n’est également pas convaincu par l’argument d’un “cordon sécuritaire” réalisé avec des monticules de déchets inertes pour “empêcher les conducteur·ice·s de chuter dans le précipice, pas plus que par l’argument de trois “accidents de manœuvre”. Il est partie civile et pour lui l’affaire est « scandaleuse ». Il demande réparation de son préjudice moral et matériel. 
    Les propos de son avocat sont d’une grande simplicité : « Il faut faire en sorte dans cette affaire, que l’écologie soit placée au centre, au même titre que le respect de la vie».

    « Il faut faire en sorte dans cette affaire, que l’écologie soit placée au centre, au même titre que le respect de la vie».
    Un avocat de la partie civile

    Les peines requises par le Procureur vont , comme dans la matinée, de la remise en état à la prison avec sursis en passant par des amendes et des exclusions de marchés publics dissuasifs de toute récidive.

    La journée se termine ainsi à 17h40 sur les conclusions finales du prévenu: « Il est difficile d’entendre qu’en tant que chef d’entreprise on peut être sanctionné, mais je ne renonce pas à ma culpabilité et j’assumerai cette responsabilité s’il le faut.»

    « Il est difficile d’entendre qu’en tant que chef d’entreprise, on peut être sanctionné »
    Un prévenu, dirigeant d’entreprise

    L’huissier le confirme, deux affaires pénales seulement en une journée de 7h, c’est « un cas exceptionnel», pour une juridiction qui tourne plutôt autour de 8/10 affaires par jour.  

    « Deux affaires pénales seulement en une journée de 7h, c’est un cas exceptionnel. »
    Un huissier de justice

    La décision sera rendue le 12 novembre à 8h30.

    Notre Affaire à Tous espère qu’à défaut de remblayer les trous du droit de l’environnement, le Pôle Régional Environnemental d’Annecy résoudra pour partie la question des remblais illégaux dans les Pays de Savoie et incitera les dirigeant·e·s d’entreprises à « bien faire » au nom de l’Environnement.

    Notes

    (1) Il est imposé par le Code de l’environnement, dans la lignée de la loi sur les déchets inertes de 2006.

    (2) Chapitre Ier Titre IV du Livre V du Code de l’Environnement

    (3) Voir à ce propos les excellentes conférences de Claude et Lydia Bourguignon sur la composition des sols

    (4) L’association est autorisée à plaider en justice en vertu de l’article. Art. L.141-2 du Code de l’Environnement.

    (5) Ce comportement est caractérisé par un déni d’un changement climatique. Aujourd’hui pourtant, les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) — compilations d’études internationales attestent d’un changement climatique d’origine humaine et industrielle. Les expert·e·s recommandent de réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre pour maintenir une température d’1,5°C d’ici à 2050 permettant la vie humaine sur terre.

    (6) Jurisprudence récente du TJ d’Annecy, 25 juin 2024

    (7) Article L. 173-5 du  Code de l’Environnement

    (8) Cordon boisé le long d’un cours d’eau au rôle écologique conséquent et majeur dans lutte contre et l’adaptation aux changements climatiques, est au centre des argumentaires

    (9) Article L. 432-2 du Code de l’Environnement

    (10) Lieux de reproduction des poissons dans le lit du cours d’eau

    (11) 50% des plaintes déposées sur le site de FNE « Sentinelles de l’Environnement » correspondent à ce type d’infraction

    (12) Articles 1248 et 1249 du Code Civil

    Normes citées au cours des débats

    • L. 141-2 Code de l’Environnement
    • L. 173-5 Code de l’Environnement
    • L. 216-6 Code de l’Environnement
    • L. 432-2 Code de l’Environnement
    • L. 541-1 Code de l’Environnement
    • L.541-31 Code de l’Environnement
    • L. 341-3 Code Forestier
    • 1248 Code Civil
    • 1249 Code Civil
    • Loi sur les déchets inertes de 2006

    Infractions reprochées selon la classification des infractions dénommée “NATINF”

    • NATINF n°98
    • NATINF n°1086
    • NATINF n° 3548
    • NATINF n° 4572 
    • NATINF n°10299
    • NATINF n°13172
    • NATINF n° 22661
    • NATINF n° 22967
    • NATINF n° 23032
    •  NATINF n°23264
    • NATINF n° 25031
    • NATINF n° 25849
    • NATINF n° 25975
    • NATINF n° 31055
    • NATINF n°31136
    • NATINF n° 31145
    • NATINF n°32646
    • NATINF n°32672 

    Normes complémentaires

    • Directive UE 2024/1203 du 11 avril 2024 relative à la protection de l’environnement par le droit pénal
    • Loi du 24 décembre 2024 relative au parquet européen et à la justice pénale spécialisée
    • Décret n°2021-286 du 16 mars 2021 désignant les pôles régionaux spécialisés en matière d’atteintes à l’environnement en application des articles 706-2-3 du code de procédure pénale et L. 211-20 du code de l’organisation judiciaire et portant adaptation du code de procédure pénale à la création d’assistant·e·s spécialisé·e·s en matière environnementale
  • Commission d’enquête du Sénat sur TotalEnergies : réaction des associations écologistes

    Commission d’enquête du Sénat sur TotalEnergies : réaction des associations écologistes

    Communiqué, le 19 juin 2024 – La commission d’enquête du Sénat sur les moyens mobilisés et mobilisables par l’État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique de la France a rendu public son rapport final.

    Les associations saluent le diagnostic sévère et sans appel posé sur la stratégie climaticide de TotalEnergies ; elles regrettent cependant le manque d’ambition de la plupart des 33 recommandations du rapport, notamment en termes de mesures contraignantes pour obliger le groupe à respecter les objectifs fixés par l’Accord de Paris.

    Au cours des six derniers mois, les expertes et experts ainsi que les scientifiques auditionnés ont démontré que la stratégie d’expansion fossile de TotalEnergies était un accélérateur de la crise climatique et une menace pour les droits humains, en pointant du doigt sa volonté d’augmenter sa production d’hydrocarbures et de renforcer notamment ses activités dans le gaz naturel liquéfié. D’autres ont également mis en lumière le manque de transparence concernant le lobbying exercé par le groupe sur les responsables politiques, et la porosité des liens entre les dirigeants de TotalEnergies et la machine étatique, voire le soutien de la diplomatie française à sa stratégie internationale.
    A l’inverse, Patrick Pouyanné et les autres responsables de la major pétrolière auditionnés ont défendu coûte que coûte la stratégie “climatique” et les pratiques actuelles du groupe, sans aucune volonté de changement malgré leurs impacts dramatiques. L’intervention de Bruno Le Maire a témoigné d’un manque patent de volonté politique de réguler cette multinationale pour l’engager concrètement dans la sortie progressive des énergies fossiles.

    Pour nos associations, ce rapport a le mérite d’ouvrir le débat au sein d’une des instances démocratiques clefs du pays sur l’impérieuse nécessité d’une reprise en main par l’État de son rôle de régulateur des multinationales, et en particulier du secteur des énergies fossiles. Il n’était pas gagné d’avance que ce rapport soit adopté au vu des fractures au sein de la commission d’enquête, et il est donc le fruit de difficiles compromis. Dès lors, les associations soulignent l’intérêt de certaines recommandations concrètes, comme l’arrêt des importations de GNL russe aux niveaux français et européen, ainsi que des mesures affirmant le besoin de plus de transparence ou de plus de régulation par l’Etat pour permettre la sortie des énergies fossiles. Mais elles déplorent que la majorité sénatoriale de droite se soit efforcée de diminuer le niveau d’ambition des recommandations du rapport et ait choisi de faire l’impasse sur des enjeux majeurs comme la question de la taxation des superprofits de la major pétro-gazière.

    Pour Edina Ifticène, chargée de campagne Énergies fossiles à Greenpeace France :
    Deux visions opposées se dégagent des auditions et des travaux de la commission d’enquête. D’une part, l’industrie et ses soutiens politiques qui balayent d’un revers de main la responsabilité de TotalEnergies dans la crise climatique, d’autre part, celles et ceux qui alertent sur les risques de plus en plus tangibles que cette logique fait peser sur notre avenir et rappellent l’État à son devoir de protection de l’intérêt général.
    La solution ne peut pas être de se défausser sur les seuls citoyennes et citoyens, qui payent l’énergie au prix fort, en leur intimant de réduire leur consommation. L’État doit instaurer des contraintes politiques fortes obligeant l’industrie fossile à réduire son empreinte carbone et à payer pour les dommages déjà causés. En cette période d’instabilité politique, ce clivage rappelle qu’il est essentiel d’avoir une nouvelle majorité politique volontaire sur cette question.
    ” 

    Pour Justine Ripoll, responsable de campagnes pour Notre Affaire à Tous :
    L’État français faillit à ses obligations en ne régulant pas la trajectoire climatique de TotalEnergies. Dans les années 90, le lobbying et la désinformation de la major nous ont collectivement fait perdre des décennies précieuses pour prévenir l’aggravation du dérèglement climatique. Nous avons aujourd’hui un constat démocratique sans appel et des solutions sur la table pour corriger cette erreur historique et protéger enfin les générations futures.

    Pour Soraya Fettih, chargée de campagnes France pour 350.org :
    Fruit d’un long travail de mobilisation de la société civile française, la commission d’enquête sénatoriale sur TotalEnergies a conclu ses travaux mais nous laisse sur notre faim. Si elle reconnaît la nécessité pour l’État de faire preuve de plus de vigilance sur les activités de l’entreprise, elle reste bien trop timide dans ses recommandations sur le rôle régulateur de l’État pour imposer une vraie transition énergétique juste et compatible avec l’urgence climatique. Si la Commission suggère, à raison, de faire contribuer les entreprises fossiles au Fonds pertes et dommages, elle ne va pas jusqu’à proposer la taxation de leurs super profits indécents qui pourrait permettre de lutter aussi contre la précarité énergétique dont souffre un·e Français·e sur cinq. C’est une occasion manquée de prendre le gouvernement au mot, la France co-pilotant une initiative internationale sur la taxation pour générer des revenus pour le climat et le développement. Elle pourrait montrer l’exemple en s’attaquant dès maintenant aux profits de l’industrie fossile. Il est grand temps que nos dirigeants mettent fin à cette impunité.”

    Pour Gaïa Febvre, responsable des politiques internationales Réseau Action Climat France :
    “Le gouvernement français doit faire preuve de cohérence. Il ne peut pas prôner la fin des énergies fossiles lors des sommets internationaux comme les COP et, en même temps, fermer les yeux sur les actions de TotalEnergies. Lors de la COP28, la France, comme tous les autres pays, s’est engagée à sortir des énergies fossiles. Aujourd’hui, pour espérer rester crédibles, les paroles doivent être suivies d’actes. Il est urgent de contraindre TotalEnergies à respecter l’Accord de Paris. Fermons le robinet des énergies fossiles pour éviter les coûts des pertes et dommages liés au changement climatique et aux efforts d’adaptation. Nous avons pris assez de retard et nous devons agir maintenant pour garantir un avenir vivable.”

    Pour Juliette Renaud, coordinatrice des Amis de la Terre France :
    “La multiplicité des auditions tenues lors de cette commission d’enquête a permis de mettre en lumière non seulement l’étendue des conséquences néfastes des activités de Total, mais aussi la faiblesse de l’État dans sa volonté de réguler cette multinationale. Les solutions existent pourtant et, au-delà des constats, nous regrettons que les recommandations du rapport ne soient pas plus ambitieuses, notamment pour mettre fin à la diplomatie économique en soutien à Total et au lobbying débridé de cette entreprise. De même, alors que le rapport contient une recommandation sur l’arrêt des projets d’hydrocarbures en Azerbaïdjan, les preuves et témoignages sur les violations des droits humains liées au projet EACOP en Ouganda semblent avoir laissé de marbre les sénateurs conservateurs, aveuglés par leur complaisance avec la multinationale.
    Néanmoins, certaines préconisations sont plus concrètes et doivent être maintenant suivies d’actes : alors que la commission d’enquête recommande d’inclure le GNL russe aux produits énergétiques sous sanctions européennes, l’État doit sortir de son silence et prendre position pour le paquet de sanctions négocié en ce moment même à Bruxelles. Ces sanctions doivent couvrir les importations et les opérations de transbordement qui permettent à la Russie d’exporter plus de GNL à travers le monde.

    Pour Lucie Pinson, directrice de Reclaim Finance :
    Si la commission a souligné le rôle central de la finance dans les orientations du secteur énergétique, les sénateurs sont globalement passés à côté du sujet. Hormis quelques recommandations bienvenues concernant la gouvernance des entreprises, ils s’en tiennent à des formulations qui révèlent la démission du politique face à l’urgence de la réorientation des flux financiers. Ils auraient par exemple dû rebondir sur les récentes annonces de BNP Paribas et du Crédit Agricole, qui se sont engagés à ne plus soutenir les obligations conventionnelles pour le secteur pétro-gazier, en imposant cette mesure à tous les acteurs financiers français, au lieu de seulement les inciter à aller plus loin en matière de décarbonation des portefeuilles. Les autres recommandations sont du même acabit, faisant apparaître au mieux un soutien timoré à des mesures en discussion au niveau européen et international, comme la mise en place de taux différenciés. L’ensemble des mesures est très loin de l’ampleur des normes requises pour éviter un emballement du climat et une crise économique et financière majeure.” 

    contact presse

    Justine Ripoll – justine.ripoll@notreaffaireatous.org

    English version : press release

  • Victoire d’étape dans le procès climatique contre TotalEnergies

    Communiqué de presse, Paris, 18 juin – Dans le contentieux climatique engagé par 6 associations et 15 collectivités territoriales contre TotalEnergies, la cour d’appel de Paris a jugé l’action judiciaire recevable. La Cour met fin à une controverse procédurale qui risquait de priver d’effectivité la loi sur le devoir de vigilance et ouvre la voie à l’examen judiciaire du fond de l’affaire. Excepté pour la ville de Paris, la Cour juge toutefois l’action des collectivités territoriales irrecevables.

    En janvier 2020, une coalition d’associations et de collectivités territoriales (1) a assigné TotalEnergies en justice, rejointe depuis par les collectivités de Paris, New-York, Poitiers et Amnesty International France. L’objectif est de contraindre la compagnie pétrolière à prendre les mesures nécessaires pour s’aligner avec l’objectif 1,5°C de l’Accord de Paris, conformément à la loi relative au devoir de vigilance.

    Le 6 juillet 2023, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris a déclaré l’action judiciaire irrecevable selon une interprétation contestée et inquiétante de la loi sur le devoir de vigilance. La coalition s’est tournée vers la cour d’appel.

    Pour la coalition, la décision de ce jour ouvre la voie au premier procès climatique contre une multinationale en France. Après plusieurs années de procédure, la multinationale va désormais devoir justifier du respect de ses obligations en matière climatique. 

    Vers un jugement au fond sur le devoir de vigilance

    Le tribunal judiciaire avait considéré que TotalEnergies n’avait pas régulièrement été mise en demeure, au motif que les demandes formulées dans l’assignation n’étaient pas strictement identiques à celles du courrier de mise en demeure envoyé à la multinationale. 

    La cour d’appel a au contraire estimé que TotalEnergies avait été suffisamment avertie avant d’être assignée. Elle a considéré que les demandes présentées au juge devaient se rattacher par un lien suffisant avec celles figurant dans la mise en demeure, s’agissant des risques d’atteintes visés. La Cour a également reconnu qu’il revenait au juge de contrôler le respect par une entreprise de ses obligations au titre de son devoir de vigilance et de porter une appréciation sur les mesures demandées. 

    Cette décision vient mettre fin à une interprétation restrictive de la loi qui, à rebours de l’objectif poursuivi par le législateur de faciliter l’accès à la justice pour les victimes de violations de droits humains et d’atteintes à l’environnement, offrait un échappatoire aux entreprises. 

    Les décisions dans les affaires EDF/Mexique et Suez/Chili ont également été rendues par la cour d’appel. La Cour a jugé l’action recevable dans l’affaire EDF/Mexique, le juge estimant que l’assignation et la mise en demeure pouvaient viser des plans de vigilance différents. En revanche, la Cour a jugé irrecevable l’action des associations dans l’affaire Suez/Chili.

    La Cour a également jugé que les demandes au titre de la prévention du préjudice écologique étaient recevables. Contrairement à ce que soutenait le juge de la mise en état, l’action peut se fonder à la fois sur le devoir de vigilance et sur le préjudice écologique. La cour ouvre ainsi la voie à un débat sur les mesures devant être adoptées par TotalEnergies pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre impactant le climat. 

    Un accès restreint pour les collectivités 

    Si la ville de Paris s’est vue reconnaître un intérêt à intervenir (2), la Cour a cependant jugé irrecevable l’action des autres collectivités territoriales. Celles-ci n’auraient pas suffisamment démontré l’existence d’une atteinte ou d’un retentissement particulier du réchauffement climatique sur leur territoire. Ainsi, la Cour opère une restriction du droit d’agir en matière climatique même si elle ne ferme pas totalement la porte à l’action des collectivités territoriales. 

    La coalition examinera comment les collectivités territoriales jugées irrecevables pourront continuer à s’impliquer dans ce procès historique qu’elles ont participé à construire.

    Signataires : Notre Affaire à Tous, Sherpa, France Nature Environnement, ZEA, Amnesty International France et les villes de Paris, Arcueil, Bègles, Bize-Minervois, Correns, Grenoble, La Possession, Mouans-Sartoux, Nanterre, Sevran, Vitry-le-François

    Notes

    Les trois décisions concernant les affaires :  EDF/Mexique, Suez/Chili et TotalEnergies/Changement climatique seront analysées lors d’un webinaire organisé par les trois coalitions le mardi 9 juillet de 18h à 19h30. Inscriptions sur : https://bit.ly/3Xqxig4  

    (1)  Sherpa, Amnesty International France, France Nature Environnement, Notre Affaire à Tous, ZEA, les Eco Maires et les villes de Paris, New York, Arcueil, Bayonne, Bègles, Bize-Minervois, Centre Val de Loire, Correns, Est-Ensemble Grand Paris, Grenoble, La Possession, Mouans-Sartoux, Nanterre, Sevran et Vitry-le-François.

    (2) La ville de Paris a rejoint l’action en justice en septembre 2022 en tant qu’intervenante volontaire, ce qui lui permet de soutenir les prétentions des demanderesses sans formuler de demandes propres.  

    Contacts presse

    Sherpa : Théa Bounfour, chargée de contentieux et de plaidoyer, thea.bounfour@asso-sherpa.org

    Notre Affaire à Tous : Justine Ripoll, responsable de campagnes, justine.ripoll@notreaffaireatous.org