Catégorie : Droit européen et international de l’environnement

  • La fabrique d’un droit climatique

    Introduction de l’ouvrage La fabrique d’un droit climatique, au service de la trajectoire « 1.5 », dirigé par Christel Cournil membre de Notre Affaire à Tous et professeure des universités. Publié avec l’aimable autorisation de l’éditeur Pedone.

    Urgence climatique

    Réaffirmant l’urgence climatique lors de la COP25, le secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, appelait les États à faire preuve de « volonté politique » et évoquait que d’ici la fin de la décennie à venir deux chemins étaient possibles sur la question du climat : celui de la « capitulation » et celui de « l’espoir »(1). Cet ouvrage s’inscrit indéniablement dans celui de l’espoir en proposant modestement un éclairage sur les instruments juridiques existants et nécessaires pour construire un « droit climatique »(2) à la hauteur de l’urgence écologique. 

    Les trois derniers rapports spéciaux du GIEC (3) portant respectivement sur l’impact d’un réchauffement global de 1,5 °C au-dessus des niveaux pré-industriels et les trajectoires d’émission de gaz à effet de serre (GES) correspondantes, sur les liens entre le changement climatique, la désertification, la dégradation des terres, la gestion durable des terres, la sécurité alimentaire et sur les liens entre le changement climatique, les océans et la cryosphère attestent de dégradations et des atteintes sans précédent de nos écosystèmes et de nos conditions de vie sur terre. L’urgence climatique n’est plus à démontrer et depuis les trois dernières années, celle-ci est de plus en plus « déclarée » (4) par certains États, régions, métropoles, villes, comme un domaine d’actions publiques prioritaires. 

    Toutefois, les déclarations d’intentions politiques ne suffisent pas, la procrastination (5) des décideurs publics à se saisir frontalement et « à bras-le-corps » de cet enjeu global est éprouvée. À l’instar de Stefan Aykut, force est d’observer « qu’un paradoxe se trouve logé au cœur de la gouvernance climatique : nous, les humains ‘gouvernons déjà le climat’, dans la mesure où nous influençons fortement son évolution par nos activités industrielles et agricoles. En revanche, malgré vingt-cinq années d’efforts internationaux, nous semblons incapables, du moins jusqu’à présent, d’avoir une prise sur les dynamiques sociales et politiques qui causent le changement climatique anthropique » (6). 

    À cet égard, les rapports de 2019 (7) et 2020 (8) du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) sur les « écarts d’émissions » ont montré que la dernière décennie d’action climatique n’a pas permis d’engager les réductions nécessaires pour stabiliser le système climatique. Les politiques actuellement menées à travers le monde laissent augurer une augmentation de la température de 3,5 ° C pour ce siècle, par rapport aux niveaux préindustriels. 

    Prisonnière du « schisme de réalité » (9) et d’injonctions paradoxales, la lutte climatique fait face à une « disjonction fondamentale entre la gouvernance climatique – les institutions mondiales créées pour remédier au changement climatique – et un éventail d’autres processus comme la mondialisation du mode de vie occidental, l’exploitation excessive des ressources en combustibles fossiles, la férocité de la compétition économique (…) » (10). Pourtant, chaque année de retard oblige à fournir des efforts de réduction d’émission de GES supplémentaires, plus drastiques et plus rapides pesant sur les générations futures, avec un coût économique qui sera de plus en plus important tout en rendant l’avenir et les chances de réussite aussi difficiles qu’improbables. 

    L’entrée dans l’ère de l’anthropocène (11) ou plutôt celle du Capitalocène (12) place les gouvernants face à l’un des défis les plus complexes que doit relever l’humanité en raison de l’ampleur des transitions écologiques et socioéconomiques à accomplir, des secteurs à transformer, des acteurs (publics et privés) à impliquer ou encore des échelles de gouvernances à « coaliser ». Tout ceci dans un contexte politique très tendu sur le plan social, sécuritaire, démocratique et désormais sanitaire avec la pandémie mondiale liée à la COVID. Et c’est dans ce contexte d’urgence imbriquée, qu’il a été choisi de placer les outils juridiques au cœur de réflexions prospectives portant sur l’(in)action climatique lors du colloque sur « La fabrique d’un droit climatique au service de la trajectoire 1.5 » (13), tenu à Sciences Po Toulouse, les 24 et 25 novembre 2020, et dont ce livre constitue les Actes. Cet ouvrage est le fruit d’un travail collectif mené par une vingtaine de juristes de différents horizons (spécialistes du droit du climat, du droit de l’urbanisme, du droit du commerce et des investissements internationaux, des droits de l’Homme, du droit des collectivités territoriales, etc.). L’objectif principal de cette publication a consisté à mettre en exergue tout à la fois les points de tensions et les résistances à l’action climatique, les logiques de pouvoirs et de production du droit (hard law et soft law), les possibilités d’actions émanant d’acteurs étatiques et non étatiques (entreprises, citoyens, organisations non gouvernementales, experts, etc.) pour corriger ou orienter la lutte climatique ainsi que de juger de la pertinence et des normativités des instruments politiques et juridiques pensés aujourd’hui pour engager les transformations nécessairement radicales de demain.

    L’Accord de Paris, la boussole et le « cap 1.5 »

    Une trajectoire à tenir et une barrière à ne pas franchir pour tenir la soutenabilité du système climatique ont été fixées lors de la 21ème Conférence des Parties (COP21) dans l’Accord de Paris : à savoir « l’élévation de la température nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et en poursuivant l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5 °C » (14). Puis, sur demande des États parties à l’issue de cette COP, les scientifiques et les experts du GIEC ont produit une analyse sur les implications et la faisabilité des trajectoires (15) « 2 °C » et « 1,5 °C » qui a donné lieu à la publication du rapport spécial « Réchauffement planétaire de 1,5° » (SR1.5) en octobre 2018 (16). Cet objectif climatique « 1.5 », sorte de « standard scientifique » ou plutôt de « mantra climatique » a placé un repère vers lequel les cadres législatifs et réglementaires doivent tendre pour permettre aux sociétés humaines -à la fois pour les générations actuelles, mais surtout pour les générations futures- et aux écosystèmes d’évoluer dans des conditions de soutenabilité acceptables. 

    Pour tenir la « trajectoire 1.5 », on dispose d’une boussole inédite : l’Accord de Paris. Après l’adoption de la Convention-Cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CNUCC) de 1992 et du Protocole de Kyoto de 1997, l’Accord de Paris de 2015 a fixé une nouvelle ambition pour les politiques climatiques globales et enclenché « la riposte mondiale » dans une démarche inédite (17) de coopération et d’engagements à la fois « top down », « bottom-up » et flexibles (18). Ainsi, ce « cap 1.5 » qui introduit un objectif de température fixé pour le long terme est accompagné d’un « mode d’emploi » et d’un calendrier. L’article 4.1 de l’Accord demande que les États parties « (…) cherchent à parvenir au plafonnement mondial des émissions de gaz à effet de serre dans les meilleurs délais, étant entendu que le plafonnement prendra davantage de temps pour les pays en développement Parties, et à opérer des réductions rapidement par la suite conformément aux meilleures données scientifiques disponibles de façon à parvenir à un équilibre entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre au cours de la deuxième moitié du siècle, sur la base de l’équité, et dans le contexte du développement durable et de la lutte contre la pauvreté ». La « neutralité climatique » (19) est ici introduite implicitement pour la première fois dans un accord international à travers un objectif mondial de réduction, sans toutefois être explicitement nommée. 

    À l’anniversaire des cinq ans d’existence de cet Accord de Paris, le travail collectif mené dans cet ouvrage présente un premier « bilan-étape » sur le rayonnement de cet instrument international de cadrage à long terme de l’action climatique et de sa réception, sa mise en œuvre au plan européen et national. C’est ainsi qu’avec l’adoption de la loi relative à l’énergie et au climat de 2019 (LEC), la France s’est fixé l’objectif d’atteindre la neutralité carbone conformément à son Plan climat de 2017 (20). En établissant des objectifs plus ambitieux que ceux définis par l’Accord de Paris en visant l’horizon 2050 (et non seulement à la deuxième moitié du siècle), la France rejoint la petite quinzaine (21) de pays, dont les Pays-Bas, la Suède, le Brésil, la Nouvelle-Zélande, le Mexique, les îles Marshall, le Japon, la Corée du Sud, et même la Chine qui ont affiché dans leur politique nationale l’ambition de neutralité carbone et s’engagent dans un vaste déploiement d’actions pour y parvenir. Des acteurs (22) étatiques et non étatiques (notamment des entreprises (23)) ont depuis rejoint ce mouvement de décarbonation de leur modèle économique.

    Dès lors, cette « trajectoire 1,5 » a indéniablement ouvert des horizons nouveaux en élargissant des possibilités inédites sur le plan du façonnement des politiques publiques, de l’élaboration et mise en œuvre d’instruments juridiques idoines, mais aussi sur la « réception » de ces instruments par les différents secteurs émetteurs de GES. C’est ici tout le cœur de l’objet de cet ouvrage. Les différents chapitres permettent d’une part d’exposer comment les instruments juridiques sont en voie de discussion et d’élaboration dans l’ensemble des systèmes juridiques (international, régional (européen), national et infra national) et innervent désormais « par capillarité » la plupart des branches du droit (Partie I). D’autre part, l’ouvrage offre un éclairage sur les multiples acteurs impliqués dans cette gouvernance climatique nécessairement polycentrée pour relever les défis climatiques. Des « porteurs de changements » (les citoyens, les organisations non gouvernementales (ONG), ces « forces » souvent motrices pour orienter l’action climatique publique participent directement ou indirectement à la production des outils juridiques de demain. D’autres acteurs (collectivités territoriales) participent à la mise en œuvre des politiques -condition nécessaire au défi de taille posé par l’objectif mondial de réduction de l’Accord de Paris (Partie II). 

    La fabrique d’un droit climatique

    Cet ouvrage engage des réflexions inédites qui ont été rassemblées afin d’offrir d’abord une présentation « structurante » retraçant un processus progressif de fabrication d’un droit climatique. Il met ainsi en relief les logiques de « climatisation » des politiques publiques et des instruments juridiques pensés à plusieurs échelles, les actions transversales et plurisectorielles ainsi que les acteurs impliqués. Dès lors, les Chapitres présentent ici les enjeux de la production du droit et des parties prenantes impliquées qui collaborent pour élaborer des instruments ambitieux et acceptés de tous. 

    Ensuite, il propose une analyse critique des capacités actuelles et futures du droit et des politiques publiques à dessiner et mettre en œuvre ces outils juridico-politiques aux degrés de normativités variables et multiformes (24) (objectifs contraignants, incitatifs, etc.) et aux finalités complexes (prévention, précaution, correction, progression, etc.) pour contenir le réchauffement de la planète et tenir ainsi la « trajectoire 1.5 » avec pour l’horizon 2050. Cet ouvrage souligne alors les écarts entre les normes posées et leurs difficiles mises en œuvre (contraintes et résistances sociétales, faiblesses des énoncés, objectifs sans visée opérationnelle, manque de cohérence et de hiérarchisation, éclatement des outils, enchevêtrement de normes, complexités techniques, etc.). S’en suivent des propositions concrètes présentées dans les différents chapitres et rassemblées à la fin de l’ouvrage exposant comment le droit du climat doit se perfectionner et comment la plupart des branches du droit doivent se « climatiser ». 

    Enfin, ce sont plus fondamentalement la pensée politique et les nouvelles logiques de gouvernement et de démocratie qui sont en creux discutées comme la place de l’expert, de la société civile, mais aussi le rôle des entreprises et surtout celui du citoyen (25) dans la détermination des grands enjeux de la décarbonation de nos modes de vie et dans l’élaboration des lois de la Cité dans ce contexte d’urgence. L’acceptabilité des arbitrages et « sacrifices » (protection de l’environnement et justice sociale versus libertés individuelles (26)) pour s’engager vers une société frugale et sobre en carbone est essentielle. Plus largement et à l’instar du philosophe Pierre Charbonnier, des « transformations actuelles du concept de propriété, la réactivation de l’idiome des communs, mais aussi et surtout l’émergence d’une décroissance progressiste – qui ne se pense plus comme l’abandon de la modernité, mais comme la relance de la question sociale – signalent une profonde transformation des repères de la pensée politique » (27) et donc in fine des fondements juridiques qui devront évoluer et être (ré)inventés pour affronter le défi climatique. En définitive, les bons calibrages des garanties démocratiques, des politiques à mener et des instruments juridiques à inventer seront décisifs pour bâtir une future « loi climat » acceptée de tous. Et sans aucun doute, il s’agit là de commencer à repenser la « démocratie dans un monde fini » (28), dans lequel les « limites planétaires » (29) doivent être contenues. 

    Construire des instruments juridiques pour l’horizon 2050

    C’est ainsi que cet ouvrage dessine les contours de la « fabrique » d’un droit climatique et comme un puzzle que l’on assemble progressivement, il permet de réfléchir à la construction d’un droit en voie de « climatisation » en référence à l’idée de « climatisation du monde » développée par Amy Dahan (30).  

    L’ouvrage trace d’abord le pilier principal de la lutte climatique à savoir la co-construction scientifique et politique de la trajectoire « 1.5 » (Chapitre de Béatrice Cointe) et dresse un premier bilan des techniques d’ingénierie climatique encore balbutiantes et dont on peut interroger tant la pertinence (acceptabilité) que la faisabilité pour tenir l’objectif 1.5, mais aussi la capacité du droit à les encadrer (Chapitre de Marion Lemoine-Schonne). 

    D’autres pièces du puzzle mettent ensuite en exergue les lieux de pouvoir et de productions des objectifs et des principaux cadrages climatiques tant au plan international à la fois dans le « régime international du climat » et en dehors, au sein des institutions européennes avec le nouvel European Green Deal (Chapitre d’Eve Truilhé) ou encore au plan national avec la dernière loi française (LEC) (Chapitre de Marianne Moliner-Dubost). Dès lors, si l’Union européenne constitue sans doute le lieu le plus approprié pour donner corps à l’Accord de Paris et ainsi décliner un cadrage structurant pour la lutte climatique en raison de la force normative que revêtent les outils communautaires, l’indispensable orientation nationale organise leur mise en œuvre opérationnelle en fonction des spécificités domestiques en proposant des outils nationaux inédits comme la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC) en France.

    Le puzzle s’élargit puisque la fabrique d’un droit « climatisé » nécessite désormais d’aller explorer les « à côté », autrement dit les régimes juridiques parallèles qui obéissent à leur propre logique réglementaire et doivent désormais intégrer les enjeux climatiques. Certains secteurs particulièrement émetteurs de GES exclus du régime climatique débutent poussivement des efforts de réduction qui devraient être pourtant significatifs. C’est le cas du secteur du transport aérien et maritime international (Chapitre de Thomas Leclerc). Le droit du commerce international (Chapitre d’Hugues Hellio) comme celui des investissements (Chapitre de Sabrina Robert-Cuendet) nécessitent d’être repensés pour permettre de tenir le « cap 1.5 ». Si ce travail est engagé puisque certains accords commerciaux ont incorporé par exemple des dispositions relatives à la lutte contre les changements climatiques et des références aux dispositions du régime climat, celles-ci apparaissent néanmoins encore bien imprécises. En somme, la tâche est loin d’être aisée dans ces régimes juridiques créés pour favoriser les échanges internationaux et le libéralisme économique. 

    De surcroit, les deux piliers « historiques » du droit du changement climatique à savoir l’atténuation et l’adaptation appellent des modifications structurelles de nos modes de vie. Des secteurs entiers à l’image des six thèmes (se déplacer, consommer, se loger, produire, travailler, discuter) systématisés par la Convention citoyenne pour le Climat en France devraient être transformés structurellement pour tenir l’engagement de neutralité climatique. De ce point de vue, cet ouvrage se propose de souligner comment, en France, le droit régissant les secteurs du bâtiment (Chapitre de Mathieu Poumarède), de l’agriculture (Chapitre de Carole Hermon et de Philippe Pointereau), des questions énergétiques (Chapitre d’Hubert Delzangles) et des transports (Chapitre de Stéphane Mouton) seront conduits à réaliser de profondes mutations qui peinent actuellement à se dessiner tant l’ampleur des transformations est gigantesque alors même que les gouvernants avancent qu’à petits pas. 

    Enfin, le troisième pilier de la lutte climatique portant sur les « pertes et préjudices » (Loss and Damage) (31) entérinés depuis l’article 8 de l’Accord de Paris soulève la question de la « redevabilité » face aux inégalités entre les États s’agissant des effets adverses des changements climatiques. Certains sont indiscutablement plus vulnérables que d’autres. Et ces vulnérabilités peuvent aussi être pensées en termes d’atteintes à la jouissance de droits fondamentaux de certaines catégories d’individus plus vulnérables (les peuples autochtones, les personnes déplacées, les femmes, les enfants, les pauvres, les handicapés, etc.). La transversalité des droits de l’Homme dont sont garants le système onusien et les systèmes régionaux de protection des droits de l’Homme (la Cour européenne des droits de l’Homme et la Commission et la Cour interaméricaine des droits de l’Homme et le système africain de protection des droits de l’Homme) offrent un éclairage de justice climatique indispensable pour la construction de la gouvernance climatique et in fine du droit climatique (Chapitre de Camila Perruso). 

    La part de chacun pour tenir le réchauffement à « 1.5 »

    La fabrique du droit climatique nous amène à mettre en lumière le rôle des acteurs traditionnels dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques et du droit. 

    Les acteurs publics (États, groupement d’États comme l’Union européenne, les collectivités territoriales) doivent assumer une place centrale dans la mise en œuvre de la neutralité climatique. Ainsi, le rôle des autorités publiques subnationales dans la réalisation territoriale des objectifs climatiques sera décisif (Chapitre de Marie-Laure Lambert et Élodie Doze).

    De surcroit, certains acteurs privés ont compris qu’ils devaient impérativement concourir à la lutte climatique et ainsi faire leur part (32). L’ouvrage poursuivra l’assemblage des pièces du puzzle en présentant tant les devoirs que les obligations de réduction et de « performance climatique » (Chapitre de Paul Mougeolle) ou encore les obligations de publication des données environnementales à caractère rétrospectif ou d’objectifs prospectifs en matière climatique (Chapitre d’Aude Solveig Epstein) que doivent assumer les entreprises.

    L’environnement démocratique dans lequel s’adoptent les contraintes climatiques (« taxe carbone ») et leur acceptabilité par tous ont été particulièrement discutés en France à la suite du mouvement des gilets jaunes et lors du Grand Débat National qui a suivi. La place singulière laissée aux citoyens par le gouvernement français (Chapitre de Marine Fleury) avec l’instauration de la Convention citoyenne pour le climat, qui a d’ailleurs été dupliquée depuis en Europe, est analysée ici, tout comme le rôle que doit jouer le « conso-acteur » ou encore le salarié (Chapitre d’Isabelle Desbarats) dans la lutte climatique. 

    On assiste à une reconfiguration de la gouvernance climatique de plus en plus polycentrée avec désormais la place prise par les juges nationaux. L’office du juge est de plus en plus « convoqué » sur les thématiques climatiques ; celles-ci lui posent des défis de taille à la fois procéduraux et matériels (Chapitre de Laura Canali). La société civile et particulièrement les ONG ont saisi la pertinence de « l’arme du droit » (33) et du procès pour faire avancer la cause climatique, et ainsi orienter les cadrages internationaux, européens ou nationaux (Chapitre de Christel Cournil). Dans leurs requêtes, elles mobilisent les travaux produits par les experts scientifiques à l’international (rapports du GIEC) ou comme ceux relevant du national (rapports du Haut conseil pour le climat). Cette vaste diffusion d’informations climatiques disponibles pour le plus grand nombre permet autant d’informer le citoyen, guider les décideurs que de construire une vérité climatique (Chapitre d’Éric Naim-Gesbert) dont se saisissent désormais les juges pour livrer en retour leur vérité juridique.  

    Notes :

    1. ONU infos : 2 décembre 2019 : https://news.un.org/fr/story/2019/12/1057261 (consulté le 1er décembre 2020).
    2.  L’expression « droit climatique » renvoie ici à la fois au droit du changement climatique (droit découlant du régime international du climat (CCNUCC, Protocole de Kyoto et Accord de Paris), des directives et règlements européens et du droit national réglementant tant l’atténuation que l’adaptation du changement climatique) et à d’autres aspects du droit qui sont aujourd’hui amenés à régir de larges domaines d’actions pour tenir les objectifs climatiques mondiaux.
    3. V. en ligne sur le site du GIEC : https://www.ipcc.ch/
    4.  V. en ce sens le site collaboratif sur le recensement des Déclarations d’urgence : https://www.cedamia.org/ global/ (consulté le 1er décembre 2020). La France a par exemple légalisé « l’urgence écologique et climatique » dans son article L 100-4 du Code de l’énergie depuis la loi n° 2019-1147 du 8 novembre 2019 relative à l’énergie et au climat.
    5. C. Cormier, Climat, la démission permanente. De « notre maison brûle »… à la Convention citoyenne pour le climat, vingt ans de politiques climatiques, éd. Les éditions Utopia, décembre 2020.
    6. S. C Aykut, « Chapitre 30. Le climat et l’Anthropocène. Cadrage, agentivité et politique climatique mondiale après Paris », in R. Beau (dir.), Penser l’Anthropocène, Paris, Presses de Sciences Po, « Académique », 2018, p. 499-522
    7. PNUE, From « lost decade » of climate action, hope emerges, 22 sept. 2019 https://www.unenvironment.org/news-and-stories/story/lost-decade-climate-action-hope-emerges (consulté le 1er décembre 2020). V. aussi les travaux de Climate Action Tracker, https://climateactiontracker.org/ 
    8.  V. la version 2020 du rapport prend en compte les conséquences de la pandémie COVID : https://www.unep.org/emissions-gap-report-2020 (consulté en ligne le 9 décembre 2020).
    9. S. C. Aykut et A. Dahan, Gouverner le climat ? 20 ans de négociations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.
    10. S. C Aykut, op. cit
    11.  C. Bonneuil et J.-F. Fressoz, L’événement Anthropocène : la Terre, L’histoire et nous, éd. Seuil, 2013. P. Charbonnier, « Généalogie de l’Anthropocène. La fin du risque et des limites », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2017/2 (72e année), pp. 301-328.
    12.  A. Campagne, Le Capitalocène. Aux racines historiques du dérèglement climatique, Éditions Divergences, 2017, 210 p.
    13. Retrouvez les captations vidéos : https://youtube.com/playlist?list=PLTM3YK5PsijMl27uz-lAsoxAmGlvPmP4c (consulté le 14 décembre 2020).
    14.  Art. 2 1) a) de l’Accord de Paris.
    15. H. Guillemont, « 2 dégrés, 1.5 degrés, neutralité carbone….Petite histoire des objectifs climatiques à long terme », in Droits et changement climatique : comment répondre à l’urgence climatique ? Regards croisés à l’interdisciplinaire (M. Torre-Schaub), Droits et changement climatique : comment répondre à l’urgence climatique ? Mare & Martin, Collection : Collection de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne, Paris, France, 2020, pp. 45-62.
    16. Rapport spécial du GIEC sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5 °C. Résumé à l’attention des décideurs en ligne : https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/sites/2/2019/09/IPCC-Special-Report-1.5-SPM_fr.pdf (consulté le 1er décembre 2020).
    17.  V. numéro spécial : Après l’accord de Paris, quels droits face au changement climatique ? Revue juridique de l’environnement 2017/HS17 (n° spécial) ; M. Dubuy, Le multilatéralisme onusien à l’épreuve de la gouvernance climatique, revue VertigO, mars 2019.
    18.  M. Lemoine-Schonne, « La flexibilité de l’Accord de Paris sur les changements climatiques », Revue juridique de l’environnement, 2016/1 (Volume 41), pp. 37-55.
    19.  C’est un état d’équilibre à atteindre entre les émissions de GES d’origine humaine et leur retrait de l’atmosphère par l’absorption du carbone par les puits de carbone et des techniques géo-ingénierie climatiques. La différence entre les gaz émis et extraits étant alors égale à zéro, la neutralité carbone ou climatique est également désignée par l’expression zéro émission nette (ZEN).
    20. Ministère de la Transition écologique et solidaire, Plan climat, 6 juillet 2017.
    21. Mais aussi, le Bhoutan, la Norvège, l’Islande, le Royaume-Uni, les Maldives, etc.
    22.  Des villes comme Copenhague, Reykjavik, Paris, Montréal, des Institutions internationales (Banque mondiale, ONU dans ses différents programmes de l’ONU) et des entreprises comme Shaklee, des banques (HSBC, Barclays UK ou La Poste en France). À l’initiative de Carbone 4, la Net Zero Initiative rassemble des entreprises de divers secteurs (RATP, Engie, EDF, Orange, BPCE, L’Oréal, etc.) avec pour objectif de créer et de valider un référentiel de la neutralité carbone pour les entreprises : La Net Zero Initiative, V. le site http://netzero-initiative.com/ (consulté le 3 décembre 2020).
    23. V. sur la nécessité que les entreprises suivent massivement le mouvement de décarbonation la Tribune de R. Bettin et C. Dugast, « Neutralité carbone : il faut une transformation radicale des modèles économiques des entreprises », Le Monde, 5 novembre 2019.
    24. F. Brunet évoque au séminaire « Climalex » du 2 décembre 2020, l’idée de chaine de normativité en matière climatique.
    25. Avec par exemple le travail réalisé par la Convention Citoyenne pour le Climat : https://www.conventioncitoyennepourleclimat.fr/
    26. Comme le droit de propriété, le libre choix, la liberté d’aller et venir.
    27. P. Charbonnier, Abondance et liberté : une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, 2020, chapitre 11 et s.
    28. C. Bonneuil et J.-F. Fressoz, op. cit.
    29. V. le concept de limites planétaires : J. Rockström et al., « A safe operating space for humanity », Nature, 461, 2009, p. 472-475 ; et « Planetary Boundaries : Exploring the Safe Operating Space for Humanity », Ecology and Society, vol. 14, n° 2, 2009, art. 32.  C. Larrère, « Les limites planétaires, la portée juridique du changement climatique », in Droits et changement climatique : comment répondre à l’urgence climatique ? Regards croisés à l’interdisciplinaire (M. Torre-Schaub), Droits et changement climatique : comment répondre à l’urgence climatique ?, Mare & Martin, Collection : Collection de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne, Paris, France, 2020, pp. 137-152.
    30. A. Dahan, « LA climatisation du monde », in Les mondes de l’écologie, Revue Esprit, janv./févr. 2018. 
    31. S. Maljean-Dubois, « Au milieu du gué : le mécanisme de Varsovie relatif aux pertes et préjudices liés aux changements climatiques », in A.-S. Tabau, Quel droit pour l’adaptation des territoires aux changements climatiques ? L’expérience de l’île de La Réunion, 2018. S. Lavorel. « Incertitudes juridiques et perspectives scientifiques autour des « pertes et préjudices » in Droits et changement climatique : comment répondre à l’urgence climatique ? Regards croisés à l’interdisciplinaire (M. Torre-Schaub), Droits et changement climatique : comment répondre à l’urgence climatique ?, Mare & Martin, Collection : Collection de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne, Paris, France, 2020, pp. 199-217.
    32.  V. en ce sens la publication de Carbone 4, rapport « Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’état face à l’urgence climatique », juin 2019, en ligne : https://www.carbone4.com/wp-content/uploads/2019/06/Publication-Carbone-4-Faire-sa-part-pouvoir-responsabilite-climat.pdf (consulté le 2 décembre 2020).
    33.  L. Israël, L’arme du droit, ed. Presses de Sciences Po, Paris, 2020.
  • La confrontation des droits de la nature et des droits humains

    Par Amina Medgoud, membre de Notre Affaire à Tous

    Introduction

    « Our challenge is to create a new language, even a new sense of what it is to be human. It is to transcend not only national limitations, but even our species isolation, to enter into the larger community of living species. This brings about a completely new sense of reality and value » (1)

    Reconnaître des droits à la Nature interroge notre rapport au monde. En effet, l’Homme moderne occidental, « maître et possesseur de la nature » (2) l’apprivoise et la soumet pour l’exploiter. A cet état de fait, le droit de l’environnement oppose une autre vision du rapport de l’Homme à la Nature qui permet de corriger les abus de son exploitation par des garanties et protections. En France, l’intégration de la Charte de l’environnement dans le bloc de constitutionnalité en 2004 (3) et la création du préjudice écologique dans le Code civil (4) reflètent cette « préoccupation environnementale ». Par ailleurs, la qualification juridique des biens environnementaux (5) nourrit les réflexions doctrinales. Objet extérieur aux personnes (6), les entités naturelles ne sont pas non plus des choses (7). Leur qualification semble donc changer selon la façon dont l’Homme souhaite en disposer. S’il peut exercer son droit de propriété sur certaines choses, il en va différemment lorsque ces entités sont « protégées » par le droit de l’environnement. Dans la perspective française, les « biens communs » bénéficient ainsi d’une protection disparate, non unifiée. Ils ne sont qu’une partie d’un tout, jamais envisagés en tant que détenteurs de droits liés à leur valeur intrinsèque (8).

    Pourtant, le dérèglement climatique, les catastrophes environnementales répétées, les conséquences manifestes de la surproduction et la surconsommation sont autant de signaux qui incitent à repenser cette construction juridique anthropo-centrée. Aussi, l’émergence de droits de la nature compris comme un « ensemble de règles reconnaissant et protégeant, au titre leur valeur intrinsèque, les entités naturelles et écosystèmes en tant que membres interdépendants de la communauté indivisible de la vie » (9) révèle-t-elle ce changement de paradigme. Ainsi, il ne s’agit plus de considérer la Nature comme objet mais bien comme sujet de droit autonome, au-delà de ce que permet aujourd’hui le droit de l’environnement. Cette modification radicale de notre relation au monde sape la conception jusnaturaliste du droit qui sacralise l’universalité et l’inaliénabilité des droits humains. En effet, les droits humains sont des droits naturels qui font de l’Homme le fondement et le sujet primordial de notre système de droits et de garanties des droits. Cet édifice juridique ne peut être détaché d’une certaine dimension politique et économique des rapports de l’Homme en société et dans son environnement. 

    La confrontation entre ce bloc de droits et celui des droits de la nature apparaît alors pour certains comme le résultat inéluctable d’un rééquilibrage nécessaire afin de mieux protéger l’Homme et son environnement. Pour d’autres, a contrario, elle porte en elle les germes d’une dangereuse déconstruction juridique qui pourrait aboutir à créer « des droits sans l’homme » (10).

    Si la création de droits de la nature semble induire le glissement d’un système juridique anthropo-centré au profit d’un droit bio-centré (I), ce changement de paradigme n’implique pas nécessairement une incompatibilité entre droits humains et droits de la nature (II). 

    Droits de la nature et droits humains : passage d’un droit anthropo-centré à un droit bio-centré

    Les premières mentions du droit de la nature apparaissent dans l’ouvrage de Christopher Stone en 1972, « Should trees have standing ? » (11). D’autres auteurs, à l’instar de Thomas Berry, contribuent à conceptualiser une théorie « écologique » du droit dont la portée remet en cause la légitimité de notre système juridique anthropo-centré qui assujettit la planète à l’économie (12). Cette théorie juridique se nourrit, en premier lieu, des idées de communauté et de renforcement mutuel (« mutual-enhancement ») qui fondent la Jurisprudence de la Terre (« Earth Jurisprudence ») :

    « The basic orientation of the common law tradition is toward personal rights and toward the natural world as existing for human use. There is no provision for recognition of nonhuman beings as subjects having legal rights … the naive assumption that the natural world exists solely to be possessed and used by humans for their unlimited advantage cannot be accepted … To achieve a viable human-Earth community, a new legal system must take as its primary task to articulate the conditions for the integral functioning of the Earth process, with special reference to a mutually enhancing human-Earth relationship » (13)

    En ce sens, la « communauté de la Terre » est un prérequis à l’existence humaine qui hisse la loi primordiale, « Great law », au rang des droits naturels (14). Cette idée prend corps à travers la définition de la loi primordiale que donne Cormac Cullinan, c’est-à-dire un ensemble de droits ou principes qui gouvernent le fonctionnement de l’univers (15). La Jurisprudence de la Terre assimile les droits de la nature à des droits naturels et, ce faisant, admet la diversité et l’entièreté de la nature et reconnaît sa valeur intrinsèque et immuable. Ainsi, selon Thomas Berry, la Jurisprudence de la Terre reposent sur plusieurs principes fondamentaux : la valeur intrinsèque de toutes les composantes du vivant ; la reconnaissance des caractères primordial et premier des droits de la nature ; l’indivisibilité de la nature, chaque entité du vivant appartenant à un tout interdépendant, l’Homme y compris (16).

    Cette conception renverse la théorie des droits de l’Homme. En effet, le caractère fondamental des droits de l’Homme repose sur le principe de la dignité humaine. Le préambule de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme adoptée le 10 décembre 1948 traduit cette idée : « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde » (17). Par ailleurs, en droit français, l’article 16 du Code civil dispose : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie » (18). Aussi, est-ce toujours l’Homme, dans ses interactions avec autrui, avec l’État et avec son environnement, qui est au cœur du système occidental de droits et de protections mis en place depuis la fin du XVIIIème siècle. 

    La première difficulté qui découle de ce changement paradigmatique a trait à la perte de sens du caractère fondamental à tout système juridique des droits humains. C’est ainsi que la hiérarchie des droits conçue par certains auteurs aboutit à placer les droits de la nature au coeur du système des droits fondamentaux et ce, au détriment des droits de l’Homme qui deviennent « un sous-système des droits de la nature » (19). La seconde renvoie aux critiques formulées à l’encontre du système de droit bio-centré : est identifié un risque élevé de contradictions entre droits humains et droits de la nature qui pourraient engendrer le recul des premiers au profit des seconds (20). Pour nombre d’auteurs, cette difficulté s’illustre concrètement sur le terrain de la liberté individuelle : la conciliation de cette dernière avec la préservation d’entités naturelles n’est possible qu’après la limitation de cette liberté fondamentale (21). D’autres critiques tendent à démontrer le fait que la perspective bio-centrée des droits, en modifiant les rapports des Hommes à la Terre, bat en brèche les droits de propriété. Finalement, un système bio-centré exclurait de facto certains droits humains fondamentaux. 

    Pourtant, malgré les difficultés, ce changement de paradigme se traduit déjà en droit positif dans certains pays et met en évidence l’interdépendance évidente entre droits de la nature et droits humains.

    Droits de la nature et droits humains : entre autonomie et interdépendance

    À ce jour, plus de vingt pays ont reconnu des droits à la Nature. Cette reconnaissance peut être constitutionnelle, législative ou juridictionnelle. 

    La reconnaissance constitutionnelle des droits de la nature induit la prise en considération de la valeur préexistante du vivant et de la nature, comme un écho à la théorie de la jurisprudence de la Terre. La Constitution Équatorienne de 2008 (22), premier texte national à valeur contraignante, reconnaît la nature comme sujet de droits dans son article 10. L’article 71 de cette même Constitution reconnaît que « La nature, ou Pacha Mama, où la vie est reproduite et se produit, a droit au respect intégral de son existence et au maintien et à la régénération de ses cycles de vie, de sa structure, de ses fonctions et de ses processus évolutifs ». En outre, la Loi sur la Terre Mère de la Charte Bolivienne de 2010 (23) fait de la Pacha Mama un « sujet collectif d’intérêt général » et la décrit comme « une communauté indivisible ». À ce titre, des droits sont octroyés à la Pacha Mama, au premier rang desquels le « droit à la perpétuation de l’intégrité des écosystèmes et des processus naturels qui les soutiennent ». 

    D’autres pays ont reconnu, via une loi ou une jurisprudence, la personnalité juridique à des entités naturelles. À titre d’exemples, les lois Néo-zélandaises ont reconnu la personnalité juridique au Parc naturel Te Urewera en 2014, puis au fleuve Wahanganui en 2017 (24). En Inde, la Haute Cour de l’Etat Uttarakhand, par deux jugements des 20 et 30 mars 2017, reconnaît le bénéfice de la personnalité juridique à deux fleuves, le Gange et la Yamuna. Puis, dans un second jugement, aux ensembles naturels les englobant, et à deux glaciers au sein desquels ils prennent leur source (25). Ces décisions ont été depuis annulées (26). En Colombie, dans un jugement de 2016, la Cour constitutionnelle a conféré la personnalité juridique au fleuve Atrato (27). Enfin, l’octroi de la personnalité juridique à un écosystème ou entité naturelle suppose la mise en place d’un système de protection. En Inde, le Gange a ainsi été placé sous la tutelle de plusieurs personnalités dont des avocats et un président d’université. En Nouvelle-Zélande, le Fleuve Whanganui est sous la protection de la communauté maorie et d’un représentant de l’État. 

    Ce changement de paradigme s’exprime également au niveau international. C’est ainsi qu’a été instituée une journée internationale de la Terre lors de la 63e session de l’Assemblée générale des Nations Unies, qu’un document intitulé « L’avenir que nous voulons » qui mentionne les droits de la nature (28), a été préparé à l’issu de la conférence des Nations Unies sur le développement durable en 2019 ou encore que des objectifs visant à « garantir les droits de la nature » ont été inclus dans le programme de travail de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) 2017-2020 (29). Enfin, en 2018 et 2019, l’ONU a publié sa 10e Résolution sur l’harmonie avec la nature (30). D’autres initiatives internationales ont aussi profondément marqué le développement des droits de la Nature telle la création du Tribunal International des Droits de la Nature lors de la COP21.  Prévu par la Déclaration Universelle des Droits de la Terre mère (DUDTM) (31), il a pour mission d’enquêter et juger les violations de la DUDTM, de développer la Jurisprudence de la Terre et de promouvoir le respect des droits et devoirs de la DUDTM.

    L’effectivité de ces droits est démontrée dans certaines juridictions à l’instar de l’Équateur : les cours se sont elles-mêmes imputées la responsabilité de la mise en oeuvre des droits constitutionnellement garantis à la nature : 

    « It is an obligation to this Court as guardian of the enforcement of constitutional mandates, to materialize the will of the constituent in granting rights to nature » et d’ajouter « whereas in case of doubt about its scope, legal principles and rules shall be applied in the meaning most favorable to the protection of nature » (32)

    Pourtant, malgré les réels points d’achoppement conceptuels engendrés par la reconnaissance des droits de la nature, il est possible de transcender ces difficultés grâce à l’évidente interdépendance qui lie ces droits aux nôtres. Ainsi, la prise en compte des « générations futures » (33) permet-elle d’envisager la préservation de la nature comme condition sine qua non à la survie de l’humanité. En outre, le développement des droits bio-culturels, concept fondé par Kabir Bavikatte, a pour objectif de protéger les peuples autochtones et communautés locales puisque leurs activités et leurs existences sont intrinsèquement liées à la protection de l’environnement. Ce lien essentiel s’exprime aussi à travers la lettre de l’article 8 de la Convention sur la diversité biologique (34) qui dispose que chaque partie contractante « préserve et maintient les connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones  locales qui incarnent des modes de vie traditionnels présentant un intérêt pour la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique » (35).

    Dès lors, dans cette perspective, les droits de la nature ne remettent pas en cause les droits humains mais, au contraire, les renforcent et les protègent. La personnalisation de la nature apparaît alors comme une nécessité qui met en évidence l’interdépendance essentielle entre l’Homme et la Nature. Comme le disait Klaus Töpher, ancien directeur du Programme des Nations Unies pour l’environnement : « Human rights cannot be secured in a degraded or polluted environment » (36).  

    Notes

    1. Thomas Berry, « The Ecological Age »,dans « The Dream of the Earth  », (1982), 42
    2.  Descartes, « Discours de la Méthode », Sixième Partie
    3.  Conseil Constitutionnel, «La charte de l’environnement »
    4.  C.civ., article 1246 à 1252
    5.  C. De Klemm, G. J. Martin, M. Prieur et J. Untermaier, « Les qualifications des éléments de l’environnement », dans  « L’écologie, et la loi » , L’Harmattan, (1989), 53
    6.  W. Dross, Droit civil, « Les choses », LGDJ, (2012), no 1
    7.  C.civ, Art. 714
    8.  G. J. Martin, « Les “biens-environnements” : une approche par les catégories juridiques », RIDE (2015), 139
    9.  Droit de la nature, « Définition et principaux droits de la nature », https://droitsdelanature.com/definition-principaux-droits-de-la-nature 
    10.  Expression de Manon Altwegg-Boussac dans « Les droits de la nature, des droits sans l’homme ? Quelques observations sur des emprunts au langage du constitutionnalisme », Revue des droits de l’homme, n°17 2020
    11.  Christopher Stone, « Should trees have standing – toward legal rights for natural objects », Southern California Law Review 45 (1972), 450-501
    12.  Thomas Berry, « Legal Conditions for Earth’s Survival » dans ed. Mary Evelyn Tucker, Evening Thoughts: Reflecting on Earth as a Sacred Community, (2006), 107
    13.  Thomas Berry, « The Viable Human »,  dans The Great Work, (1999), 5-6
    14.  Ibid, 20 : « supremacy of the already existing Earth governance of the planet as a single, interconnected Community »
    15.  Cormac Cullinan, « Wild Law: A Manifesto for Earth Justice », (2003), 84
    16.  Thomas Berry, « The Origin, Differentiation and Role of Rights », 2001
    17.  ONU, « Déclaration universelle des droits de l’homme », préambule, https://www.un.org/fr/universal-declaration-human-rights/ 
    18.  C.civ, art.16
    19. Gaia presse, «Droits de la nature, un nouveau paradigme pour la protection de l’environnement », (2017), http://www.gaiapresse.ca/2017/11/les-droits-de-la-nature-un-nouveau-paradigme-pour-la-protection-de-lenvironnement/ 
    20.  Hugo Echeverria, « Rights of nature : “the Ecuadorian case”», (2017), http://esmat.tjto.jus.br/publicacoes/index.php/revista_esmat/article/view/192/178 
    21.  James L. Huffman, « Do species and nature have rights », Public law and Resources Law Review 13, (1992), 63
    22. Constitution de la république de l’Equateur, (2008), https://www.silene.ong/wp-content/uploads/2018/10/Constitucion_del_Ecuador_2008.pdf
    23.   Rio+20, « Déclaration Universelle des Droits de la Terre mère », (2012), http://rio20.net/fr/propuestas/declaration-universelle-des-droits-de-la-terre-mere/ 
    24.  Australian Earth Law Alliance,  «  New Zealand – legal rights for forests and rivers » https://www.earthlaws.org.au/what-is-earth-jurisprudence/rights-of-nature/new-zealand/ 
    25.  AFP, « Inde : le Gange doté d’une personnalité juridique », Geo, (21 mars 2017), https://www.geo.fr/environnement/inde-le-gange-dote-d-une-personnalite-juridique-172052 
    26. Thomas Saintourens, « Gange : pourquoi le fleuve sacré a-t-il été déchu de ses droits ? », Geo, (2018), https://www.geo.fr/voyage/video-pourquoi-le-gange-a-t-il-ete-dechu-de-ses-droits-188964 
    27.  Notre Affaire à Tous, « Cour constitutionnelle de Colombie, 10 novembre 2016, ​Centro de Estudios para la  Justicia Sociale “Tierra Digna”​, T-622 de 2016 » https://preprod.notreaffaireatous.org/wp-content/uploads/2019/05/Tierra-Digna.pdf 
    28.  ONU, « L’avenir que nous voulons», paragraphe 39 sur l’harmonie avec la nature
    29.  UICN, « Programme de l’UICN 2017-2020 » , https://www.iucn.org/fr/a-propos/programme 
    30.  Assemblée générale des Nations Unies, résolution 66/204, « Harmonie avec la nature », (22 décembre 2011)
    31.  Rio+20, « Déclaration Universelle des Droits de la Terre mère », (2012), http://rio20.net/fr/propuestas/declaration-universelle-des-droits-de-la-terre-mere/ 
    32. Corte Constitucional del Ecuador, Resolución No. 0567-08-RA.
    33.  La Déclaration de Rio sur la biodiversité en 1992, L’article 33 de la Constitution bolivienne
    34. ONU, « Convention sur la diversité biologique », (1992), https://www.cbd.int/doc/legal/cbd-fr.pdf 
    35.  Fabien Girard, « Communs et droits fondamentaux : la catégorie naissance des droits bioculturels », RDLF 2019, Chron. n°28, http://www.revuedlf.com/droit-fondamentaux/communs-et-droits-fondamentaux-la-categorie-naissante-des-droits-bioculturels/ 
    36.  Déclaration de Klaus Töpher lors de la 57ème session de la Commission des droits de l’Homme en 2001

     

  • L’application du « droit à un environnement sain » par la CJUE : une stratégie cohérente à amplifier

    Par James Corne, membre de Notre Affaire à Tous

    PARTIE I

    Résumé

    Cet article ne vise pas, à travers la notion indéterminée de « droit à un environnement sain », un champ du droit de l’Union, à savoir le droit environnemental de l’Union. Il n’étudiera donc ni l’ensemble, ni une partie du droit dérivé. Il comprend cette notion comme un possible principe, de valeur constitutionnelle, permettant de contrôler l’ensemble des actes des institutions et des États membres. Dans un premier temps, il est question de savoir si un tel principe existe. La réponse est loin d’être claire. Il est néanmoins possible de répondre positivement, bien qu’il faille aussitôt ajouter que sa force normative est extrêmement faible. Dans un second temps, il est question de savoir si la CJUE n’a pas cherché à mettre en œuvre une stratégie qui permettrait de dépasser les faiblesses de ce principe. Autrement dit, dans l’impossibilité de l’invoquer efficacement de façon directe, n’est-il pas possible de l’invoquer de façon indirecte ? Il est finalement question, dans l’ensemble de cet article, de la manière dont la Cour met en œuvre le droit à un environnement sain : en ne le reconnaissant pas directement comme un véritable principe de droit, mais en lui garantissant indirectement une certaine effectivité. Il s’agit donc de rechercher, au travers d’arrêts variés et disparates de la Cour, cette stratégie.

    Pour un résumé plus précis, voir les derniers alinéas, en italique, de cette introduction

    La première partie de cet article est à lire ci-dessous. Elle concerne l’absence d’un principe, doté d’une véritable force normative, en droit de l’Union garantissant un droit à un environnement sain : un droit en manque de principes. Une seconde partie paraîtra dans le prochain numéro de la newsletter des affaires climatiques de Notre Affaire à Tous, en février 2021. Elle concerne la manière dont la CJUE cherche néanmoins, de façon indirecte, à garantir l’application de ce principe sans réelle force juridique : un principe en manque de droit.

    Introduction

    L’un des objectifs de l’Union est de garantir « un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement » (article 3, §3, TUE) (1). En outre, « les exigences de la protection de l’environnement doivent être intégrées dans la définition et la mise en œuvre des politiques et actions de l’Union, en particulier afin de promouvoir le développement durable » (article 11 TFUE) (2). La politique de protection de l’environnement de l’Union est constituée aujourd’hui d’un droit dérivé foisonnant (3).

    Afin de mettre en œuvre cette politique de protection de l’environnement, l’Union dispose d’une compétence partagée (4) avec les Etats membres (article 4, §2, e) TFUE). Le législateur, statuant conformément à la procédure législative ordinaire (5), décide « des actions à entreprendre par l’Union en vue de réaliser les objectifs visés à l’article 191 » (article 192, §2, TFUE). L’Union étant une organisation internationale, elle ne peut agir que sur le fondement d’une compétence et seulement pour mettre en œuvre les objectifs qui lui sont assignés. Concernant le domaine en cause, ces objectifs sont « la préservation, la protection et l’amélioration de la qualité de l’environnement », « la protection de la santé des personnes », « l’utilisation prudente et rationnelle des ressources naturelles » ainsi que « la promotion, sur le plan international, de mesures destinées à faire face aux problèmes régionaux ou planétaires de l’environnement, et en particulier la lutte contre le changement climatique. » La base juridique définie par l’article 192 TFUE a permis l’adoption d’instruments variés et importants, obligeant, pour ne citer que quelques exemples, les États membres à procéder à des analyses d’impact avant l’adoption de mesures pouvant affecter l’environnement (6), ou, mettant en place le réseau « Natura 2000 » (7), ou, garantissant l’accès à l’information en matière environnementale (8), ou, établissant un label écologique (9), ou, concernant la responsabilité environnementale (10) ou la réduction des émissions polluantes (11). 

    Des mesures garantissant plus indirectement la protection de l’environnement peuvent aussi être adoptées sur le fondement d’autres bases juridiques, telles que celles concernant la santé publique. Si, en principe, l’Union dispose d’une compétence d’appui (12) en matière de santé (article 6, a) TFUE), le traité prévoit certaines exceptions lui permettant d’adopter aussi dans ce domaine des actes d’harmonisation (article 4, §2, k) TFUE). Cette dérogation concerne, en particulier, les mesures dans les domaines vétérinaire et phytosanitaire ayant directement pour objectif la protection de la santé publique (article 168, §4, b) TFUE).  Sur le triple fondement des bases juridiques concernant la santé publique, l’établissement, le fonctionnement du marché intérieur (article 114 TFUE) et la politique agricole commune (article 43 TFUE), le législateur de l’UE a adopté le règlement 1107/2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques. Il constitue l’instrument qui permet à des substances actives, telles que le glyphosate, d’être autorisées dans l’Union. Son prédécesseur avait permis la mise sur le marché des néonicotinoïdes et du fipronil, dont la dangerosité pour la santé des abeilles semble aujourd’hui avérée (13). 

    Cependant, cette somme d’instruments ne constitue pas, en tant que telle, un droit à un environnement sain ». Elle permet de former un champ d’étude, rassemblant un ensemble de règles disparates. Elle n’en constitue pas pour autant un droit ou un principe, entendu comme une norme  dotée à la fois d’un degré suffisant de généralité et de complétude pour pouvoir emporter par elle-même des conséquences juridiques. En outre, la somme de ces instruments semble seulement manifester la constance de la volonté politique du législateur de l’Union – aussi heureuse qu’elle puisse être. Elle n’en manifeste pas pour autant le respect d’une obligation constitutionnelle qui s’imposerait à lui. La volonté politique semble dépasser le droit. Elle apparaît alors réfractaire à un réel contrôle juridique.

    Certaines normes inscrites dans les traités semblent pouvoir garantir ce droit à un environnement sain. Par exemple, la Cour a accepté, ce qui n’était pas évident, que les objectifs qui définissent la politique que peut mettre en œuvre le législateur de l’Union, listés à l’article 191 TFUE, puissent aussi servir à juger de la légalité des actes qu’il adopte. Cependant, l’article 191 TFUE accorde une large marge d’appréciation au politique (14), privant cet article d’une grande part de son effectivité. Les traités auraient pu limiter cette marge d’appréciation en précisant cet article, voire en créant de nouvelles dispositions. Néanmoins, en 2007, lors de l’adoption du Traité de Lisbonne, l’article 191 TFUE est demeuré essentiellement identique à l’ex-article 174 TCE. De même, la clause transversale, imposant que les exigences de la protection de l’environnement doivent être intégrées dans la définition et la mise en œuvre des politiques et actions de l’Union, demeure inchangée entre l’article 6 TCE et l’article 11 TFUE. La seule nouvelle disposition est constituée par la Charte des droits fondamentaux de l’Union, qui a acquis valeur de droit primaire avec le Traité de Lisbonne (article 6, §1, TUE). Son article 37 exige qu’ un niveau élevé de protection de l’environnement et l’amélioration de sa qualité doivent être intégrés dans les politiques de l’Union et assurés conformément au principe du développement durable. » Cependant, sa valeur juridique est limitée. Enfin, la Cour n’a pas créé, de sa propre initiative, un principe suffisamment substantiel pour contraindre le politique à protéger davantage l’environnement. La faiblesse de ces règles s’illustre dans le fait que la Cour semble n’avoir encore jamais eu à constater une violation, par une institution de l’Union ou par un Etat membre, d’un des articles listés ci-dessus.

    Ni les traités, ni la Cour ne semblent avoir élaboré un véritable droit à un environnement sain. Cette proposition mérite néanmoins d’être précisée. Premièrement et ainsi qu’énoncé ci-dessus, l’objet recherché concerne l’existence d’un véritable principe juridique, c’est-à-dire d’une norme dotée d’une généralité suffisante, créatrice de droits et d’obligations, justiciable devant le juge et disposant d’une certaine effectivité. Ce principe se distingue donc d’un « droit à un environnement sain », comme synonyme de « droit de l’environnement », champ du droit étudiant un ensemble de normes plus ou moins disparates. Cette conclusion ne conduit pas à nier les louables efforts accomplis par le politique pour adopter une série d’instruments protecteurs de l’environnement. Elle se contente de remarquer l’absence d’une norme, à la fois, dotée d’une force juridique suffisante et suffisamment exigeante quant au niveau de protection de l’environnement qu’elle impose, afin de pouvoir réellement contrôler la qualité du droit dérivé. Secondement, il importe de distinguer plusieurs manières dont un tel droit pourrait être conçu. S’il est assez certain qu’il n’existe pas en droit de l’Union un véritable droit substantiel à un environnement sain, cela ne suffit pas à clore la discussion. Un tel droit peut encore exister en tant que principe d’interprétation, conduisant à choisir parmi toutes les interprétations possibles la plus protectrice de l’environnement. Il peut aussi exister en tant que source de règles procédurales, conduisant la Cour à imposer aux institutions et aux États membres des obligations exclusivement procédurales.

    Eu égard à l’absence d’un principe garantissant de façon claire « un droit à un environnement sain » et donc, à l’impossibilité de commenter son champ d’application et son régime, il faut se tourner vers la jurisprudence de la Cour. Celle-ci a pu développer une stratégie permettant précisément de surmonter la faiblesse apparente des articles 11 et 191 TFUE, et, de l’article 37 de la Charte. Il faut même, à titre d’hypothèse, supposer qu’une telle stratégie existe et qu’elle vise à mettre en œuvre le « droit à un environnement sain. » Le dilemme de cette stratégie semble être de réussir à mettre en œuvre ledit droit, sans pourtant en faire un principe doté d’une véritable force normative. En l’absence d’une telle nouvelle norme venant redéfinir la marge d’appréciation du politique, cette dernière apparaît quasiment inchangée. La principale difficulté à laquelle se heurte donc le juge semble être ce pouvoir discrétionnaire, qu’il ne souhaite pas directement réduire. Toute sa stratégie semble consister à répondre à ce dilemme.  Le juge doit amener le politique à protéger l’environnement, sans néanmoins diminuer sa marge d’appréciation. Les lignes de combat qui dessinent la stratégie de la Cour et la portée du droit à un environnement sain ne semblent donc pas être déterminées par les exigences environnementales elles-mêmes, mais par une notion qui est étrangère à l’environnement — à savoir le pouvoir discrétionnaire du politique.

    La stratégie de la Cour, pour garantir le droit à un environnement sain, comprend un plan en cinq parties. Elles reposent toutes sur un objectif de prudence et de déférence, bien qu’à des degrés variés. Les deux premières parties manifestent la plus haute prudence et déférence. Premièrement, le juge ne souhaite pas affronter directement le politique, en condamnant une mesure parce qu’elle ne protègerait pas suffisamment l’environnement, ou en lui imposant directement de protéger davantage l’environnement. La Cour a donc choisi de ne pas développer un véritable droit à un environnement sain, doté d’une réelle force juridique (§§1-6 et 9-10). La deuxième partie de la stratégie conduit le juge à refuser que ce droit permette de déroger aux normes instituées par le législateur (§§12-16), ce qui reviendrait au même que de les déclarer partiellement illégales. Dès lors, elle préfère interpréter les textes de façon conforme au droit à un environnement sain que de relever une illégalité sur son fondement. (§§7-8). Cependant, la troisième à la cinquième partie de cette stratégie permettent de nuancer cette lecture. La Cour s’autorise à affronter de façon indirecte le pouvoir discrétionnaire du politique. Elle ne lui impose directement aucun choix, mais l’encadre par des normes procédurales qui sont censées empêcher le politique d’ignorer les exigences du droit à un environnement sain. Troisièmement, elle impose au politique de respecter une rationalité procédurale, c’est-à-dire, d’une part, de respecter pleinement les procédures qui sont censées garantir le respect du droit à un environnement sain (§17) et de prendre en compte l’ensemble des données pertinentes du cas d’espèce (§18). Quatrièmement, la Cour semble chercher à étendre le champ d’application des textes de droit de l’Union qui définissent les règles encadrant la mise sur le marché de produits dangereux. Par son interprétation, elle y soumet des produits qui n’y entrent pas nécessairement (§§25-26). Cinquièmement et dernièrement, la Cour cherche à faciliter l’accès au juge national pour les associations qui estiment que le droit environnemental de l’Union est violé (§§27-28).

    Cette stratégie est-elle viable et efficace ? Au regard du seul objectif de protéger l’environnement, cette stratégie apparaît limitée. En revanche, au regard de la fragilité de la Cour, la réponse est globalement positive. Néanmoins, il peut être reproché au juge, d’une part, d’oublier parfois de son raisonnement les exigences du droit à un environnement sain (§§9 et 30) et, d’autre part, de ne pas approfondir l’approche procédurale constituée par la troisième partie du plan. La Cour pourrait se permettre de créer des normes procédurales encadrant mieux les institutions et agences qui participent à la protection du droit de l’environnement (§§21-24). La Cour n’aurait pas à enfreindre les principes directeurs de sa stratégie. Elle n’affronterait pas directement le politique, mais se limiterait à l’encadrer.

    Le droit de l’Union est donc d’abord un droit en manque d’un ou d’un ensemble de véritables principes garantissant un droit à un environnement sain (I). Peu semble donc pouvoir être obtenu du côté de la définition de ce droit. Il faut donc étudier, dans un second temps, la mise en œuvre de ce droit pourtant impossible à définir. Même si la Cour a cherché à garantir la protection de ce droit de façon indirecte, celle-ci demeure fragile. Ce droit peut donc être dit « en manque de droit », en ce que son application est fuyante et indirecte, au contraire de ce qu’une véritable norme de droit doit être (II). Il dispose d’une force normative faible et la Cour doit parfois s’affranchir d’un strict respect de la légalité afin de le mettre en œuvre.

    Un droit en manque de principes

    Le droit de l’Union manque de principes disposant d’une force normative suffisante afin de contraindre le politique à renforcer sa politique de protection de l’environnement. Pourtant, à Lisbonne, l’article 37 de la Charte, consacrant la protection de l’environnement comme un droit fondamental, a acquis le statut de droit primaire. Cela n’a néanmoins rien changé, l’article 37 n’ayant aucune portée ni aucune autonomie propre (A). Le droit à un environnement sain, qu’il est possible de dégager du droit de l’Union, apparaît très faiblement normatif. En outre, sa fragilité est renforcée, car ses exigences doivent être pondérées avec d’autres objectifs de l’Union, tels que ceux économiques (B).

    A. La faible portée de l’article 37 de la Charte

    Par l’introduction de l’article 37 de la Charte en droit de l’Union, le constituant ne semblait pas chercher à développer un véritable droit invocable. La Cour s’est conformée à cette volonté et n’a accordé aucune autonomie à cet article. Il apparaît seulement comme la répétition d’autres dispositions du traité, auxquelles il convient dès lors de se référer (1). Cependant, sur le fondement de ces dispositions, la Cour n’a soumis le politique qu’à un contrôle extrêmement souple, évitant toute confrontation frontale (2). 

    1. Un principe sans apport

    α. Une simple répétition de l’article 191 TFUE

    §1. Un principe non autonome

    Afin de dénier une pleine valeur à l’article 37 de la Charte, la Cour semble s’être alignée sur la distinction établie par le constituant entre « droits » et « principes ». Les premiers disposent d’une pleine normativité. Ils sont d’effet direct et la légalité des textes adoptés par les institutions et les États membres peut être jugée à l’aune de ceux-ci. Les seconds ne disposent pas de ces qualités. L’article 52, §5, de la Charte précise que leur invocation devant le juge n’est admise que pour l’interprétation et le contrôle de la légalité des actes qui les mettent en œuvre. La Cour a interprété de façon restrictive cette condition, estimant que ces articles ne disposaient pas d’effet direct. Ils laissent un trop large pouvoir d’appréciation aux institutions et aux États membres pour servir de fondement à un contrôle de légalité. L’arrêt Glatzel souligne ainsi que « le principe consacré à cet article n’implique pas, en revanche, que le législateur de l’Union soit tenu d’adopter telle ou telle mesure particulière » (15).

    Cette absence d’effectivité se retrouve également au niveau des États membres. Premièrement, un tel principe ne peut permettre d’apprécier la légalité d’une mesure étatique. Secondement, il ne permet pas non plus de contrôler la légalité du comportement de personnes privées. En se fondant sur un raisonnement a fortiori, la Cour a tiré implicitement l’inférence suivante : si les principes ne disposent pas d’un effet direct  vertical (16) (pour contrôler les actions et abstentions des institutions et des États membres), ils ne disposent pas non plus d’un effet direct horizontal (17).

    Une interprétation constructive de l’article 52, §5, de la Charte aurait pu permettre de renforcer le statut des principes. Ainsi, l’Avocat général Cruz Villalón proposait que la combinaison d’un principe et d’une directive le mettant en œuvre permettait d’accorder au premier, sur le fondement des précisions apportées par le second texte, une clarté, une précision et une inconditionnalité suffisantes pour acquérir un effet direct. Dans l’espèce en cause, cette solution aurait permis de pallier l’absence d’effet direct horizontal d’une directive non correctement transposée par un État membre (18). L’Avocat général estimait ainsi que les actes de droit de l’Union qui concrétisent de façon essentielle et immédiate un « principe » ont vocation à « s’intégrer au critère de validité des autres actes qui appliquent ledit ‘‘principe’’ au sens de cette disposition » (19). Cela signifie que ces normes de droit dérivé acquièrent, à la fois, une valeur de droit primaire et le statut normatif d’une disposition du traité, ce qui leur permet premièrement de contrôler la législation de l’Union et les actes nationaux et, secondement, de disposer d’un effet direct horizontal. La Cour a expressément rejeté une telle interprétation (20). L’article 37 de la Charte n’accorde donc aucun droit directement invocable (21).

    La situation de l’article 37 connaît néanmoins une situation différente de celle des autres principes. L’article 52, §2, de la Charte dispose que les droits reconnus par celle-ci et qui font l’objet de dispositions dans les traités s’exercent dans les conditions et les limites définies par ces derniers. Tel est le cas de cet article qui constitue essentiellement un renvoi à l’article 191 TFUE. Malgré un langage ambigu, la Cour semble dès lors en conclure qu’il acquiert un effet direct et une véritable force normative. Cependant, le gain ainsi acquis semble aussitôt perdu. En effet, « il s’ensuit que, dès lors que, […] l’article 3 […] n’a laissé apparaître aucun élément de nature à affecter sa validité au regard de l’article 191 TFUE, cette disposition ne laisse pas non plus apparaître d’élément de nature à affecter sa validité au regard de l’article 37 de la Charte » (22). Dès lors que les articles 191 TFUE et 37 de la Charte pourraient également fonder un contrôle de légalité et que leur contenu normatif est strictement équivalent, le juge continue à se fonder seulement sur le premier (23).

    §2 Un champ d’application limité

    Le champ d’application de l’article 37 de la Charte demeure des plus incertains. Premièrement, l’invocabilité de la Charte au niveau des États membres est limitée par son champ d’application. Il correspond strictement au champ d’application du droit de l’Union. Elle s’applique quand les États membres mettent en œuvre le droit de l’Union, en exécution d’obligations de droit primaire ou de droit dérivé. Il ne suffit pas que la mesure étatique puisse affecter indirectement une norme de droit de l’Union (24). L’article 37 de la Charte ne semble donc pouvoir payer de retour l’article 191 TFUE et offrir à ce dernier, en échange de la force normative qu’il lui prodigue, une extension de son champ d’application. Le champ d’application de l’article 191 TFUE continue donc à être limité au champ d’application du droit de l’Union.

    Une deuxième et une troisième extension auraient pu être envisageables. L’article 191 TFUE ne semble pas s’appliquer directement à l’encontre des États membres, ni à l’encontre des personnes privées. En revanche, les droits de la Charte, dotés d’effet direct, en général le peuvent. Faut-il penser que l’article 37 de la Charte puisse devenir un vecteur permettant d’élargir le champ d’application de l’article 191 TFUE ? La Cour n’a pas encore répondu à cette question. Même si une réponse positive pourrait s’intégrer assez logiquement dans sa jurisprudence actuelle sur les droits fondamentaux, il semble qu’elle ne souhaite néanmoins pas créer un véritable droit à un environnement sain doté d’une pleine force normative.

    La Cour est demeurée ambiguë sur les conséquences de l’article 191 TFUE sur les États membres. En 1994, l’arrêt Peralta apparaissait incertain sur les raisons justifiant de rejeter le moyen d’une violation de l’article 191 TFUE par un Etat membre : était-ce car cet article leur reconnaîtrait un large pouvoir d’appréciation ou bien, parce qu’il ne s’adresserait qu’aux institutions de l’Union ? (25) La solution apparaît plus claire en 2010, quand la Cour a semblé affirmer que l’ex-article 174 TCE (actuel article 191 TFUE) ne dispose pas d’un effet direct, permettant de lui reconnaître une invocabilité d’exclusion à l’encontre des normes nationales qui lui seraient contraires. L’invocabilité d’exclusion étant une des qualités intrinsèques à l’effet direct, l’absence de la première permet de supposer l’absence du second. Par une lecture a contrario, il est possible de conclure que cet article ne dispose d’aucun effet direct autonome à l’encontre des actions des Etats membres. Il peut seulement être invoqué en combinaison avec une réglementation de l’UE adoptée sur le fondement de l’ex-article 175 CE (actuel article 192 TFUE) couvrant spécifiquement l’action concernée (26). Son rôle est alors purement interprétatif. A ce jour, il semble donc qu’aucune obligation ne puisse, indépendamment du droit dérivé, être imposée aux États membres sur le fondement de l’article 191 TFUE. La doctrine a pu en conclure que cet article ne disposait pas d’un effet direct (27). A fortiori, il ne semble donc pas disposer d’un effet direct horizontal ou descendant vertical (28). La Cour a ainsi constaté que le principe du pollueur-payeur, consacré à l’article 191, § 2, « ne saurait être invoqué par les autorités compétentes en matière d’environnement pour imposer, en l’absence de fondement juridique national, des mesures de prévention et de réparation » (29).

    Cette dernière conclusion doit néanmoins être pondérée et précisée, au risque d’être fausse et imprécise. Premièrement, ainsi qu’il a déjà été énoncé, l’article 191 TFUE permet de contrôler des actes de droit dérivé adoptés par les institutions de l’Union. Il est donc doté d’un « effet direct ». La Cour semble lui reconnaître, au moins pour certaines de ses dispositions, une clarté, une précision et une inconditionnalité suffisantes pour acquérir ce statut. Les limitations qui l’entravent ne sont donc pas dues à sa qualité intrinsèque, c’est-à-dire à sa conformité aux trois critères de l’effet direct, mais à son champ d’application ratione personae. Secondement, cet article dispose d’une invocabilité indirecte d’interprétation conforme dans les Etats membres. Lorsque ces derniers mettent en œuvre les normes de droit dérivé adoptées sur le fondement de l’article 192 TFUE, « ils doivent aussi veiller à ce que les objectifs de la politique de l’Union dans le domaine de l’environnement soient atteints, conformément aux exigences de l’article 191, paragraphes 1 et 2, TFUE » (30).

    Cette dernière obligation d’interprétation conforme est extrêmement claire en ce qui concerne le principe de précaution, tel que consacré à l’article 191. Celui-ci permet d’adopter une mesure de protection sans avoir à attendre que la réalité et la gravité des risques soient pleinement démontrées (31). Premièrement, ce principe permet à un Etat membre de renforcer les exigences d’une directive concernant la protection de l’environnement. Par exemple, la législation concernant les déchets prévoit que la Commission établit les critères spécifiques qui permettent de déterminer quels déchets cessent d’être des déchets, lorsqu’ils ont subi une opération de valorisation ou de recyclage (32). Si aucun critère harmonisé n’a été défini, les États membres peuvent décider, au cas par cas, si certains déchets ont cessé d’être des déchets (33). Pareillement que la Commission, ces derniers doivent tenir compte de tout effet nocif possible de la substance ou de l’objet concerné sur l’environnement et la santé humaine (34). Ils doivent aussi veiller à ne pas faire obstacle à la réalisation des objectifs de la directive, tels que l’encouragement à la valorisation des déchets (35). Ainsi, si l’Italie souhaite refuser qu’une l’huile végétale recyclée soit utilisée en tant que combustible dans une installation de cogénération, elle doit justifier de l’existence d’un risque raisonnable pour l’environnement et la santé humaine (36). L’existence d’un certain degré d’incertitude scientifique relative aux risques environnementaux peut conduire un État membre, compte tenu du principe de précaution, à décider de ne pas faire figurer une substance sur la liste des combustibles autorisés (37).

    Secondement, le principe de précaution peut aussi limiter la marge d’appréciation d’un Etat membre. Un exemple est offert par la directive « habitats ». Cette dernière permet aux États membres, dans des conditions strictement encadrées, d’autoriser le prélèvement d’espèces protégées. Une telle dérogation ne doit pas nuire au maintien ou au rétablissement des populations d’une espèce menacée d’extinction dans un état de conservation favorable. Si l’examen des meilleures données scientifiques disponibles laisse subsister une incertitude sur le point de savoir si tel est le cas, le principe de précaution impose à l’État membre de s’abstenir d’adopter ou de mettre en œuvre une telle mesure (38).

    En l’état actuel du droit, l’article 37 de la Charte, lu à la lumière de l’article 191 TFUE, semble donc pouvoir disposer d’une faible force normative à l’encontre des États membres, limitée à l’obligation d’interprétation conforme. Il ne dispose d’aucune véritable autonomie et permet seulement à la Cour de jouer sur les marges de l’interprétation des instruments adoptés par le législateur de l’Union. L’œuvre jurisprudentielle a ainsi permis de renforcer les obligations prévues par ces instruments, en choisissant, parmi les diverses interprétations possibles, la plus protectrice de l’environnement. Elle n’a néanmoins pas encore accordé à l’article 191 TFUE, sur le fondement de l’article 37 de la Charte, une invocabilité à l’encontre des Etats membres et des personnes privées. 

    β. Un choix de politique jurisprudentielle 

    §3 Une stratégie non nécessaire

    Si la non reconnaissance d’un effet direct à l’encontre des États membres et d’un effet direct horizontal à l’encontre des personnes privées des articles 37 de la Charte et 191 TFUE devait être confirmée, cette double limitation constituerait un choix volontaire, par nature non nécessaire. La Cour a choisi de modifier le statut originel de l’article 191 TFUE. Celui-ci semble, prima facie, définir les objectifs que la politique de l’Union doit mettre en œuvre sur le fondement de la base juridique définie par l’article 192 TFUE. Il ne devrait donc permettre qu’un contrôle de la légalité limitée aux questions de compétence. Pour le reste, eu égard à la généralité des principes qui y sont invoqués, cet article aurait seulement pu servir à interpréter le droit de l’Union. La Cour en a pourtant fait la source de principes de droit de l’environnement qui peuvent généralement être invoqués à l’encontre des institutions de l’Union. Dès lors, c’est elle-même et elle seule, qui a décidé d’accorder un effet direct à l’article 191 TFUE, mais aussi de le limiter à ces seules institutions.

    L’article 191 TFUE semblait devoir, à l’origine, uniquement participer à définir les compétences de l’Union. Cette dernière est soumise au principe d’attribution, qui lui impose de n’agir que sur le fondement d’une compétence attribuée, afin d’atteindre les objectifs que les traités définissent (article 5, §2, du TUE). L’article 191, §1, énonce les objectifs de la politique environnementale de l’Union. Son paragraphe 2 précise que celle-ci « vise un niveau de protection élevé », tient « compte de la diversité des situations dans les différentes régions de l’Union » et est fondée sur divers principes, tels que le principe de précaution ou le principe du pollueur-payeur. La Cour aurait très bien pu estimer que ces deux paragraphes ne disposent que d’une justiciabilité limitée, ainsi que le supposait l’Avocat général Darmon (39) et l’un des premiers commentaires de cette disposition (40). Il aurait été possible de penser que le paragraphe 1, lu avec l’article 192 TFUE, ne concernait que les contentieux de base juridique (41). Le paragraphe 2 aurait pu être considéré trop imprécis pour disposer d’un effet direct pour imposer davantage qu’une obligation d’interprétation conforme. Il aurait alors essentiellement servi à interpréter les principes de subsidiarité et de proportionnalité, qui doivent être respectés par les institutions de l’Union quand elles exercent leurs compétences (article 5, §1 TUE). 

    Bien que la Cour ait choisi d’accorder une certaine force normative à l’article 191 TFUE (§§6 et 7), son autonomie, en particulier de son paragraphe 2, apparaît loin d’être complète. Un certain nombre d’exemples illustrent qu’il se limite encore bien souvent à une simple obligation d’interprétation conforme. Par exemple, le Tribunal a pu désigner globalement l’article 191 TFUE comme une disposition fixant les objectifs de la politique de l’environnement (42). Il a aussi pu explicitement préciser que le principe de précaution n’imposait aucune action particulière et qu’il constituait un simple principe directeur, n’imposant aucune mesure déterminée (43). Ensuite, le paragraphe 2 de cet article a pu parfois être utilisé comme simple source d’interprétation du principe de proportionnalité par les moyens des États membres (44) ou par la Cour. Cette dernière a  ainsi déclaré explicitement  que « […] le principe du pollueur-payeur apparaît comme l’expression du principe de proportionnalité […] [et qu’] il en est de même en ce qui concerne la violation du principe de correction, par priorité à la source, des atteintes à l’environnement […] » (45). L’Avocate générale Kokott a écrit que « le principe de précaution trouve surtout à s’appliquer dans le cadre de l’examen du principe de proportionnalité » (46). De même, dans le cadre du contrôle de proportionnalité et en se référant aux objectifs de l’article 191, la Cour a jugé de façon constante que l’importance des objectifs de protection de l’environnement est de nature à justifier des conséquences économiques négatives, mêmes considérables, pour certains opérateurs (47).

    La Cour ne semblait pas juridiquement contrainte à limiter le champ d’application ratione personae de l’article 191 TFUE aux institutions de l’Union. Premièrement, son article §2 ne vise pas les institutions de l’Union, mais « la politique de l’Union dans le domaine de l’environnement […]. » L’entame de cette disposition pourrait très bien être interprétée comme visant, plus généralement, le champ d’application du droit de l’Union. Dès lors que le droit de l’Union s’applique, les principes mentionnés à l’article 191 pourraient s’appliquer. Cet argument est renforcé par le constat que « le fait que certaines dispositions du traité sont formellement adressées aux États membres n’exclut pas que des droits puissent être conférés en même temps à tout particulier intéressé à l’observation des obligations ainsi définies » (48). La Cour s’est implicitement fondée sur une telle interprétation pour consacrer, dans l’arrêt Van Gend en Loos, l’effet direct du droit primaire. Des normes qui semblent formellement constituer un simple engagement interétatique peuvent aussi créer des droits que les particuliers peuvent directement invoquer à l’encontre des États membres (49). L’arrêt Defrenne poursuit plus avant cette logique, en reconnaissant l’effet direct horizontal du principe de non discrimination salariale à raison du sexe. Cette norme qui semblait, elle aussi, constituer seulement un simple engagement interétatique, a  ainsi acquis un effet direct horizontal. Il faut donc en conclure qu’il importe peu qu’une norme soit formellement adressée aux institutions de l’Union afin de savoir si les Etats membres et les particuliers en sont aussi les débiteurs. 

    §4. Une stratégie prudente

    La Cour semble essentiellement guidée par la prudence. A la différence des libertés de circulation ou du principe d’égalité à raison de l’âge ou de la religion, l’environnement ne semble pas disposer du même soutien politique de la part des États membres et du législateur de l’Union. Alors qu’elle a pu progressivement reconnaître aux premières un véritable effet direct, puis un effet direct horizontal (50), un tel processus semble impossible concernant les principes du droit de l’environnement. La thèse de K. Lenaerts et J. A. Gutierrez-Fons, au moins dans le domaine en cause, semble trouver confirmation. L’interprétation des principes par la Cour serait limitée par l’exigence de respecter les compétences du législateur et la répartition des pouvoirs (51). Elle trouvera d’autant plus confirmation par la suite, à la lumière de la faible normativité de l’article 191 TFUE. Il apparaît donc que la notion fondamentale, autour de laquelle un possible droit à un environnement sain semble se dessiner, est la notion de pouvoir discrétionnaire.

    2. L’évitement d’un contrôle frontal

    §6. Un large pouvoir d’appréciation discrétionnaire. 

    Le pouvoir d’appréciation discrétionnaire des institutions de l’Union est renforcé par la faiblesse des obligations qu’impose l’article 191 TFUE. Le législateur doit chercher à réaliser un niveau élevé de protection de l’environnement, non celui techniquement le plus élevé (52). La justification de cette interprétation de la Cour apparaît fragile. Elle découlerait de la possibilité accordée aux Etats membres de maintenir ou d’établir des mesures de protection renforcées (53), ainsi qu’en dispose l’article 193 TFUE. Cet article prévoit uniquement que les Etats membres ont la possibilité d’adopter des mesures de protection de l’environnement plus strictes que celles résultant des normes de l’Union. L’inférence, que la Cour cherche à établir, est difficile à saisir. En réalité, cette possibilité interdit uniquement que les normes de droit dérivé constituent des harmonisations maximales qui ne laissent aucune autonomie aux États membres. 

    L’arrêt Safety Hi-Tech, qui dégage pour la première fois cette limitation de la portée de l’article 191 TFUE, illustre pourtant la situation où le niveau de protection le plus élevé possible avait été adopté. L’Union avait pris des mesures pour lutter contre l’appauvrissement de la couche d’ozone. Une interdiction de principe avait été édictée à l’encontre des hydrochlorofluorocarbures (HCFC), sans qu’une exception ne leur fût accordée pour la lutte contre les incendies. En revanche, d’autres substances, qui seraient plus néfastes pour l’environnement que les HCFC, pouvaient continuer à être utilisées pour la lutte contre les incendies. La Cour constate d’abord qu’il existait du point de vue scientifique, « des solutions de rechange à l’utilisation des HCFC par l’emploi de produits moins nocifs pour la couche d’ozone, tels que l’eau, la poudre et les gaz inertes » (54). Elle note ensuite, qu’une des substances bénéficiant d’une dérogation présente « une capacité d’extinction irremplaçable, notamment pour faire face à des incendies dans des espaces réduits, avec des effets toxiques extrêmement faibles, alors que, pour avoir le même résultat, une quantité plus importante de HCFC, avec un impact toxique plus important, serait nécessaire » (55). Compte tenu de cette situation, il ne semble pas que l’introduction de cette restriction au droit à un environnement sain était en l’espèce inutile.

    Ainsi que ce qui suit doit permettre de l’illustrer, en droit de l’environnement, le pouvoir discrétionnaire emporte davantage qu’une simple modulation de l’intensité du contrôle du juge. Il peut apparaître comme une négation même de ce contrôle. L’article 191 TFUE apparaît trop programmatique et trop politique pour être facilement manié par le juge. Afin d’échapper à ces difficultés, ce dernier semble avoir cherché à procéduraliser son contrôle (§§17 et 18) ou à renforcer les normes existantes grâce à une interprétation constructive (§§ 8, 25-28). S’il ne peut être lui-même à l’origine d’une politique de l’environnement au niveau de l’Union, ni définir le cadre dans lequel celle-ci sera mise en œuvre, il peut avoir un rôle amplificateur. Si un droit à un environnement sain existe, l’effectivité de celui-ci ne se révèlerait donc pas au stade d’un contrôle frontal de la légalité.

    §7. L’évitement d’un contrôle frontal par le recours à d’autres normes

    Tout l’enseignement de l’arrêt Safety Hi-Tech ne ressort pas du paragraphe précédent (§6). Le plus important semble, en réalité, résider dans le raisonnement de la Cour. Il lui est posé trois fois une question similaire: est-ce que la distinction établie par le législateur entre plusieurs types de produit est légale ? Elle refuse quasiment de répondre à cette question sur le fondement du paragraphe 2 de l’article 191, TFUE, imposant un niveau de protection de l’environnement élevé. Eu égard à la marge d’appréciation dont jouissent les institutions de l’Union, il ne peut leur être reproché de ne pas avoir atteint le niveau le plus élevé possible de protection (§6). En revanche, la Cour accepte de répondre à cette même question sur le fondement du paragraphe 3, premier tiret, du même article. Il dispose que les politiques de l’Union sont fondées sur les données scientifiques et techniques disponibles. Il consacre le principe de diligence, qui appartient au principe plus général de bonne administration (§18). La Cour accepte alors d’étudier si, afin d’établir une telle distinction, le législateur disposait d’informations objectives lors de l’adoption de la mesure. 

    Enfin, la Cour accepte aussi de répondre à cette même question sur le fondement du principe de proportionnalité (56). Son usage de ce principe, dans cet arrêt, n’est pas très clair. D’un côté, il semble se confondre en partie avec un test du caractère cohérent et systématique de la mesure, qui relève de l’appréciation de son aptitude. En n’adoptant pas une mesure davantage protectrice, l’Union n’a-t-elle pas adopté une mesure incohérente ? D’un autre côté, il est aussi possible que ce soit la proportionnalité au sens strict qui soit concernée. Il pourrait être pertinent, au niveau de la mise en balance entre un droit économique et la protection de l’environnement, de vérifier si le législateur n’a pas été arbitraire dans son action. Si la Cour, grâce à un système de vases communicants, a donc réussi à préserver l’effectivité de son contrôle en l’espèce, il ne semble pas que le principe de diligence et le principe de proportionnalité puissent être, dans toutes les circonstances, suffisants pour se substituer à l’article 191, §2.

    De même, il importe de mentionner que l’article 191 TFUE ne semble jamais avoir permis de contrôler directement des normes réglementaires adoptées sur le fondement de normes législatives adoptées par les institutions de l’Union. La Cour semble préférer contrôler ces normes  réglementaires uniquement au regard des normes législatives qui leur servent de fondement juridique et qui sont censées être la concrétisation des objectifs fixés à l’article 191 TFUE. Le droit à un environnement sain n’a donc pas le même statut que les autres droits fondamentaux qui peuvent permettre de contrôler la légalité des normes de nature législative et de nature réglementaire.

    § 8. L’évitement d’un contrôle frontal par l’interprétation

    La Cour évite de se prononcer de façon frontale sur la légalité du droit dérivé. Dès qu’il lui est possible, elle semble chercher à interpréter ces normes de façon conforme aux exigences d’une protection élevée de l’environnement. Elle assure ainsi une pleine légalité à la norme et renforce la protection de l’environnement assurée par l’instrument contrôlé. L’arrêt Associazione Italia Nostra Onlus portait sur la dérogation instituée par l’article 3, paragraphe 3, de la directive 2001/42. Cette directive impose la réalisation d’une évaluation environnementale de tous les plans et programmes qui, au titre des articles 6 et 7 de la directive « habitats », devraient être soumis à une évaluation de leurs incidences sur l’environnement. Elle institue une exception à l’égard de ceux concernant de petites zones et des modifications mineures. Ces derniers sont soumis à une telle évaluation « que lorsque les États membres établissent qu’ils sont susceptibles d’avoir des incidences notables sur l’environnement. » La Cour rappelle d’abord que cette exception « vise ainsi à ne soustraire à l’évaluation environnementale aucun plan ou programme susceptible d’avoir des incidences notables sur l’environnement » (57). La marge d’appréciation des Etats membres est strictement limitée. Ils doivent procéder à un examen préalable pour vérifier si des incidences notables sur l’environnement sont susceptibles de se produire. Dans le cas échéant, une évaluation doit obligatoirement être poursuivie. La Cour rappelle ainsi l’interprétation extensive qu’elle a donnée de cette directive. L’importance des intérêts protégés impose que son champ d’application soit interprété d’une manière large (58). Eu égard à ces constatations, il apparaît difficile d’estimer que la directive puisse d’une quelconque façon violer l’obligation d’un niveau élevé de protection de l’environnement. Elle conclut enfin que le seul risque est que les autorités nationales, sur le fondement de cette exception, puissent éluder l’application de la directive 2001/42, n’est pas de nature à entraîner l’invalidité de l’article 3, § 3, de cette directive (59). La Cour évite de se prononcer de façon frontale sur cette dérogation. Elle n’étudie pas l’usage réel qui en est fait par les Etats membres. Elle se limite à l’interpréter de façon à la rendre pleinement conforme à un niveau élevé de protection de l’environnement.

    L’arrêt Mathieu Blaise (§23) fait suite à la prolongation de l’autorisation de la mise sur le marché du glyphosate dans l’Union. La question préjudicielle en appréciation de validité renvoyée par le juge national ne portait pas directement sur cette autorisation, mais sur le règlement fixant le cadre procédural permettant d’obtenir une telle autorisation (60). Eu égard aux défaillances qui ont pu se produire sur son fondement lors du processus décisionnel concernant le glyphosate, le règlement violait-il le principe de précaution ? La Cour relève d’abord que le législateur, lorsqu’il adopte des règles encadrant la mise sur le marché de substances ou produits dangereux, doit se conformer au principe de précaution (61). Le règlement ne doit pas seulement le mentionner, mais établir un cadre qui assure concrètement qu’il soit correctement mis en œuvre (62). En revanche, l’appréciation de la légalité du règlement ne saurait dépendre des circonstances particulières d’un cas d’espèce donné. En conséquence, le « déroulement de la procédure ayant conduit à l’approbation du glyphosate ne saurait, pris isolément, permettre d’établir l’illégalité des règles générales régissant une telle procédure » (63). Alors que l’EFSA n’a pas tenu compte des effets cumulés (§23), la Cour estime qu’ une telle évaluation ne saurait, par nature, être menée à bien de manière objective en ne tenant pas compte des effets résultant du cumul éventuel des divers composants d’un produit phytopharmaceutique » (64). Cette interprétation apparaît justifiée. L’article 2, §2 et §3, du règlement, qui fixe les conditions d’approbation d’un produit, dispose que le produit et ses résidus, compte tenu des effets cumulés et synergiques, n’ont pas d’effet nocif sur la santé humaine.

    Afin de ne pas s’affronter directement aux institutions de l’Union, la Cour vise « la prémisse sur laquelle se fonde le doute de la juridiction de renvoi » (65), qui elle-même visait la manière dont avait été autorisé le glyphosate. Le règlement apparaît dès lors légal. Le juge de l’Union, encore une fois, évite d’affronter directement le règlement législatif. Il ne vérifie pas si, concrètement, le règlement ne pouvait pas être détourné ou s’il n’encadrait pas suffisamment le pouvoir réglementaire de la Commission. Au lieu de prendre en compte ces défaillances comme prémisses de son raisonnement, la Cour préfère renforcer le cadre normatif grâce à une interprétation fondée sur l’objectif d’un niveau élevé de protection de l’environnement.

    Le premier axe de la stratégie de la Cour semble constitué par un principe de prudence. La Cour n’a pas cherché à développer un véritable droit à un environnement sain sur le fondement des articles 37 de la Charte ou 191 TFUE. Elle a en outre cherché à éviter de contrôler de façon frontale l’action des institutions de l’Union. En plus d’avoir une force normative faible, les exigences du droit à un environnement sain doivent être mises en pondération avec celles des autres objectifs de l’Union.

    B. Un droit soumis à la conciliation d’intérêts divergents

    Deux types de pondération doivent être distingués, s’exerçant à deux niveaux différents. Au niveau constitutionnel, une pondération souple s’effectue entre différentes normes ou valeurs du droit primaire (1). Le droit dérivé de l’Union ou les États membres peuvent chercher à limiter un principe en se fondant sur un autre principe ayant aussi valeur de droit primaire. En revanche, une seconde pondération est moins souple. Elle s’accomplit quand un État membre cherche à déroger,  non pas à une norme de droit primaire, mais à une norme de droit dérivé. Ces dernières prévoient les conditions, extrêmement restrictives, permettant une telle dérogation. Le droit à un environnement sain ne permet pas de les assouplir (2).

    1. Une pondération souple au niveau du contrôle constitutionnel

    Le droit à un environnement sain, quand il heurte un autre intérêt légitime de l’Union, ne semble pas prévaloir dans leur mise en balance. Il ne permet pas de remettre en cause l’équilibre souhaité par le détenteur du pouvoir discrétionnaire. En revanche, il permet de justifier la légalité d’un tel équilibre quand celui-ci est en faveur de la protection de l’environnement et limite des intérêts économiques.

    α. Une mise en balance par les institutions de l’UE

    § 9. Un principe cédant devant le pouvoir discrétionnaire

    L’arrêt Association Kokopelli (66) concernait une question en appréciation de validité de la directive législative 2002/55/CE du Conseil, concernant la commercialisation des semences de légumes, et, de la directive réglementaire 2009/145/CE de la Commission, prises en application de la première. La directive du Conseil a pour conséquence, en subordonnant la commercialisation des semences à une triple condition de distinction (67), de stabilité (68) et d’homogénéité (69), d’interdire à Kokopelli la vente des variétés de légumes « anciennes ». Les « variétés anciennes » commercialisées par cette association ont un patrimoine génétique moins uniforme que celui des variétés admises. En principe, elles auront donc plus de difficulté à remplir le critère de la distinction. Ensuite, elles peuvent évoluer différemment en fonction des conditions environnementales, ne les rendant pas stables. Enfin, les différents individus dans les populations considérées se ressemblent moins et ne sont pas aussi homogènes que les variétés admises (70). La directive de la Commission a introduit une dérogation extrêmement limitée, tant du point de vue de la nature des semences, que du cadre géographique dans lequel elle peut être mise en œuvre, que des risques qui doivent peser sur lesdites semences. Celle-ci ne concerne que les semences de races primitives et de variétés qui sont traditionnellement cultivées dans des localités et régions particulières et qui sont menacées d’érosion génétique. En outre, s’y ajoute une restriction quantitative, imposant que la production et la commercialisation annuelle de ces semences soient limitées à ce qui est nécessaire pour cultiver une surface de 10 à 40 hectares. En l’espèce, il est constant que cette dérogation est trop rigide pour permettre à Kokopelli de vendre ses semences (71). Kokopelli opposait que cette réglementation était disproportionnée et qu’elle restreignait de façon injustifiée son droit à exercer librement une activité économique. La Cour constate d’abord que la mesure est apte à atteindre son objectif et relève de ceux fixés par la politique agricole commune (PAC), à savoir permettre une productivité accrue de l’agriculture, fondée sur la fiabilité des caractéristiques desdites semences (72). Ensuite, elle est apte à assurer une réglementation harmonisée au niveau de l’Union et la libre circulation des variétés (73). Enfin, l’exception introduite par la directive de la Commission est apte à garantir la conservation des ressources génétiques des plantes (74).

       La nécessité de la mesure est ensuite appréciée au regard de l’alternative proposée par Kokopelli : une simple obligation d’étiquetage permettrait d’atteindre le même résultat, tout en étant moins restrictive. La Cour retient alors, comme seuls objectifs de la mesure, une productivité fiable et de qualité en termes de rendement (75). Le critère de la distinction permet aux agriculteurs « d’effectuer un choix leur garantissant un rendement optimal ». Les critères de la stabilité et de l’homogénéité assurent que les caractéristiques qualitatives propres d’une semence admise restent constantes au fil des années et que « les semences vendues sous un nom donné présentent toutes les mêmes caractéristiques génétiques, favorise un rendement optimal ». Sans justifier plus avant, la Cour estime que la mesure est nécessaire et qu’une obligation d’étiquetage ne constitue pas une alternative efficace, « puisqu’elle permettrait la vente et, par voie de conséquence, la mise en terre de semences potentiellement nuisibles ou ne permettant pas une production agricole optimale » (76). La Cour conclut donc que « ce faisant, le législateur de l’Union n’a pas violé le principe de proportionnalité » (77). Cette conclusion apparaît définitive.

    Le test de proportionnalité ne comprend donc aucune référence au droit à un environnement sain, ou à l’une de ses possibles déclinaisons,  telles que la biodiversité. Pourtant, la restriction dont se plaint Kokopelli peut apparaître comme une mise en balance des objectifs de la PAC avec le droit à un environnement sain, au détriment de ce dernier. La faiblesse normative de ce dernier semble donc permettre, non seulement de déroger facilement à ses exigences, mais en outre que le juge n’ait pas à contrôler expressément cette dérogation. Cette absence est d’autant plus étonnante que l’article 11 TFUE et l’article 37 de la Charte imposent de façon transversale l’obligation de garantir un niveau élevé de protection de l’environnement. Le raisonnement du juge (et cette étude s’arrête à ce niveau, non aux conclusions retenues) apparaît défaillant, d’autant plus que les risques entraînés par la perte de biodiversité sont connus (78) et que l’Avocate générale les rappelait (79).

    Les exigences liées à la protection de l’environnement apparaissent ensuite, mais de façon extrêmement limitée. La Cour constate que les deux directives prennent en compte les intérêts économiques des opérateurs, tels que Kokopelli, en ce qu’elles n’excluent pas totalement la commercialisation des « variétés anciennes. » Elle conclut, aux termes d’un raisonnement ramassé, que les restrictions auxquelles ces dernières sont soumises pour pouvoir bénéficier de ce régime dérogatoire « s’inscrivent dans le contexte de la conservation des ressources phytogénétiques » (80). Il semble falloir comprendre que la dérogation est apte et nécessaire, car elle permet de garantir la conservation de la biodiversité, sans remettre en cause l’interdiction jugée précédemment proportionnée. L’exception permet la stricte conservation de certaines semences. Il apparaît étrange de restreindre la prise en compte de l’exigence de biodiversité seulement à ce second temps de l’analyse, alors que l’essentiel de la conclusion est déjà obtenu. Logiquement, car il ne pouvait plus être question que d’une exception au principe, celle-ci ne pouvait être que restrictive.

    La Cour se distingue ainsi clairement de l’Avocate générale qui avait conclu au caractère non proportionné et donc illégal de la mesure. Elles soulignait, en particulier, qu’il « appartient en principe aux agriculteurs de décider des variétés qu’ils cultivent » (81), qu’il n’y a pas de risque avéré à ce qu’une telle autorisation produise l’éviction des semences de haute qualité (82), et que l’interdiction en cause « réduit enfin la diversité génétique dans les champs européens, étant donné que moins de variétés sont cultivées et que les populations de ces variétés présentent des différences génétiques moins importantes entre chaque individu » (83). 

      A l’aune de la problématique de la présente recherche, ce qui apparaît insatisfaisant est le raisonnement de la Cour. En l’espèce, l’exigence d’un niveau élevé de protection de l’environnement ne peut quasiment jouer aucune fonction déterminante. Elle n’entre pas vraiment en pondération avec les intérêts économiques de la PAC, à rebours de la jurisprudence traditionnelle (84). Enfin, la Cour ne répond pas à des arguments assez convaincants étudiés par son Avocate générale. Cet arrêt confirme l’existence d’une véritable stratégie de prudence de la part de la Cour. L’Avocate générale Kokott a ainsi écrit dans un article de doctrine, cinq années plus tard : « […] and perhaps the Opinion really entered too far into a heated political debate » (85).

    § 10. Un principe renforçant le pouvoir discrétionnaire

    L’arrêt Fedesa illustre la situation inverse de la précédente. Dans le cadre de la politique de la PAC, le Conseil avait interdit l’utilisation de cinq hormones par les élevages du bétail. Aux termes d’un contrôle de la proportionnalité très léger, la Cour note que la mesure est proportionnée. Premièrement, une autorisation partielle ne pourrait pas constituer une mesure viable, car elle estime qu’il serait extrêmement difficile d’opérer un contrôle de son respect. Secondement, la protection de la santé « est de nature à justifier des conséquences économiques négatives, même considérables, pour certains opérateurs » (86). Au regard du niveau de contrainte qu’est en droit d’imposer le législateur, il sera extrêmement difficile de remettre directement en cause son choix. A moins qu’il existe une réelle alternative aussi efficace et moins restrictive, celui-ci dispose d’un pouvoir discrétionnaire quasiment illimité pour mettre en œuvre les objectifs de protection de la santé et de protection de l’environnement. 

    Cette interprétation n’est pas propre au droit de l’environnement (87). Il se retrouve dans le domaine de la santé publique, dont les exigences sont connexes à celles de l’environnement, mais aussi en matière de protection du consommateur (88). Bien que cette marge apparaisse parfois liée à l’importance de l’intérêt protégé, elle apparaît d’autres fois seulement comme la simple conséquence du pouvoir discrétionnaire dont jouit l’institution (89). Cette constatation renforce encore la conclusion que le droit à un environnement sain n’a qu’un faible apport, le large pouvoir d’appréciation discrétionnaire permettant de limiter des intérêts économiques n’étant pas la conséquence de l’importance accordée à celui-ci.

    β.  Une mise en balance par les Etats membres  

    § 11. Une réelle mise en balance

    Un procès en illégitimité a souvent été effectué à l’encontre de la Cour, consistant à affirmer que, de façon arbitraire, elle appliquerait un niveau d’intensité de contrôle moindre lorsqu’est concernée une mesure de l’Union par rapport à une mesure étatique. En réalité, cette différence, bien réelle, est liée au contexte normatif différent dans lequel s’insèrent ces deux contrôles. Au contraire des Etats membres, quand l’Union adopte une mesure, celle-ci est en principe conforme à l’objectif primordial d’assurer l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur. Au contraire, le simple fait qu’un État membre adopte une réglementation conduit à une fragmentation du marché intérieur. L’obligation de laisser librement circuler les marchandises entre les Etats membres, telle que garantie par les articles 34 à 36 TFUE, est donc infiniment plus difficile à respecter pour les États membres que pour l’Union. Il est impossible d’étudier avec précision le régime juridique qui s’attache au droit de la libre circulation (90). Il suffit de noter certains éléments du raisonnement du juge. Premièrement, les considérations environnementales peuvent permettre de restreindre une liberté fondamentale, même lorsque celle-ci est discriminatoire. Cependant, et secondement, elle ne permet pas d’anéantir le contenu essentiel du droit en cause.

    Avant qu’un titre spécifique soit consacré à l’environnement dans les traités européens, la Cour avait déjà déclaré, dans le contexte de la libre circulation, que l’environnement constituait « un des objectifs essentiels de la Communauté » (91). L’Avocat général Fennelly a noté justement qu’« il est important de souligner cette affirmation vigoureuse de la Cour qui a devancé » le constituant (92). Les politiques dans le domaine des énergies renouvelables des États membres fournissent un exemple intéressant. L’arrêt PreussenElektra concernait une obligation d’achat, imposant aux entreprises d’approvisionnement en électricité d’acheter le courant produit à partir d’énergies renouvelables dans leur zone d’approvisionnement. Cette dernière était définie dans les limites du territoire national. Une telle disposition a pour effet, au moins potentiellement, de restreindre la libre circulation de l’électricité (93), en protégeant de toute concurrence intra-communautaire celle produite en Allemagne, en rendant son achat prioritaire par rapport à toute autre source d’approvisionnement. La Cour estime tout d’abord que l’objectif de la réglementation est légitime. Elle vise à protéger l’environnement, en réduisant les émissions de gaz à effet de serre (94). Elle est conforme aux engagements internationaux de l’Union, souscrits à Kyoto le 11 décembre 1997 et à la clause d’intégration de l’ex-article 130 R TCEE (actuel article 11 TFUE). Elle est en outre nécessaire. Les particularités du marché de l’électricité rendent aussi nécessaires cette mesure, car « la nature de l’électricité est telle que, une fois admise dans le réseau de transport ou de distribution, il est difficile d’en déterminer l’origine et notamment la source d’énergie à partir de laquelle elle a été produite » (95). Il aurait dès lors été plus difficile de mettre en place et de contrôler le respect d’une telle obligation d’achat. La Cour a plus tard confirmé, sur conclusions contraires de son Avocat général, aux termes d’un contrôle serré, que la promotion des sources d’énergie renouvelables dans la production d’électricité peut justifier une limitation territoriale (96). 

    La Cour a véritablement pris au sérieux les exigences environnementales, ce qui l’a conduit à réviser, de façon implicite mais certaine, les traités. Alors que les entraves (limitation à la libre circulation) non discriminatoires peuvent être justifiées par une simple raison objective poursuivant un intérêt général, celles qui sont discriminatoires ne peuvent l’être que par un des motifs expressément visés par l’article 36 TFUE. La protection de l’environnement n’y est pas prévue. Les exceptions étant d’interprétation stricte, il est difficile de rattacher cette dernière à un des motifs listés, tels que la « protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux » ou la « préservation des végétaux ». Dans l’arrêt PreussenElektra, la Cour avait maintenu une certaine ambiguïté. La mesure était discriminatoire, car elle s’appliquait uniquement à l’électricité produite sur le territoire national. Dans un premier temps, la protection de l’environnement était apparue comme une justification légitime et suffisante. La Cour avait, néanmoins, ensuite ajouté, de façon cursive, qu’ « il y a lieu d’observer que cette politique vise également la protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ainsi que la préservation des végétaux » (97). Elle n’avait cependant pas justifié le rapport direct entre la réduction des émissions de gaz à effet de serre et ces motifs.

    En 2011, la Cour a eu à connaître une mesure autrichienne prévoyant une interdiction sectorielle de la circulation des camions de plus de 7,5 tonnes transportant certaines marchandises sur un tronçon de l’autoroute A 12 dans la vallée de l’Inn. La mesure permettait de limiter la pollution due au trafic routier, ayant déjà donné lieu à un contentieux important sur le fondement de l’article 34 TFUE (98). L’interdiction était discriminatoire, car elle comprenait une dérogation pour le trafic local et régional. La Cour déclare que « l’objectif de la protection de la santé se trouve ainsi déjà, en principe, englobé dans l’objectif de protection de l’environnement » (99). Sans dire clairement qu’elle effectue une révision jurisprudentielle des traités, en pratique elle renverse l’ordre des valeurs, en subordonnant un motif écrit permettant de justifier une discrimination, à un simple motif non écrit, qui ne permet pas de justifier une discrimination. Ainsi que l’écrit l’Avocat général Bot, « la poursuite d’un objectif environnemental peut donc avoir pour conséquence soit de neutraliser le caractère discriminatoire, pourtant avéré, d’une mesure nationale, soit de dispenser purement et simplement de rechercher si la mesure est discriminatoire ou non » (100).

    § 12. Le respect du contenu essentiel du droit à la libre circulation

    La Cour a implicitement modifié les traités afin de permettre aux États membres d’exercer leur pouvoir d’appréciation discrétionnaire. Si ceux-ci souhaitent mettre en place des mesures raisonnables protégeant l’environnement, même si celles-ci sont discriminatoires, elles peuvent être justifiées. Cependant, la compréhension dont peut faire preuve la Cour pour les motifs environnementaux s’achève dès lors qu’est atteint le contenu essentiel de la liberté de circulation. La plupart des droits fondamentaux et toutes les libertés fondamentales peuvent connaître une limitation, mais ils ne peuvent jamais être complètement niés. L’exemple le plus clair est offert par un ancien arrêt, dit, bouteilles danoises. Le Danemark avait institué un système obligatoire de reprise des emballages de bières et de boissons rafraîchissantes. Afin que ce système soit viable, la commercialisation devait se faire uniquement dans des emballages susceptibles d’être réutilisés, limités à une trentaine en tout. Une agence nationale validait les contenants qui répondaient à cette condition. Elle pouvait refuser un agrément, entre autres, si un emballage d’égal volume, accessible et adapté à la même utilisation, avait déjà été agréé. Une dérogation existait pour une commercialisation de boisson limitée à 3 000 hl par producteur et par an, dont les emballages étaient néanmoins soumis à un système de consigne et reprise.

    La Cour rappelle d’abord que l’environnement permet de justifier une mesure restrictive. En ce qui concerne un gros importateur, la Cour constate seulement que cette mesure « entraînerait pour lui des frais supplémentaires importants et rendrait donc très difficile l’importation de ses produits dans le pays » (101). Elle conclut donc qu’elle ne peut pas être justifiée. La dérogation n’est pas suffisante pour renverser cette appréciation. Elle supposait en effet, pour qu’un système de consigne et de reprise existât, que les emballages fussent « rendus uniquement chez le détaillant qui a vendu les boissons » (102). Celui-ci ayant un effet extrêmement restrictif sur les échanges, alors qu’il permet une protection effective de l’environnement, il n’aurait pu être proportionné que s’il n’avait pas prévu de limitation quantitative (103).

    Cet arrêt a souvent été interprété comme l’une des plus claires utilisations en droit de l’Union du test de proportionnalité au sens strict (troisième niveau du test, après l’aptitude et la nécessité) (104). Cette interprétation semble erronée. Si l’Avocat général raisonne bien explicitement ainsi (105), ce ne semble pas être le cas de la Cour. Premièrement, cette dernière ne traite pas explicitement le test de la nécessité, qui précède le test de la proportionnalité au sens strict. L’extrait souvent cité (106) ne concerne pas l’existence d’une mesure moins restrictive et tout aussi efficace à l’interdiction principale, mais l’évaluation de la restriction particulièrement forte qui pèse sur les importateurs qui souhaitent bénéficier de la dérogation. Secondement, la proportionnalité au sens strict suppose la mise en balance de deux valeurs reconnues par l’Union. En l’espèce, la Cour ne met pas expressément en balance l’environnement et la libre circulation. Elle constate d’abord que l’interdiction principale rend très difficile les importations (pt. 17), puis ensuite confirme cette conclusion après avoir souligné l’insuffisance de la dérogation (pt. 21). Il semble donc possible de conclure que la mesure est disproportionnée, car elle ne respecte pas le contenu essentiel de la liberté restreinte – un critère qui précède les critères de l’aptitude, de la nécessité et de la proportionnalité stricto sensu.

    La Cour semble admettre la légalité d’une restriction à la libre circulation sur le fondement de l’objectif de protection de l’environnement, pour autant que celle-ci ne soit pas tout à fait annihilée. Si les États membres souhaitent maintenir une telle mesure, ils doivent dès lors proposer des alternatives efficaces et viables aux importateurs. Le contrôle est alors extrêmement intensif, ainsi que l’illustre l’arrêt susmentionné sur l’interdiction sectorielle de circulation des camions (§11). Son cadre dogmatique demeure néanmoins flou. L’Autriche constitue la principale voie transalpine de circulation des marchandises (107). Y restreindre la circulation des camions revient à élever une barrière très difficilement franchissable pour le commerce entre des Etats comme l’Italie et l’Allemagne. Même si une dérogation permet aux produits européens d’atteindre les localités autrichiennes, pris dans son ensemble, cette mesure empêche radicalement la formation d’un marché unique sans frontière. La Cour a été extrêmement stricte dans son contrôle et a estimé que les alternatives possibles n’avaient pas été suffisamment étudiées. Elle a, en conséquence, déclaré la mesure non nécessaire. Il est difficile de ne pas être critique à la lecture de l’arrêt (108), en particulier parce que le principe de diligence sur lequel la Cour se fonde pour déclarer la mesure illégale est difficilement acceptable (109/110). Ensuite, la véritable question qui semble juridiquement se poser à ce moment de l’analyse est la mise en balance de deux valeurs, l’environnement et la libre circulation. En effet, l’alternative que propose la Commission est moins protectrice que la mesure adoptée par l’Autriche. Autrement dit, la libre circulation impose-t-elle une diminution des exigences environnementales ? (111) La Cour semble échapper à cette question en utilisant le principe de diligence. Sa nature procédurale permet de ne pas prendre position sur le fond d’un problème — au moins en apparence. Il aurait certainement été préférable de retenir que le contenu essentiel du droit de libre circulation était violé.

    Ce dernier arrêt permet de confirmer que le pouvoir discrétionnaire demeure la clef de compréhension du droit à un environnement sain, en droit de l’Union. Par le développement de ce droit, la Cour a permis aux Etats membres d’exercer un pouvoir normatif important. Celui-ci est néanmoins limité par l’obligation de respecter le contenu essentiel du droit à la libre circulation. Dans le cas échéant, l’État membre doit proposer des alternatives crédibles, afin de permettre aux opérateurs économiques de continuer à exercer leur liberté de circulation. Si la question demeure trop politique, la Cour semble chercher à ne pas intervenir au fond. Si l’Autriche est une voie de transit essentielle du marché intérieur et que cela entraîne des externalités négatives pour les citoyens de l’Union qui habitent dans les zones concernées, des choix politiques s’imposent, tels que le développement du rail. La Cour a légitimement pu estimer que ces choix relevaient des institutions politiques de l’Autriche et de l’Union. Elle a donc, encore une fois, essayé d’échapper à une prise de position politique. Néanmoins, son absence de choix a pu apparaître comme un choix en faveur de la libre circulation, au détriment de la protection de l’environnement. 

    2. Une pondération contrainte par le droit dérivé

    Le droit dérivé restreint la marge d’appréciation des Etats membres. L’harmonisation suppose une discipline commune. Il ne peut donc y être dérogé que dans les conditions établies par le texte de droit dérivé. Celles-ci sont, le plus souvent, précises et rigoureuses. La Cour n’a pas cherché, par sa jurisprudence, à assouplir ces normes adoptées par les représentants des citoyens de l’Union et par les États membres. L’objectif d’un marché intérieur uni, ayant dépassé la fragmentation réglementaire, trouve alors souvent préséance sur les objectifs environnementaux. La réglementation sur les OGM offre un bon exemple de cette situation.

    § 13. L’article 114, §5 et §6, TFUE

    L’article 114, §5, TFUE permet à un État membre, après l’adoption d’une mesure d’harmonisation, d’introduire des dispositions nationales qu’il estime nécessaires. Cette dérogation est soumise à des conditions rigoureuses. Les mesures étatiques doivent être « basées sur des preuves scientifiques nouvelles relatives à la protection de l’environnement ou du milieu de travail ». Ensuite, elles doivent concerner « un problème spécifique de cet État membre » qui a surgi « après l’adoption de la mesure d’harmonisation ». Enfin, les mesures doivent être notifiées à la Commission pour approbation. Cette dernière dispose de six mois en principe, prorogeable jusqu’à six mois à raison de la complexité d’un problème donné, pour vérifier si les conditions du paragraphe 5 sont remplies (112) et si la mesure ne crée pas une entrave injustifiée (article 114, §6, TFUE). En l’absence de réponse dans ces délais, la mesure est présumée acceptée (113).

    L’Autriche a cherché à bénéficier de cette dérogation, afin d’échapper aux obligations de la directive 2001/18/CE relative à la dissémination volontaire d’organismes génétiquement modifiés dans l’environnement. Cet État a notifié à la Commission une mesure visant à prohiber la culture de semences et de plants composés d’OGM ou en contenant. Cette dernière a consulté l’EFSA sur le caractère probant des éléments scientifiques invoqués. L’avis rendu a conclu que ceux-ci ne contenaient aucune preuve scientifique nouvelle et ne concernaient pas un problème spécifique à une région autrichienne. La Commission a donc refusé le bénéfice de la dérogation. 

    Le Tribunal commence par rappeler que la charge de la preuve pèse sur l’Autriche. Il lui incombait « de démontrer, sur la base de preuves scientifiques nouvelles, que le niveau de protection de l’environnement assuré par la directive 2001/18 n’était pas acceptable compte tenu d’un problème spécifique à cet État membre et ayant surgi après l’adoption » (114) de celle-ci. En l’espèce, la petite taille des exploitations agricoles et l’importance de l’agriculture biologique ne peuvent pas constituer des éléments spécifiques au Land Oberösterreich, étant des caractéristiques communes, présentes dans tous les États membres (115). La Commission a fait siennes les conclusions de l’EFSA, ayant estimé que rien ne permettait d’établir que cette région possédait « des écosystèmes particuliers ou exceptionnels, nécessitant une évaluation des risques distincte de celles menées pour l’Autriche dans son ensemble ou pour d’autres régions similaires d’Europe » (116). Les conditions posées par l’article 114, §5, étant cumulatives, le Tribunal a jugé qu’il y avait lieu de rejeter le recours. La Cour a confirmé cet arrêt (117).

    Peu d’arrêts concernent l’application de cette clause dérogatoire. N. de Sadeleer estime que la Commission doit respecter le principe de précaution lorsqu’elle évalue le respect des conditions de cet article (118). Il se fonde, premièrement, sur le fait que le principe de précaution constitue une obligation transversale. Secondement, la Cour semble estimer que l’analyse des risques fournie par l’Etat doit être scientifiquement solide, mais non nécessairement fondée sur un consensus. Elle justifie cette position sur le fondement de « l’incertitude inhérente à l’évaluation des risques posés à la santé publique […] » (119). La Cour n’a pas pris position sur cette question dans le cadre d’un litige concernant l’application de l’article 114 TFUE. Elle a confirmé cette interprétation, tout en la précisant dans le cadre des mesures d’urgence fondées sur la réglementation OGM de l’Union.

    § 14. Les clauses de sauvegarde

    Une clause de sauvegarde permet de déroger à l’application d’un texte de droit dérivé dans des conditions précises. Certaines dispositions de la directive 2001/18 auraient pu permettre de contourner les conditions de la clause de sauvegarde qu’elle contient. La Cour a néanmoins fait une interprétation rigoureuse des dispositions en cause. L’article 26 bis, §1, de la directive prévoit que les Etats membres peuvent prendre des mesures nécessaires à assurer la coexistence des cultures, afin d’éviter la présence accidentelle d’OGM dans d’autres produits. Il semble impossible d’utiliser cette disposition pour interdire de façon absolue la mise en culture d’OGM, car il ne serait alors plus question d’assurer une coexistence entre différentes cultures. De même, la Cour a jugé qu’il est impossible d’interdire toute cultivation d’OGM en attendant l’adoption des plans régionaux devant assurer la coexistence des cultures, car cette attente « pourrait se prolonger indéfiniment dans le temps et constituer un moyen de contournement des procédures prévues » par les clauses de sauvegarde pertinentes (120).

    L’article 23 de la directive 2001/18, concernant la mise en culture d’OGM, prévoit une clause de sauvegarde assez proche, de par ses conditions, de l’article 114, §5, TFUE. La différence essentielle est que la Commission ne décide pas seule, mais est encadrée par une procédure comitologie (121). Cette disposition a, en outre, peu d’utilité, étant donné qu’elle cède le pas devant la procédure d’urgence prévue à l’article 34 du règlement 1829/2003 concernant les denrées alimentaires et les aliments pour animaux génétiquement modifiés. Tel est le cas si un OGM a d’abord été autorisé sur le fondement de la directive afin d’être mis en culture, puis a été notifié sur le fondement du règlement en tant que produit existant, afin de pouvoir être commercialisé en tant qu’aliment (122). La Cour, par une interprétation stricte de l’article 20, paragraphe 5, du règlement n° 1829/2003 (123), empêche les Etats membres de recourir à la clause de sauvegarde de la directive. Une telle dérogation ne peut donc plus être obtenue que sur le fondement de l’article 34 du règlement n° 1829/2003, assurant quasiment la même protection. 

    En principe, l’article 34 a vocation à permettre une information rapide de la Commission et des autres États membres sur l’existence d’un risque, afin de suspendre ou de modifier d’urgence une autorisation. Elle vise donc à adopter une mesure qui s’applique au niveau de tous les États membres, au contraire de la clause de sauvegarde de la directive qui concerne uniquement le seul État membre qui l’adopte. Cependant, cet article 34 renvoie aux articles 53 et 54 du règlement 178/2002 (124) pour sa mise en œuvre. L’article 54, §1, permet à un État membre d’adopter des mesures conservatoires en attendant l’existence d’une décision commune au niveau de l’Union ou l’interdiction par la Commission de maintenir cette mesure conservatoire (125). L’article 34 du règlement n° 1829/2003 exige un niveau de preuve élevé. 

    Par décision du 22 avril 1998, la Commission a autorisé la mise sur le marché du maïs MON 810. Le 11 avril 2013, le gouvernement italien a demandé à la Commission de prendre les mesures d’urgence prévues à l’article 34 visant à interdire la culture de ce maïs. Il a utilisé le bénéfice de l’article 54 du règlement 178/2002 afin d’appliquer immédiatement une mesure de sauvegarde sur son territoire. Le problème de droit concernait le niveau de preuve. Lorsque l’État membre adopte une mesure conservatoire sur le fondement de l’article 54 du règlement 178/2002, doit-il prouver que les critères établis par l’article 34 du règlement sont remplis ou peut-il se fonder seulement sur le principe de précaution, consacré à l’article 7 du règlement 178/2002 ? La Cour constate d’abord que le principe de précaution est bien applicable (126). Elle ajoute cependant immédiatement après, que « ce principe ne saurait être interprété en ce sens qu’il permet d’écarter ou de modifier, en particulier en les assouplissant, les dispositions prévues à l’article 34 du règlement n° 1829/2003 » (127). Le niveau de preuve, nettement plus élevé, de l’article 34 s’applique donc. Alors que le principe de précaution se suffit de la possibilité d’effets nocifs, l’article 34 suppose que le produit soit « de toute évidence » susceptible de présenter un risque « grave » pour la santé humaine, la santé animale ou l’environnement (128). En outre, ce risque doit être constaté sur la base d’éléments nouveaux reposant sur des données scientifiques fiables (129). Il demeure encore assez difficile d’interpréter les critères posés par la Cour. 

    Comment respecter à la fois le principe de précaution, tout en soumettant les clauses de sauvegarde à la preuve qu’un produit met « en péril de façon manifeste la santé humaine, la santé animale ou l’environnement » (130) ? Le raisonnement de la Cour repose sur une présomption de légalité. Premièrement, à moins de prouver la violation du principe de précaution par une disposition de droit dérivé, ce dernier principe ne permet pas de s’affranchir du droit existant. Secondement, l’article 34 est censé intervenir seulement après qu’une procédure d’autorisation d’un OGM a été accomplie à son terme et a conduit à autoriser ce dernier. L’Union devant respecter le principe de précaution lorsqu’elle adopte les règles établissant la procédure de mise sur le marché d’un produit (§§8 et 23), dès lors qu’un tel produit à été autorisé aux termes d’une telle procédure, il doit en principe être supposé que cette autorisation a été délivrée conformément au principe de précaution (131). La Cour semble confirmer une telle lecture (132).

    §§15-16

    La stratégie de la Cour semble donc premièrement viser à respecter le pouvoir d’appréciation discrétionnaire des institutions de l’Union en ne contrôlant pas de façon frontale celui-ci. Elle a ainsi évité d’élaborer un droit à un environnement sain doté d’une véritable force normative. De même, elle cherche à respecter le pouvoir d’appréciation des Etats membres, bien que ceux-ci ne disposent pas de la même liberté que les institutions de l’Union, étant étroitement limités par les libertés de circulation. Le second élément de sa stratégie semble être caractérisé par la volonté de ne pas permettre de déroger aux textes applicables sur le fondement d’un principe environnemental. Il constitue une conséquence du précédent. Faire respecter le droit primaire et le droit dérivé, même aux États membres, représente la seule application du pouvoir d’appréciation qu’ils ont exercé. Cependant, si la Cour ne se permet pas d’écarter l’application du droit dérivé, elle se permet de l’amplifier, par une interprétation constructive. En outre, elle impose certaines obligations procédurales aux institutions de l’Union, afin d’assurer la protection de l’environnement. Si un activisme de la Cour devait être caractérisé dans le domaine en cause, celui-ci serait indirect. Il conduirait à imposer des obligations procédurales qui participeraient seulement indirectement à la protection de l’environnement et renforceraient seulement des obligations prévues par des actes de droit dérivé.

    Article rédigé par James Corne, membre de Notre Affaire à Tous (133)

    Notes

    1.  Traité sur l’Union européenne
    2.  Traité sur le fonctionnement de l’UE
    3.  Le droit dérivé, par opposition au droit primaire qui désigne les traités sur lesquels est fondée l’UE (l’équivalent du droit constitutionnel national), désigne les normes législatives et réglementaires adoptées par les institutions.
    4.  Cela signifie que les États membres sont compétents pour adopter des normes pour autant et aussi longtemps que l’UE n’est pas intervenue en adoptant des normes de droit dérivé spécifique. Les Etats membres doivent, dans ce cas, respecter ces normes et ne peuvent donc plus intervenir.
    5.  L’UE ne peut adopter une norme législative que si elle dispose d’une compétence. La base juridique définit les objectifs que doit poursuivre l’UE pour mettre en œuvre sa compétence. Elle définit aussi la procédure (procédure législative ordinaire ou spéciale) et l’instrument (directive ou règlement) que le législateur doit utiliser.
    6.   Directive 2001/42/CE du Parlement européen et du Conseil du 27 juin 2001 relative à l’évaluation des incidences de certains plans et programmes sur l’environnement ; Directive 2011/92/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement
    7.  Directive 92/43/CEE du Conseil concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages 
    8.  Directive 2003/4/CE du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2003 concernant l’accès du public à l’information en matière d’environnement et abrogeant la directive 90/313/CEE du Conseil ; Règlement (CE) n° 1367/2006 du Parlement européen et du Conseil du 6 septembre 2006 concernant l’application aux institutions et organes de la Communauté européenne des dispositions de la convention d’Aarhus sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement
    9.  Règlement (CE) n° 66/2010 du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2009 établissant le label écologique de l’UE
    10.  Directive 2004/35/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004 sur la responsabilité environnementale en ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux
    11.  Directive 2003/87/CE établissant un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre dans l’Union européenne (UE) ; Directive 2010/75/UE du Parlement européen et du Conseil du 24 novembre 2010 relative aux émissions industrielles (prévention et réduction intégrées de la pollution)  ; Directive (EU) 2016/2284 du Parlement européen et du Conseil du 14 décembre 2016 concernant la réduction des émissions nationales de certains polluants atmosphériques ; 
    12.  En présence d’une telle nature de compétence, les actes adoptés par l’UE « ne peuvent pas comporter d’harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres. » (article 2, §5, second alinéa TFUE)
    13.  Voir, par ex., S. Foucart, Et le monde devint silencieux, Seuil, 2019
    14.  Par ex. CJCE, grande chambre, 14 juillet 1998, Safety Hi-Tech Srl, aff. C-284/95, pt. 37
    15.  CJUE, 22 mai 2014, Glatzel, aff. C‑356/12, pt. 78
    16.  Une norme ne peut être invoquée devant le juge de l’Union que si elle est dotée d’une clarté, d’une précision et d’une inconditionnalité suffisante.
    17.  Désigne l’invocation, par un particulier, de l’effet direct d’une norme à l’encontre d’un autre particulier.
    18.  Un État membre qui n’a pas transposé dans les délais une directive de l’Union a violé ses obligations. S’il est débiteur des droits prévus par la directive et que ceux-ci sont suffisamment précis, des particuliers pourront exiger leur mise en œuvre immédiate. En revanche, un particulier ne peut demander à un autre particulier de respecter une directive qui n’est pas transposée, même si le délai de transposition est échu.
    19.  Conclusions sous CJUE, grande chambre, 15 janvier 2014, Association de médiation sociale, aff. C‑176/12, pt. 71
    20.  CJUE, grande chambre, 15 janvier 2014, Association de médiation sociale, aff. C‑176/12, pt. 49
    21.  Ordonnance du Tribunal, 28 septembre 2016, PAN Europe, aff. T‑600/15,  pts. 47-48
    22.  CJUE, 21 décembre 2016, Associazione Italia Nostra Onlus, aff. C‑444/15, pt. 63
    23.  CJUE, 13 mars 2019, Pologne c. Parlement européen et Conseil, aff. C-128/17, pts. 130-131
    24.  CJUE, grande chambre, 26 février 2013, Åkerberg Fransson, aff. C-617/10, pts. 16-31 ; CJUE, 6 mars 2014, Cruciano Siragusa, aff. C‑206/13, pts. 25 et 29
    25.  CJCE, 14 juillet 1994, Matteo Peralta, aff. C-379/92, pt. 57
    26.  CJUE, grande chambre, 9 mars 2010, Raffinerie Méditerranée (ERG) SpA, aff. C‑378/08, pt. 46 ; CJUE, grande chambre, 9 mars 2010, Raffinerie Méditerranée (ERG) SpA, aff. Jointes C‑379/08 et C‑380/08, pt. 39 ; CJUE, 13 juillet 2017, Túrkevei Tejtermelő Kft, aff. C-129/16, pts. 37-38
    27.  Par ex. V. Michel, « […] C-378/08, ERG SpA […] », Europe n° 5, Mai 2010, comm. 178 
    28.  C’est-à-dire, une obligation imposée par l’Etat sur un particulier.
    29.  CJUE, 4 mars 2015, Fipa Group Srl e.a., aff. C-534/13, pt. 41
    30.  Conclusions de l’Avocate générale Kokott, sous CJUE, 3 octobre 2019, Wasserleitungsverband Nördliches Burgenland e.a., aff. C-197/18, pt. 98
    31.  CJUE, grande chambre, 1er octobre 2019, Mathieu Blaise, aff. C-616/17, pt. 43
    32.  Article 6, §2, de la directive 2008/98
    33.  Article 6, §4, de la directive 2008/98
    34.  CJUE, 24 octobre 2019, Prato Nevoso Termo Energy Srl, aff. C‑212/18, pt. 34
    35.  Idem, pt. 42
    36.  La Cour précise qu’il convient, en outre, de comparer les risques que font peser la substance en cause en tant que déchet ou en tant que produit recyclé pour un autre usage. Si le bilan est positif et que les risques apparaissent raisonnables, il peut perdre son statut de déchet. En revanche, le fait que d’autres produits utilisés en tant qu’incinérateur soient plus polluants que le déchet recyclé en cause n’est pas pertinent. Idem, pts. 54-55
    37.  Idem, pts. 57-58
    38.  CJUE, 10 octobre 2019, Luonnonsuojeluyhdistys Tapiola, aff. C‑674/17, pt. 66 ; voir aussi la note 23 des conclusions de l’Avocat général Saugmandsgaard Øe sous cet arrêt.
    39.  Conclusions, au-dessus de CJCE, 31 mars 1992, Hamlin Electronics GmbH, aff. C-338/90, Rec. p. 2347, 2346, pt. 29
    40.  « Commentaire de l’Acte unique européen en matière d’environnement », Revue Juridique de l’Environnement, n°1, 1988, pp.75-90, pp. 79-80. Texte élaboré à Bonn le 19 mars 1987 par la Conseil européen du droit de l’environnement.
    41.  C’est-à-dire de compétence. 
    42.  Tribunal, 7 mars 2013, Pologne c. Commission, aff. T-370/11, pt. 109
    43.  Tribunal, 4 avril 2019, ClientEarth c. Commission, aff. T‑108/17, pt. 284 : « Or, premièrement, il y a lieu de relever que le principe de précaution, tel que prévu à l’article 191, paragraphe 2, TFUE, s’adresse à l’action de l’Union et qu’il ne peut être interprété en ce sens qu’une institution de l’Union est tenue, sur le fondement de ce principe, d’adopter une mesure précise, telle que le refus d’une autorisation envisagé par la requérante. En effet, cette disposition se borne à définir les objectifs généraux de l’Union en matière d’environnement dans la mesure où l’article 192 TFUE confie au Parlement européen et au Conseil de l’Union européenne, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, le soin de décider de l’action à entreprendre en vue de réaliser ces objectifs. De plus, s’il est vrai que ce principe peut justifier l’adoption d’une mesure restrictive par une institution, il n’en reste pas moins qu’il ne l’impose pas. » Cette expression est très proche de celle utilisée dans l’arrêt Glatzel (§1), concernant la distinction entre les « droits » et les « principes » de la Charte.
    44.  Voir implicitement l’argumentation de la Pologne, dans CJUE, 13 mars 2019, Pologne c. Parlement européen et Conseil, aff. C‑128/17, pts. 119-148, concernant le  principe de proportionnalité lu à la lumière de l’objectif d’un développement équilibré des régions de l’Union.
    45.  CJCE, 29 avril 1999, Standley e.a. et Metson e.a., aff. C-293/97, pts. 52-53. La juridiction de renvoi demander à la Cour si une directive était légale au regard du principe de proportionnalité, celui du pollueur-payeur, ainsi que le droit fondamental de propriété des agriculteurs concernés.
    46.  Conclusions, sous CJUE, 8 juillet 2010, Afton Chemical Limited, aff. C-343/09, pt. 54 ; Voir aussi les conclusions de l’Avocate générale Sharpston, sous CJUE, grande chambre, 1er octobre 2019, Mathieu Blaise, aff. C-616/17, pt. 49
    47.  Par ex. CJCE, 13 novembre 1990, Fedesa e.a., aff. C-331/88,  Rec. pp. 4057, 4064, pt. 17 ; CJCE, 15 décembre 2005, République hellénique c. Commission, aff. C-86/03, pt. 96 ; CJCE, grande chambre, 16 décembre 2008, Société Arcelor Atlantique et Lorraine e.a., affaire C‑127/07, pt. 59
    48.  CJCE, grande chambre, 8 avril 1976, Defrenne, 43/75, Rec. p. 456, 475-476
    49.  CJCE, grande chambre, 5 février 1963, van Gend & Loos, 26/62, Rec p. 7, 23
    50.  Par exemple, CJCE, grande chambre, 22 novembre 2005, Mangold, aff. C-144/04 ; CJUE, grande chambre, 11 décembre 2007, Viking Line, aff. C‑438/05 ; CJUE, grande chambre, 22 janvier 2019, Cresco Investigation, aff. C-193/17
    51.  K. Lenaerts & J. A. Gutierrez-Fons, « The constitutional allocation of powers and general principles of EU law »,  Common Market Law Review, vol. 47, n° 6, 2010, pp. 1629-1669, sp. pp. 1649, 1662-1666
    52.  CJCE, grande chambre, 14 juillet 1998, Safety Hi-Tech Srl, aff. C-284/95, pt. 49 ; CJUE, 21 décembre 2016, Associazione Italia Nostra Onlus, aff. C‑444/15, pt. 44 ; CJUE, 13 mars 2019, Pologne c. Parlement européen et Conseil, aff. C-128/17, pt. 132
    53.  Ibidem
    54.  CJCE, grande chambre, 14 juillet 1998, Safety Hi-Tech Srl, aff. C-284/95, pt. 54
    55.  Idem, pt. 59
    56.  Pour rappel, ce principe est composé de trois tests : aptitude, nécessité et proportionnalité au sens strict ou stricto sensu.
    57.  CJUE, 21 décembre 2016, Associazione Italia Nostra Onlus, aff. C‑444/15, pt. 54
    58.  CJUE, 27 octobre 2016, Patrice D’Oultremont e.a., affaire C-290/15, pt. 40 ; CJUE, 7 juin 2018, Inter-Environnement Bruxelles e.a., Affaire C-671/16, pt. 34
    59.  CJUE, 21 décembre 2016, Associazione Italia Nostra Onlus, aff. C‑444/15, pt. 59
    60.  Règlement (CE) no 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 21 octobre 2009, concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques
    61.  CJUE, grande chambre, 1er octobre 2019, Mathieu Blaise, aff. C-616/17, pt. 42 
    62.  Idem, sp. pt. 45
    63.  Idem, pt. 49
    64.  Idem, pt. 68 
    65.  Idem, pt. 75
    66.  Par exigence de neutralité, je me permets de renvoyer à une critique de cette association, faite par des anciens employés. Le Grimm,  Nous n’irons plus pointer chez Gaïa, Édt du Bout De La Ville, 2017
    67.  Elle se distingue nettement par un ou plusieurs caractères importants de toute autre variété connue dans l’Union.
    68.  Une variété est stable si, à la suite de ses reproductions ou multiplications successives ou à la fin de chaque cycle, lorsque l’obtenteur a défini un cycle particulier de reproductions ou de multiplications, elle reste conforme à la définition de ses caractères essentiels.
    69.  Les plantes qui composent une variété sont, compte tenu des particularités du système de reproduction des plantes, semblables ou génétiquement identiques pour l’ensemble des caractères retenus à cet effet.
    70.  Conclusions de l’Avocate générale Kokott, sous CJUE, 12 juillet 2012, Association Kokopelli, aff. C‑59/11, pt. 45
    71.  Idem, pts. 99-102
    72.  CJUE, 12 juillet 2012, Association Kokopelli, aff. C‑59/11, pt. 45
    73.  Idem, pt. 47
    74.  Idem, pt. 49
    75.  Idem, pts. 54-57
    76.  Idem, pt. 60
    77.  Idem, pt. 61
    78.  Voir par exemple, M. H. Semedo, Directrice générale adjointe de la FAO, « La perte de la biodiversité compromet la capacité de l’homme à se nourrir par lui-même », LeMonde, publié le 29 mars 2019 ; J. Bélanger & D. Pilling (eds.), The State of the World’s Biodiversity for Food and Agriculture, FAO Commission on Genetic Resources for Food and Agriculture Assessments, 2019
    79.  Conclusions, pts. 2 et 84
    80.  CJUE, idem, pt. 64
    81.  Conclusions,  pt. 92
    82.  Idem, pt. 90
    83.  Idem, pt. 84
    84.  Y. Petit écrit ainsi « On ne peut qu’être sceptique face à cette affirmation quelque peu surannée, d’autant plus que laCour a su développer une jurisprudence beaucoup plus progressiste relative aux objectifs de la P.A.C., notamment dans l’affaire des hormones et à l’occasion du contentieux lié à l’embargo sur la viande bovine britannique, à la suite de la crise de la ‘‘vache folle.’’ » Il se réfère à CJCE, 23 février 1988, Royaume-Uni c. Conseil, aff. 66/86, Rec. p. 855 et à CJCE, 5 mai 1998, Royaume-Uni c. Conseil, C-180/96, Rec. p. I-2265. Y. Petit, « Arrêt « Kokopelli« : la commercialisation des semences de légumes traditionnels et la préservation de la biodiversité », Journal de droit européen 2012, nº 194 pp. 297-298
    85.  J. Kokott et Ch. Sobotta, « The Evolution of the Principle of Proportionality in EU Law-Towards an Anticipative Understanding? », in : S. Vogenauer et S. Weatherill (dir.), General Principles of Law – European and Comparative Perspectives, Hart Publishing, 2017, pp. 167-177, p. 171
    86.  CJCE, 13 novembre 1990, Fedesa e.a., aff. C-331/88,  Rec. pp. 4057, 4064, pt. 17
    87.  CJCE, 15 décembre 2005, République hellénique c. Commission, aff. C-86/03, pt. 96
    88.  CJUE, grande chambre, 23 octobre 2012, Nelson, aff. jointes C‑581/10 et C‑629/10, pt. 81
    89.  CJCE, grande chambre, 8 juin 2010, Vodafone, aff. C‑58/08, pt. 53 ; CJUE, 4 mai 2016, République de Pologne c. Parlement et Conseil, aff. C‑358/14, pt. 57
    90.  Sur cette question voir N. de Sadeleer, Environmental Law Internal Market, OUP, 2015. Voir aussi les thèses de Cl. Vial, Protection de l’environnement et libre circulation des marchandises, Bruylant, 2006 et J. Nowag, Environmental integration in competition and free-movement laws, OUP, 2016
    91.  CJCE, grande chambre, 7 février 1985, Association de défense des brûleurs d’huiles usagées (ADBHU), aff. 240/83, Rec. p. 538, 549
    92.  Conclusions, sous CJCE, 11 juillet 1996, Royal Society for the Protection of Birds, aff. C-44/95, pt. 44
    93.  La Cour qualifie l’électricité de marchandise et non de service.
    94.  CJCE, grande chambre, 13 mars 2001, PreussenElektra AG, aff. C-379/98, pt. 73
    95.  Idem, pt. 79
    96.  CJUE, grande chambre, 1er juillet 2014, Ålands Vindkraft AB, aff. C-573/12, pt. 92
    97.  CJCE, grande chambre, 13 mars 2001, PreussenElektra AG, aff. C-379/98, pt. 75
    98.  CJCE, grande chambre, 12 juin 2003, Schmidberger, aff. C-112/00 ; CJCE, grande chambre, 15 novembre 2005  Commission c. République d’Autriche, aff. C-320/03. La question de la pollution due aux camions transitant par son territoire avait fait l’objet d’un protocole lors de l’adhésion de l’Autriche en 1995. Cet État espérait qu’en 2004 les mesures de l’Union seraient suffisantes pour assurer aux populations riveraines une protection élevée. Sur cette question, voir H.-C. Ignaz Seidl-Hohenveldern, « L’Union européenne et le transit de marchandises par rail et par route à travers l’Autriche », Revue du Marché commun et de l’Union européenne, 1995, p. 380 
    99.  CJUE, grande chambre, 21 décembre 2011, Commission c. République d’Autriche, aff. C‑28/09, pt. 122
    100.  Conclusions, sous CJUE, 11 septembre 2014, Essent Belgium, aff. jointes C-204/12 à C-208/12, pt. 91. Voir aussi les conclusions de l’Avocate générale Trstenjak, sous CJUE, grande chambre, 21 décembre 2011, Commission c. République d’Autriche, aff. C‑28/09, pts. 82-91, qui, tout en acceptant la justification d’une mesure discriminatoire par un objectif de protection de l’environnement, note néanmoins qu’« il y a lieu de considérer que le caractère discriminatoire d’une mesure restreignant la libre circulation des marchandises peut être pris en compte dans le cadre de l’examen de la proportionnalité, ces mesures pouvant faire l’objet d’un examen plus strict au regard de leur nécessité et de leur adéquation en particulier. » (pt. 91)
    101.  CJCE, grande chambre, 20 septembre 1988, Commission c. Danemark, aff. 302/86, Rec. p. 4627, 4631, pt. 17
    102.  Idem, Rec. p. 4632, pt. 20
    103.  Idem, pt. 21
    104.  Par ex. J. Snell, « True Proportionality and free Movement of goods and services », European Business Law Review, vol.11, n° 1,2000, pp. 50-57, p. 53
    105.  « Toutefois, il ne nous semble pas que le Danemark doive l’emporter dans cette affaire si la Commissionne peut pas démontrer que le même degré peut être atteint par d’autres moyens spécifiques. Il doit y avoir une pondération d’intérêts entre la libre circulation des marchandises et la protection de l’environnement, même si, pour atteindre le point d’équilibre, le degré élevé de protection recherché doit être réduit. » Conclusions de l’Avocat général Slynn, publiées au-dessus de CJCE, grande chambre, 20 septembre 1988, Commission c. Danemark, aff. 302/86, Rec. p. 4627, 4625
    106.  « A cet égard, il y a lieu d’observer que, certes, le système de reprise existant pour les emballages agréés garantit un taux maximal de réutilisation, et donc une protection très sensible de l’environnement, du fait que les emballages vides peuvent être rendus chez n’importe quel détaillant de boissons, alors que les emballages non agréés, compte tenu de l’impossibilité de mettre en place pour eux aussi une organisation aussi complète, peuvent être rendus uniquement chez le détaillant qui a vendu les boissons. » (Rec. p. 4632, pt. 20)
    107.  DG MOVE  de la Commission européenne et Office fédéral des transports de la Confédération suisse, « Observation et analyse des flux de transports de marchandises transalpins — Rapport annuel 2017 », mai 2019 En 1999 : 80 millions de tonnes pour l’Autriche,  40 millions pour la France, 20 millions pour le Suisse et  en 1999. Alors que pour ces deux derniers États, les chiffres sont restés stables, en 2017, près de 140 millions de tonnes de marchandises circulaient par l’Autriche (p. 17). Il est à noter que le rail n’a quasiment pas augmenté en tonnes de marchandises transportées, alors qu’il est moins polluant (p. i).
    108.  E. Spaventa, « Drinking Away Our Sorrows? », in : F. Amtenbrink, G. Davies, D. Kochenov, J. Lindeboom (edt.), The Internal Market and the Future of European Integration – Essays in Honour of Laurence W. Gormley, Cambridge University Press, 2019, pp. 188-199, ppt. 193-196
    109.  Plus généralement sur le principe de diligence, voir ma publication à venir « L’application du principe de diligence au législateur et aux personnes privées : principe transversal ou erreur de catégorie ? — Étude sur le principe de bonne administration en droit de l’UE. »
    110.  Premièrement, la mesure alternative était moins protectrice, ce que semble masquer la Cour en s’attachant uniquement à l’obligation de diligence. La mesure alternative qui n’a pas suffisamment été étudiée ne permettait qu’ « une réduction annuelle supplémentaire de 1,1 % des émissions de dioxyde d’azote dans la zone concernée, tandis que pour l’interdiction sectorielle de circuler une réduction de 1,5 % desdites émissions est avancée. » CJUE, grande chambre, 21 décembre 2011, Commission c. République d’Autriche, aff. C‑28/09, pt. 144 Secondement, le principe de diligence s’applique normalement antérieurement à l’examen des trois tests de la proportionnalité. Au contraire, la Cour l’utilise ici au stade de la nécessité.
    111.  Ce qui relève davantage de la nécessité au sens strict.
    112.  Elle doit examiner avec soin et impartialité l’ensemble des éléments pertinents. CJCE, grande chambre, 20 mars 2003, Royaume de Danemark c. Commission, aff. C-3/00, pt. 114 ; CJCE, 6 novembre 2008, Royaume des Pays-Bas c. Commission, aff. C‑405/07 P, pts. 55s
    113.  La décision doit être adoptée et communiquée dans ce délai : Tribunal, 9 décembre 2010, Pologne c. Commission, aff. T-69/08
    114.  Tribunal, 5 octobre 2005, Land Oberösterreich et Autriche c. Commission, aff. jointes T‑366/03 et T‑235/04, pt. 64
    115.  Idem, pt. 65 et 66
    116.  Idem, pt. 65
    117.  CJCE, 13 septembre 2007, Land Oberösterreich et Autriche c. Commission, aff. jointes C‑439/05 P et C‑454/05 P. La Cour a précisé qu’un problème spécifique ne devait pas nécessairement être « unique. » Malgré l’utilisation malencontreuse de ce terme par l’EFSA et la décision de la Commission, celles-ci l’ayant utilisé comme un synonyme de spécifique, aucune erreur de droit n’est à constater.
    118.  N. de Sadeleer, Environmental Law Internal Market, OUP, 2015, p. 368
    119.  Une telle procédure prévoit que les États membres décident. La Commission décide de la décision finale si les États membres n’ont réussi à adopter aucune décision. Voir le règlement n° 182/2011 du Parlement Européen et du Conseil du 16 février 2011 établissant les règles et principes généraux relatifs aux modalités de contrôle par les États membres de l’exercice des compétences d’exécution par la Commission
    120.  CJUE, 6 septembre 2012, Pioneer Hi Bred Italia Srl c. Ministero delle Politiche agricole alimentari e forestali, aff. C-36/11, pt. 73
    121.  Une telle procédure prévoit que les États membres décident. La Commission décide de la décision finale si les États membres n’ont réussi à adopter aucune décision. Voir le règlement n° 182/2011 du Parlement Européen et du Conseil du 16 février 2011 établissant les règles et principes généraux relatifs aux modalités de contrôle par les États membres de l’exercice des compétences d’exécution par la Commission
    122.  CJUE, 8 septembre 2011, Monsanto SAS c. Ministre de l’Agriculture et de la Pêche, aff. jointes C‑58/10 à C‑68/10, pts. 43-63
    123.  Idem, pt. 59
    124.  Règlement (CE) n° 178/2002 du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2002 établissant les principes généraux et les prescriptions générales de la législation alimentaire, instituant l’Autorité européenne de sécurité des aliments et fixant des procédures relatives à la sécurité des denrées alimentaires
    125.  CJUE, 13 septembre 2017, Fidenato, aff. C-111/16, pts. 31-42
    126.  Idem, pt. 48
    127.  Idem, pt. 50
    128.  Idem, pt. 50
    129.  Idem, pt. 51
    130.  Cette interprétation de la Cour est conforme à la volonté des Etats membres, lorsqu’ils ont adopté la réglementation communautaire en matière d’OGM. Néanmoins, une réserve peut être certainement émise à l’encontre du critère du « manifeste », pour les raisons énoncés. 
    131.  CJUE, 13 septembre 2017, Fidenato, aff. C-111/16, pt. 52 : « Il convient en outre de relever que, ainsi que l’a indiqué M. l’avocat général aux points 74 à 76 de ses conclusions, la différence entre le niveau de risque requis par l’article 34 du règlement n° 1829/2003, d’une part, et par l’article 7 du règlement n° 178/2002, d’autre part, doit être appréhendée compte tenu de la mise en œuvre procédurale de ces dispositions, à savoir l’application de l’article 34 du règlement n° 1829/2003 aux produits autorisés par celui-ci et de l’article 7 du règlement n° 178/2002 à l’ensemble du domaine de la législation alimentaire, y compris aux produits qui n’ont jamais été soumis à une procédure d’autorisation. »
    132.  CJUE, 13 septembre 2017, Fidenato, aff. C-111/16, pt. 52 : « Il convient en outre de relever que, ainsi que l’a indiqué M. l’avocat général aux points 74 à 76 de ses conclusions, la différence entre le niveau de risque requis par l’article 34 du règlement n° 1829/2003, d’une part, et par l’article 7 du règlement n° 178/2002, d’autre part, doit être appréhendée compte tenu de la mise en œuvre procédurale de ces dispositions, à savoir l’application de l’article 34 du règlement n° 1829/2003 aux produits autorisés par celui-ci et de l’article 7 du règlement n° 178/2002 à l’ensemble du domaine de la législation alimentaire, y compris aux produits qui n’ont jamais été soumis à une procédure d’autorisation. »
    133.  Pour toute remarque ou critique : jamescorne@gmail.com
  • La Décision FIE contre Irlande : un important précédent pour la lutte contre le changement climatique ?

    Par Pauline Greiner, membre de Notre Affaire à Tous

    Introduction

    « Cette décision mémorable reconnaît le besoin pressant de répondre à l’urgence climatique et crée un précédent à suivre pour toutes les cours dans le monde » (1). 

    C’est ainsi que David R. Boyd, Rapporteur Spécial de l’ONU sur les droits de l’Homme et l’environnement qualifie la décision rendue le 31 juillet 2020 par la Cour Suprême d’Irlande, annulant le plan national d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre (GES) du gouvernement irlandais (2) et contraignant celui-ci à en adopter un nouveau. 

    Ce plan, adopté en 2017 en application de la loi de 2015 sur l’Action Climatique et le Développement Bas Carbone (3) (ci-après « loi de 2015 »), est censé décrire les politiques mises en œuvre par le gouvernement sur la période 2017-2022 pour atteindre son « objectif national de transition » (ONT). Le plan est contesté après sa publication par l’association de protection environnementale Friends of the Irish Environment (FIE), qui le considère insuffisant et invoque la violation de droits constitutionnels tels que le droit à la vie, ainsi que d’un droit implicite à un environnement « compatible avec la dignité humaine », reconnu par la Haute Cour irlandaise un an auparavant (4). Plusieurs fois qualifiée « d’historique » (5), la victoire de FIE dans cette affaire est vue comme extrêmement encourageante pour l’évolution du contentieux climatique dans le monde. Pourtant, la décision ne reconnaît aucune violation des droits de l’Homme résultant de l’inaction climatique de l’État et écarte l’idée de l’existence du droit à un environnement sain. 

    Si la décision de la Cour Suprême dans l’affaire FIE contre Irlande crée indéniablement un important précédent, particulièrement à l’échelle de l’Irlande (I), elle conserve néanmoins quelques limites (II).

    L’annulation de l’acte administratif : un important précédent pour l’évolution du contentieux climatique

    La « justiciabilité » de l’acte était un point très contesté par l’État en première instance : l’acte administratif que constitue l’adoption du plan par le ministre est-il examinable par le juge ? En effet, en vertu du principe de séparation des pouvoirs, qui en droit irlandais comme en droit français est un principe à valeur constitutionnelle, le juge ne peut s’immiscer dans les décisions de politiques publiques du gouvernement sous prétexte que celles-ci ne sont « pas adaptées ». En première instance, le défendeur (l’État) avait souligné que le plan d’atténuation ne créait de droits ni n’imposait d’obligations et qu’il constituait donc un simple énoncé de politique gouvernementale non susceptible d’être examiné par le juge (6). La Haute Cour avait également conclu que la marge de discrétion laissée au gouvernement par la loi de 2015 pour la mise en œuvre de ses politiques de réduction des émissions de GES ne permettait pas au juge d’estimer que le plan était insuffisant au regard de cette même loi (7). Cependant, les juges de la Cour Suprême ont adopté une autre approche. En effet, l’article 4 de la loi de 2015 énonce quelques conditions précises que doit satisfaire un plan d’atténuation pour être valable. Ainsi, le respect de ces règles relève de l’obligation légale et non de la discrétion du ministre. Les juges estiment donc que le plan est « justiciable » et peut être examiné au regard de la loi de 2015 (8).

    Ce passage de la décision est important puisque désormais, en Irlande, il sera admis que les actes du gouvernement pris conformément à la loi de 2015 sur l’action climatique sont examinables par le juge. Il convient cependant de noter que cette loi ne pose pas d’exigences quant à la forme que devront prendre les politiques climatiques mises en place. 

    Puisqu’il s’agit d’évaluer le respect d’une obligation légale et non les choix politiques du gouvernement, les juges peuvent soumettre le plan à leur examen. L’article 4 de la loi de 2015 exige que le plan fournisse des détails quant à la manière dont le gouvernement se propose d’atteindre l’ONT sur la période donnée. La Cour Suprême utilise dans son analyse le standard, habituel en common law, de la « personne raisonnable » (9) pour évaluer la compatibilité du plan avec cette exigence de détail. Pour la Cour, le plan doit permettre à « une personne raisonnable et intéressée de juger de si le plan en question est réaliste et de savoir si elle approuve les choix de politiques mises en place pour atteindre l’Objectif National de Transition » (10). Elle constate alors que le plan d’atténuation se trouve « excessivement vague ou ambitieux » par endroits (11), l’empêchant d’atteindre le niveau de spécificité requis par la loi. C’est pour cette raison que la Cour Suprême décide de l’annuler.  

    Cette décision établit un important précédent, au moins au niveau national. Un plan d’action climatique, pour être valable, doit être suffisamment transparent et détaillé, car c’est ce qui permet au public d’évaluer concrètement l’efficacité des politiques mises en place par le gouvernement et éventuellement de chercher à engager sa responsabilité. Cette décision clarifie l’obligation qu’a l’État irlandais d’atteindre un niveau satisfaisant de spécificité et de transparence dans ses futurs plans d’atténuation. Il sera désormais impossible pour le gouvernement de n’émettre que des objectifs de long-terme vagues sans détailler les mesures qui permettront de les atteindre, tout en invoquant la marge de discrétion pour éviter l’annulation de l’acte.    

    La décision FIE constitue donc une première étape importante pour l’évolution du contentieux climatique en Irlande. En revanche, contrairement à ce que les requérants avaient pu espérer, elle ne passe pas le cap de la reconnaissance de la responsabilité de l’État pour violation des droits humains. Il convient donc d’examiner les limites de cette décision, qualifiée par beaucoup « d’historique ».

    Les limites de la décision FIE contre Irlande

    Malgré l’annulation de l’acte, la Cour Suprême a refusé de reconnaître la violation des droits humains protégés par la Constitution irlandaise et la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH), pour des raisons d’ordre purement procédural. En ce qui concerne les droits explicitement reconnus par la Constitution, FIE invoque la violation du droit à la vie (12) et du droit à l’intégrité physique (13). La Cour a bien reconnu que puisque l’acte était ultra vires (14) et allait être annulé, la question d’une potentielle violation des droits humains par ce même acte pouvait être examinée. Cependant, le fait que l’association FIE soit une personne morale ne bénéficiant pas elle-même de ces droits l’empêche de les invoquer puisqu’elle n’a alors pas intérêt à agir, même au nom de la population au sens large. En effet, ce mode d’action (l’actio populi) n’existe pas en droit constitutionnel irlandais. 

    En décembre 2019, dans la très similaire affaire Urgenda contre Pays-Bas (15), la Cour d’appel de la Haye avait reconnu que l’État, en adoptant une politique climatique ne respectant pas les recommandations du GIEC (16), agissait illégalement en violation des articles 2 (droit à la vie) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la CEDH, ainsi que du « devoir de protection » (17) qui en découle (18). FIE s’est aussi vu refuser sa demande de reconnaître une violation de ces mêmes droits protégés par la CEDH puisque, là encore, les juges ont considéré qu’une personne morale ne pouvait revendiquer la violation de droits dont elle ne jouit pas. Cet aspect est donc vite écarté et la Cour n’évoque pas l’existence d’un « devoir de protection » de l’État contre le changement climatique qui découlerait de la CEDH. Les requérants se sont donc heurtés à un problème purement procédural, empêchant ces questions d’être abordées.

    Si la Cour Suprême semble là avoir « fermé la porte (…) aux ONG (…) revendiquant des droits constitutionnels personnels et des droits humains » (19), elle a en revanche indiqué qu’elle pourrait examiner de futurs recours similaires, portés par des personnes physiques qui estimeraient que leur droit à la vie, à l’intégrité physique ou même à la propriété privée (20) sont menacés (21). Ce passage est extrêmement important puisqu’il ouvre la voie à des contentieux de ce type en Irlande. Il faudra donc attendre de futurs litiges pour savoir si la responsabilité de l’État irlandais peut être engagée dans le cadre d’une politique climatique entraînant la violation de droits constitutionnels. En cela, l’arrêt FIE ne représente qu’une première étape pour l’évolution du contentieux climatique en Irlande.

    Dans l’affaire FIE, il n’a jamais été retenu par les juges que l’État agissait illégalement en violation d’un devoir ou de droits humains. La Cour n’enjoint pas non plus l’État à adopter des mesures spécifiques plus ambitieuses mais seulement à se soumettre à l’exigence de détail requis par la loi. De même, cette décision a été prise dans un contexte législatif et constitutionnel spécifique à l’Irlande et ne concerne qu’un plan visant la période 2017-2022, dont la durée de vie est donc désormais de moins de deux ans. Bien qu’il ne faille pas ignorer la notion de « dialogue des juges » et reconnaître l’influence que pourrait avoir cette décision sur de futurs contentieux climatiques dans le monde, notamment sur l’exigence de transparence dans l’élaboration de politiques climatiques, elle aura tout de même une portée limitée à l’international.

    En conclusion, cette décision est retentissante pour plusieurs raisons : pour la deuxième fois seulement, un gouvernement se voit contraint de modifier son plan d’action climatique à la suite d’une décision judiciaire. À l’échelle nationale, le précédent ainsi créé est extrêmement important puisque cette décision confirme la possibilité pour les juges irlandais d’examiner la validité de tout futur plan d’atténuation au regard de la loi sur l’action climatique de 2015. De même, il est désormais clair que ces plans devront contenir un niveau de détail permettant à la population de comprendre et d’évaluer les politiques mises en place pour atteindre l’ONT. Cette décision ayant prouvé qu’il est possible de contester, avec succès, un plan d’action climatique en raison de son manque de transparence, d’autres contentieux pourraient suivre dans le monde. En cela, la décision FIE est susceptible d’avoir une influence dépassant largement les frontières de l’Irlande.

    Cependant, bien qu’elle n’en écarte pas la possibilité dans un futur contentieux plus adapté, la décision ne reconnaît aucune violation des droits de l’Homme ni aucun devoir de protection de l’État contre le changement climatique, contrairement à ce qui avait été le cas aux Pays-Bas avec l’affaire Urgenda. Elle n’enjoint pas non plus l’État à adopter une politique climatique plus ambitieuse mais simplement à adopter un plan d’atténuation plus détaillé, dans le contexte spécifique de la loi sur l’action climatique de 2015. Si cette décision est extrêmement encourageante et représente une première étape indispensable pour l’évolution du contentieux climatique en Irlande, vu de l’étranger elle est principalement une victoire symbolique et une source d’inspiration pour les contentieux en cours et à venir.  

    Notes

    1.  « This landmark decision recognizes the urgency of responding to the climate emergency and sets a precedent for courts around the world to follow », Climate Case Ireland, ‘Amidst A Climate And Biodiversity Crisis, Hope Emerges: Friends Of The Irish Environment Win Historic ‘Climate Case Ireland’ In The Irish Supreme Court’ (2020) < https://www.climatecaseireland.ie/amidst-a-climate-and-biodiversity-crisis-hope-emerges-friends-of-the-irish-environment-win-historic-climate-case-ireland-in-the-irish-supreme-court/> (consulté le 19 septembre 2020)
    2.  Department of Communications, Climate Action & Environment, National Mitigation Plan (juillet 2020) 
    3.  House of the Oireachtais, Climate Action and Low Carbon Development Act, act 46 of 2015 (10 décembre 2015) 
    4.  Haute Cour, 21 novembre 2017, Merriman v Fingal County Council; Friends of the Irish Environment Clg v Fingal County Council, IEHC 695 
    5.  Voir par exemple Green News, « ‘It was just an incredible moment’ – reactions to the historic climate case ruling », 7 août 2020 [En ligne] https://greennews.ie/climate-case-win-reactions/ (consulté le 20 septembre 2020) ; Greta Thunberg, publication sur Twitter, 31 juillet 2020 [En ligne] https://twitter.com/gretathunberg/status/1289273895816531968 (consulté le 20 septembre 2020)
    6.  Haute Cour d’Irlande, 19 septembre 2019, Friends of the Irish Environment Clg v The Government of Ireland, Ireland and the Attorney General, IEHC 747, 42
    7.  Ibid, 97, 112, 113
    8.  Cour Suprême d’Irlande, 31 juillet 2020, Friends of the Irish Environment Clg v The Government of Ireland, Ireland and the Attorney General, 205/19, 8.15
    9.  Reasonable person
    10.  Supra (n 8) 9.2 
    11.  Ibid, 6.43
    12.  Constitution de l’Irlande, article 40
    13.  Ibid
    14.  C’est-à-dire en dehors des pouvoirs du ministre ayant pris l’acte
    15.  Cour Suprême des Pays-Bas, 20 décembre 2019, The State of the Netherlands v Stichting Urgenda, 19/00135
    16.  Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat 
    17.  Duty of care
    18.  Arnaud Gossement, « [Contentieux climatique] Affaire Urgenda c. État des Pays-Bas : la décsion de la Cour Suprême des Pays-Bas est-elle historique ou symbolique ? », 26 décembre 2019 [En ligne] http://www.arnaudgossement.com/archive/2019/12/23/contentieux-climatique-decision-de-la-cour-supreme-des-pays-6200354.html (consulté le 19 septembre 2020)
    19.  Tony Lowes, ‘Why Climate Decision is Important’, The Irish Time (7 August 2020) [En ligne] http://www.arnaudgossement.com/archive/2019/12/23/contentieux-climatique-decision-de-la-cour-supreme-des-pays-6200354.html (consulté le 19 septembre 2020)
    20.  Supra (n 12) article 43
    21.  Supra (n 8) 8.17 

     

  • L’Insuffisante protection européenne du droit à un environnement sain

    Par Salomé Cohen, membre de Notre Affaire à Tous

    Introduction

    « Beaucoup d’autres combats sont à mener mais si celui-ci échoue, plus aucun autre ne pourra être entrepris» (1).

    Tout au long de son ouvrage, Aurélien Barrau place l’Humanité face à ses contradictions. L’une d’entre elles consiste à défendre les droits humains sans y inclure celui d’évoluer dans un environnement sain.

    Aujourd’hui, près de 9 millions de décès prématurés dans le monde sont dus à la pollution atmosphérique. Cette dernière réduirait davantage l’espérance de vie que l’alcool, le tabac ou les violences (2), sans parler de la dégradation de la biodiversité et de son habitat, à l’origine de la crise sanitaire que nous traversons. Au vu de ce constat, des droits aussi fondamentaux que le droit à la vie et le droit à la santé ne peuvent qu’être bafoués. 

    Il est aujourd’hui évident que les atteintes à l’environnement – comprenant l’inaction face à la crise écologique – violent les droits humains, pourtant reconnus par toutes les nations. Mais rien n’y fait, la répression supranationale des infractions écologiques est au point mort.

    Le vendredi 24 mai 2019, la protection effective d’un droit individuel à l’environnement se heurtait à un nouvel obstacle : l’échec des négociations pour l’adoption du Pacte mondial pour l’environnement. Alors que des juristes du monde entier appelaient les Nations Unies à voter en faveur d’un texte juridiquement contraignant, c’est une simple déclaration politique qui fut acceptée. Pourtant, ce projet se contentait de rendre obligatoire des principes depuis longtemps reconnus par les États. A première vue, la situation ne semble pas plus favorable au niveau régional ; seule la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples consacre le droit des peuples à un « environnement satisfaisant et global, propice à leur développement » (3). 

    La lettre de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (ci-après CEDH) ne mentionne aucun droit à la protection de l’environnement ou à la préservation de la nature (4). Cet instrument a été amendé plusieurs fois, sans jamais que ne soit ajouté le droit à un environnement sain. Ce dernier vise pourtant le droit dont dispose chaque être humain de vivre et évoluer dans un milieu équilibré et respectueux de sa santé, de son bien-être et de sa dignité. 

    Bien que ce droit à l’environnement soit dépourvu de valeur conventionnelle, la Cour européenne des droits de l’homme joue un rôle dans sa promotion à l’égard des 47 membres du Conseil de l’Europe. Le contentieux européen de l’environnement représente en effet quelque 300 décisions, oscillant entre interprétation extensive de la CEDH et affirmation de la marge nationale d’appréciation.

    UNE INTERPRETATION EXTENSIVE DES DROITS DE L’HOMME AU SERVICE DE L’ENVIRONNEMENT

    Les jurisprudences de la Cour européenne et de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme sont sources d’espoir. Une approche par l’entremise des droits humains existants, conventionnellement garantis, est adoptée afin d’inciter les États à protéger le droit à un environnement sain. 

    L’inexistence conventionnelle du droit individuel à l’environnement

    A l’époque où la CEDH fut adoptée, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les préoccupations environnementales n’étaient pas au cœur des débats. Il est donc compréhensible que le texte européen, dans sa première version, ne mentionne pas de droit individuel à l’environnement. Même si de nombreux protocoles sont venus modifier le texte d’origine, aucun d’entre eux n’ajoute mention d’un droit à l’environnement. Dans sa Résolution 1614, l’Assemblée parlementaire avait pourtant recommandé au Comité des Ministres « d’élaborer un protocole additionnel à la Convention européenne des Droits de l’Homme, concernant la reconnaissance de droits procéduraux individuels, destinés à renforcer la protection de l’environnement, tels qu’ils sont définis dans la Convention d’Aarhus (5) » (6).

    Faute de fondement conventionnel, les requêtes relatives à l’environnement furent systématiquement rejetées par la Commission européenne en raison de leur incompatibilité avec la compétence matérielle de la CEDH (7). Ce n’est qu’à partir des années 1980 que la Commission a progressé dans le traitement des requêtes environnementales (8).

    Ces avancées sont à nuancer. Face à l’afflux des requêtes, le système de tri en amont de l’examen de la recevabilité devient de plus en plus exigeant. Lorsque les conditions ne sont pas remplies, la requête est définitivement rejetée. L’absence conventionnelle du droit à un environnement sain ne place évidemment pas les requêtes qui y sont relatives en priorité.

    La consécration prétorienne d’un droit d’accès à la justice environnementale

    Afin de favoriser l’accès à la justice environnementale, la Cour européenne passe notamment par une substantialisation des droits procéduraux. Dans sa logique de prééminence du droit, elle examine l’effectivité réelle et concrète des droits procéduraux tels que le droit à un procès équitable (9) et à un recours effectif (10). Le respect de ces derniers sont essentiels à la protection des droits substantiels garantis par la CEDH et donc à la protection par ricochet du droit à l’environnement.

    Dans cette dynamique, la Cour a affirmé que l’impossibilité pour les requérants d’obtenir le contrôle d’une décision gouvernementale relative à leur droit environnemental constituait une violation de l’article 6 de la CEDH (11). Cependant, elle précise que le droit invoqué doit avoir un caractère civil et qu’un lien suffisamment direct avec le problème environnemental doit être établi. Or, en matière environnementale, établir ce lien est une difficulté de taille. Elle le reconnaîtra cependant dans des affaires où la célérité, le coût ou encore la disponibilité des procédures judiciaires posent difficulté (12).

    L’article 34 de la CEDH précise que la requête peut émaner de « toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime (…) ». En matière environnementale, la Cour étend cet accès aux associations environnementales qui jouent, selon elle, le rôle de « chien de garde », essentiel pour une société démocratique (13). Cependant, la Cour limite cet accès aux associations qui défendent un intérêt public général (14).

    L’accès à la justice environnementale se lit également à travers la liberté d’expression de l’article 10§1 de la CEDH. La Cour a affirmé « un net intérêt général à autoriser de tels groupes et les particuliers en dehors du courant dominant à contribuer au débat public par la diffusion d’informations et d’opinions sur des sujets d’intérêt général comme la santé et l’environnement ». Elle a soulevé la nécessité de permettre aux groupes militants de “mener leurs activités de manière effective” (15). 

    Le droit d’accès à l’information est la clé de voûte de la protection environnementale européenne. Il peut découler de l’article 2 et de l’article 8de la CEDH (16) dont la Cour dégage deux obligations positives incombant aux États : garantir le droit d’accès à l’information, d’une part, et informer le public de toute situation pouvant mettre la vie en danger, y compris dans le cas de catastrophes naturelles, d’autre part. L’accès effectif du public aux conclusions des rapports d’experts et aux informations essentielles à l’évaluation des risques auxquels il s’expose est indispensable (17).

    La Cour s’est notamment reposée sur la Convention d’Aarhus (18) ayant entériné le droit d’accès à l’information et a rappelé que la Résolution 1430 (2005) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (19) renforce le devoir des États d’optimiser l’accès et la diffusion des informations dans le domaine des risques industriels. 

    Cependant, le respect de l’obligation d’informer n’exempte pas l’État de ses responsabilités. Ce dernier doit en effet prendre toutes les mesures possibles afin de prévenir les risques dont il a connaissance (20).

    La protection indirecte du droit à un environnement sain

    Au-delà d’un accès facilité à la justice environnementale, la Cour européenne, afin de poursuivre son objet – la protection effective des droits en concordance avec les besoins des sociétés actuelles – interprète certains droits conventionnels comme protégeant le droit à l’environnement. 

    Source de tous les autres droits fondamentaux, le droit à la vie est largement mis à mal par la dégradation de notre planète. Universellement reconnu, il est notamment consacré par l’article 2 de la CEDH. Ce dernier impose à l’État de prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction, même si les dommages émanent d’acteurs privés sans lien direct avec l’État. La Cour a rappelé plusieurs fois que l’article 2 s’applique en cas d’activités à caractère industriel dangereuses, qu’elles soient publiques ou privées. Elle y inclut l’exploitation de sites de stockage de déchets (21), l’incidence des émissions nocives émanant d’une usine de fertilisants (22) ou les essais nucléaires (23). 

    Les catastrophes naturelles peuvent également conduire à une violation de l’article 2, notamment lorsque les autorités n’ont pas adopté des mesures réglementaires et informé le public de manière adéquate (24) ou lorsqu’aucune enquête judiciaire sur la catastrophe n’est menée (25).

    L’article 8 de la CEDH est le plus significatif en la matière. C’est en effet par le prisme de la vie privée et familiale que la Cour a initialement reconnu le droit à un environnement sain. Cet article comprend le droit, pour une personne, d’être protégée contre des atteintes à son environnement, comme les pollutions sonores (26) ou les pollutions olfactives (27). Ces pollutions ont été interprétées comme affectant le bien-être de la personne et mettant en péril le respect de son domicile et de sa vie privée, même en l’absence de risques graves sur la santé, voire en l’absence totale de risque (28). L’article 8 est également mobilisé pour protéger le droit à la santé (29).

    Le droit à l’environnement sain passe parfois par le droit à l’alimentation ou encore par le droit à l’eau. Ces derniers ne sont pas inscrits dans la CEDH mais transparaissent dans certains arrêts de la Cour, au titre de l’article 3 de la CEDH (30). L’absence, l’insuffisance ou l’inadaptation de l’alimentation et de l’hydratation pouvant être assimilées à une torture, un traitement cruel, inhumain ou dégradant.

    La protection du droit à l’environnement connaît donc une forte progression grâce à la pratique de la Cour. Cependant, ne pouvant outrepasser le consentement des États membres, elle doit veiller à leur laisser une marge nationale d’appréciation plus ou moins large. 

    LA RÉTICENCE DES ÉTATS MEMBRES ENVERS UNE PROTECTION ENVIRONNEMENTALE EUROPÉENNE

    En janvier 2020, se tiendront les audiences de l’Affaire du Siècle devant le Tribunal administratif de Paris. Ce recours, entamé en 2018 par Notre Affaire à Tous et trois autres organisations, poursuit l’État français pour inaction climatique (31). Ce type d’action va inévitablement se multiplier devant les juridictions nationales. Le dessin d’une protection européenne standard du droit à l’environnement sain accroîtra la fréquence à laquelle ces requêtes parviendront à la Cour européenne. Celle-ci devra alors fixer l’ampleur de la marge d’appréciation qu’elle laisse aux États en matière environnementale. 

    De manière générale, l’État, dans la mise en œuvre de son droit national, bénéficie d’une marge nationale d’appréciation. Un droit de la CEDH peut faire l’objet de limitations sur la base du droit national. Cependant, cette marge est très variable et son ampleur dépend de plusieurs facteurs : la nature du droit en cause, l’importance du but poursuivi par la mesure restrictive, la précision des termes de l’article en jeu ou encore l’existence d’un standard européen. 

    En matière environnementale, au vu des faits susmentionnés, l’ampleur de la marge nationale d’appréciation semble difficile à fixer en ce que les différents critères n’entrent pas en convergence pour aiguiller la Cour. 

    La Cour fait alors face à ses contradictions. Par exemple, en 2009, elle mettait en avant le principe de précaution qui « a vocation à s’appliquer en vue d’assurer un niveau de protection élevée de la santé, de la sécurité des consommateurs et de l’environnement, dans l’ensemble des activités de la Communauté » (32). Pourtant, dans un arrêt de 2006, la Cour écartait ce principe en faveur de la marge d’appréciation étendue des États en matière d’environnement (33). Aussi, comme précisé précédemment, l’article 8 semble imposer à l’État de protéger un individu contre les atteintes portées à son environnement. Toutefois, la Cour précise que ce droit doit être balancé avec les intérêts de l’État, notamment économiques (34). Lorsque ces derniers sont en jeu, l’État jouit d’une large marge d’appréciation quant au choix des mesures à prendre.

    En refusant de faire peser un fardeau excessif sur les États, la Cour n’hésite pas à modérer les obligations imposées aux États en fonction de l’espèce. 

    Évidemment, dans certains cas, les États utilisent leur marge nationale d’appréciation pour protéger davantage les individus contre les atteintes à leur environnement. Cependant, l’absence de consensus européen sur cette question rend la tâche délicate en ce que la Cour ne peut pas consacrer un droit à l’environnement effectif et systématique dans sa pratique alors même qu’il n’est ni conventionnel, ni consensuel. Les préoccupations climatiques s’accroissent en Europe, la Cour semble tiraillée entre attendre que les États introduisent un droit à l’environnement sain dans leurs ordres internes, et affirmer la consécration non consensuelle mais effective de ce droit.

    En 2009, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe s’était positionnée en faveur de l’adoption d’un protocole additionnel relatif au droit à un environnement sain (35). Malheureusement, le Comité des ministres (36) n’a pas adhéré à cette initiative qui n’a donc jamais vu le jour. Au regard des lacunes de la protection européenne du droit à un environnement sain, l’adoption d’un nouveau texte contraignant est pourtant cruciale.

    Ce combat doit bien sûr s’inscrire dans une démarche globale de protection du vivant, dont l’être humain ne représente que 0,01%. Au-delà de l’aspect répressif et de la reconnaissance des victimes, une meilleure protection européenne du droit à un environnement sain jouerait un rôle préventif utile à tout l’écosystème.

    Notes

    1.  A. Barrau, Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité, face à la catastrophe écologique et sociale, Michel Lafon, 2è ed., 2020
    2.  J. Lelieveld, A. Pozzer, U. Pöschl, M. Fnais, A. Haines, T. Münzel, “Loss of life expectancy from air pollution compared to other risk factors: a worldwide perspective”, Cardiovascular Research, Volume 116, Issue 11, 1 septembre 2020, Pages 1910–1917, [En ligne], https://doi.org/10.1093/cvr/cvaa025 (consulté le 3 novembre 2020) 
    3.  Charte africaine des droits de l’homme et des peuples adoptée par la dix-huitième Conférence des Chefs d’état et de Gouvernement, Nairobi, Kenya, Juin 1981, article 24. 
    4.  Cour européenne des droits de l’homme, Kyrtatos c. Grèce, 22 mai 2003, paragraphe 52.
    5.  Convention sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement, 25 juin 1998.
    6.  Assemblée parlementaire, Résolution 1614, Environnement et droits de l’homme, paragraphe 10, 27 juin 2003.
    7.  Commission européenne, X et Y c. République fédérale d’Allemagne, décision d’irrecevabilité du 13 mai 1976.
    8.  Commission européenne, Arrondelle c. Royaume-uni, Requête n°7889/77, 15 juillet 1980 ; Cour européenne des droits de l’homme, Fredin c. Suède, 18 février 1991, paragraphe 41.
    9.  Convention de sauvegarde des droits de l’homme et libertés fondamentales, 4 novembre 1950, Article 6.
    10.  Convention de sauvegarde des droits de l’homme et libertés fondamentales, 4 novembre 1950, Article 13.
    11.  Cour européenne des droits de l’homme, Zander c. Suède, 25 novembre 1993 ; Cour européenne des droits de l’homme, Balmer-Schafroth et autres contre Suisse, 26 juillet 1997
    12.  Cour européenne des droits de l’homme, Taskin c. Turquie, 24 janvier 2004 ; Steel et Morris c. Royaume Uni, 15 février 2005, paragraphe 89 ; Howald Moor et autres c. Suisse, 11 mars 2014.
    13.  Cour européenne des droits de l’homme, Vides Aizsardzibas Klubs c. Lettonie, 27 mai 2004, paragraphe 40.
    14.  Cour européenne des droits de l’homme, Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, 27 avril 2004, paragraphe 46.
    15.  Cour européenne des droits de l’homme, Steel et Morris c. Royaume-Uni, 15 février 2005, paragraphe 89 ; Cour européenne des droits de l’homme, Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, Grande Chambre, 30 juin 2009.
    16.  Pour l’article 2 : Cour européenne des droits de l’homme, Oneryildiz c. Turquie, 30 novembre 2004, paragraphe 67 et paragraphe 84-87 ; Convention européenne des droits de l’homme, Boudaïeva et autres c. Russie, 20 mars 2008, paragraphe 131 ; Pour l’article 8 : Cour européenne des droits de l’homme, Guerra et autres contre Italie, 19 février 1998.
    17.  Cour européenne des droits de l’homme, Tătar c. Roumanie, 27 janvier 2009, paragraphe 93 à 119.
    18.  Voir note de bas de page n°5.
    19.  Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Résolution 1430 (2005), 18 mars 2005. 
    20.  Convention européenne des droits de l’homme, Boudaïeva et autres c. Russie, 20 mars 2008, paragraphe 131.
    21.  Cour européenne des droits de l’homme, Oneryildiz c. Turquie, 30 novembre 2004. 
    22.  Cour européenne des droits de l’homme, Guerra et autres contre Italie, 19 février 1998, paragraphes 60 et 62.
    23.  Cour européenne des droits de l’homme, L.C.B c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, paragraphe 36.
    24.  Cour européenne des droits de l’homme, Bouaïeva et autres c. Russie, 20 mars 2008.
    25.  Cour européenne des droits de l’homme, Özel et autres c. Turquie, 17 novembre 2015
    26.  Cour européenne des droits de l’homme, Powell et Rayner c. Royaume-Uni, 21 février 1990.
    27.  Cour européenne des droits de l’homme, Lopez Ostra c. Espagne, 9 décembre 1994.
    28.  Cour européenne des droits de l’homme, Brânduşe c. Roumanie, 7 avril 2009.
    29.  Cour européenne des droits de l’homme, Fadeïva contre Russie, 9 juin 2005.
    30.  Cour européenne des droits de l’homme, Florea c. Roumanie, 14 septembre 2010 ; Cour européenne des droits de l’homme, Kadikis c. Lettonie, 4 mai 2006.
    31.  « L’Affaire du Siècle : l’action en justice contre l’Etat français pour inaction climatique », [En ligne], https://preprod.notreaffaireatous.org/laffaire-du-siecle/, consulté le 6 novembre 2020.
    32.  Cour européenne des droits de l’homme, Tătar c. Roumanie, 27 janvier 2009, paragraphe 120.
    33.  Cour européenne des droits de l’homme, Luginbuhl c. Suisse, 17 janvier 2006.
    34.  Cour européenne des droits de l’homme, Hatton et autres contre Royaume-Uni, 8 juillet 2003.
    35.  Assemblée parlementaire, Recommandation 1885 (2009), Élaboration d’un protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme relatif au droit à un environnement sain, 30 septembre 2009, [En ligne], http://assembly.coe.int/nw/xml/XRef/Xref-XML2HTML-FR.asp?fileid=17777&lang=FR (consulté le 6 novembre 2020).
  • Les demandes de justice climatique devant l’ONU

    Par Théophile Keïta, membre de Notre Affaire à Tous

    Trois actions juridiques récentes devant différents organes de l’ONU viennent en interroger le rôle à la lumière des contentieux climatiques grandissant. 

    Teitiota c. Nouvelle-Zélande

    La première affaire, Teitiota c. Nouvelle-Zélande, est une communication portée par un ressortissant des îles Kiribati, situées dans l’Océan Pacifique, devant le Comité des droits de l’Homme de l’Organisation des Nations Unies. Ce Comité, composé d’experts indépendants, surveille la mise en œuvre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ci-après, « PIDCP ») par les États qui en sont parties. Il y conteste une décision de rejet de sa demande d’asile par la Nouvelle-Zélande et invoque les dangers que font courir le changement climatique, en particulier la montée des eaux, sur les archipels Kiribati où il doit être renvoyé. 

    Torres Strait Islanders petition

    La seconde affaire est une requête portée par des habitants des îles Torres Strait, qui sont un atoll situé entre l’Australie et la Papouasie Nouvelle-Guinée, devant le Comité consultatif des Nations Unies pour les droits de l’Homme, qui examine le respect des droits humains dans les différents pays membres de l’ONU, et émet des recommandations à ce sujet. La communication vient reprocher l’inaction climatique de l’Australie, en se fondant en particulier sur la violation des droits reconnus par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. 

    Le droit des peuples autochtones contre les déplacements forcés

    La troisième affaire est une requête adressée à différents rapporteurs spéciaux des Nations-Unies par cinq tribus natives-américaines, reprochant la violation de leurs droits fondamentaux par le Gouvernement fédéral américain. 

    Les trois cas sont symptomatiques, au niveau international, des effets du changement climatique sur les populations les plus vulnérables. D’une part, l’affaire Teitiota et l’affaire Torres Strait soulèvent la question du danger que vivent les différentes populations insulaires. D’autre part, la pétition des cinq tribus natives-américaines présente les enjeux liés aux peuples autochtones et à la difficulté à faire respecter leurs droits. Ces populations sont d’autant plus vulnérables qu’elles sont dépendantes de leurs milieux naturels immédiats. C’est ce que soulève le requérant dans l’affaire Teitiota, où il décrit particulièrement comment la montée des eaux et la salinisation de son milieu de vie menace la possibilité d’y habiter décemment. 

    Ces différentes affaires permettent de souligner le rôle encore paradoxal de l’ONU dans le cas particulier des affaires de justice climatique. Si ces affaires, ensemble avec d’autres, pointent l’importance hautement symbolique que peuvent avoir les organes de l’ONU, elles permettent également d’en démontrer les limites. 

    L’importance symbolique des différents organes de l’ONU se traduit par la reconnaissance, par ces organes, des liens entre le changement climatique et les droits humains. Ainsi, dans l’affaire Teitiota, le Comité reconnaît que la dégradation de l’environnement est une menace pour le respect du droit à la vie. Cette approche permet d’avancer en matière de « droits de l’Homme des enjeux climatiques » (1). Elle est d’ores et déjà présente dans d’autres contentieux nationaux, comme l’affaire Leghari (2) et consiste à considérer que les effets du changement climatique constituent une menace pour différents droits fondamentaux. Différents organes internationaux (3) l’ont d’ores et déjà suivie. C’était également la ligne observée  par le rapport de l’International Bar Association de 2014, « Achieving Justice and Human Rights in an Era of Climate Disruption » qui préconisait de « verdir les droits humains » (4).

    Cependant, ces affaires permettent de soulever les limites du recours aux organes de l’ONU.

    D’abord, ces organes rencontrent des difficultés propres aux contentieux climatiques. Par exemple, la question de la preuve des effets du changement climatique, ainsi que du lien de causalité entre ces effets et les violations alléguées. Dans l’affaire Teitota, le Comité conteste les différents éléments de preuve apportés par le requérant, comme le risque prévisible de privation de nourriture ou de précarité extrême. Deux opinions dissidentes suggèrent de considérer autrement la charge de la preuve. 

    Ensuite, le recours à des organes internationaux par les requérants, dans le cadre d’affaires climatiques, vient supposer de répondre à certaines conditions procédurales particulières. Ainsi, il est nécessaire d’épuiser les voies de recours internes, comme dans l’affaire Teitota. En l’espèce, cette condition est remplie, mais l’on peut se poser la question relativement à d’autres affaires comme la communication portée par seize enfants, dont Greta Thunberg et Alexandria Villaseñor devant le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies (5). En effet, la recevabilité des communications devant ce comité suppose que celles-ci soient présentées dans les douze mois suivant l’épuisement des recours internes, sauf si l’auteur peut démontrer qu’il était impossible de présenter la communication dans ce délai (6). 

    Un autre obstacle dans le recours aux organes de l’ONU réside dans le manque de caractère obligatoire des sanctions. Ces différents organes ont une influence par les rapports ou les avis qu’ils émettent, mais ne peuvent prononcer d’injonctions. Ainsi, les constatations du Comité des droits de l’homme, devant lequel s’est tourné le requérant dans l’affaire Teitiota, n’ont pas de valeur juridictionnelle. Le Conseil d’État l’a relevé dans un arrêt du 5 mai 2006, dans lequel il considère que : 

    « Les constatations du comité des droits de l’homme, organe non juridictionnel institué par l’article 28 du Pacte international sur les droits civils et politiques, ne revêtent pas de caractère contraignant à l’égard de l’Etat auquel elles sont adressées » (7)

    À l’inverse, certaines juridictions nationales disposent d’un véritable pouvoir d’injonction envers les États ou les entreprises. Par exemple, en France, dans le cadre de l’Affaire du Siècle, les associations requérantes demandent au juge administratif d’enjoindre l’État de mettre un terme aux différents manquements qui lui sont reprochés. Cette tendance suit la décision du Conseil d’État, Les Amis de la terre, où la juridiction avait adressé une injonction à l’État dans le cadre d’un recours en carence fautive (8).

    Pour conclure, le rôle de l’ONU est important car il permet d’avancer dans la qualification des menaces que représente le changement climatique pour les droits humains, et ses décisions viennent au soutien d’argumentations juridiques dans des affaires climatiques nationales. Cependant, ce rôle est encore partiel, car l’organisation ne dispose pas des moyens nécessaires pour forcer les États à répondre à l’urgence. 

    Ces différentes carences des organes internationaux ne signifient pas qu’ils n’ont pas de rôle à jouer dans le développement des affaires climatiques, bien au contraire. Ils démontrent qu’il appartient aux juristes de s’approprier ces lacunes, et de développer les outils juridiques pour que les initiatives juridiques locales et nationales rencontrent un écho sur le plan du droit international. Ces outils peuvent être nombreux, encore éparpillés dans différentes spécialités et ne peuvent faire l’objet de ce présent article. Quoiqu’il en soit, de telles initiatives doivent avoir des boussoles. Parmi elles peuvent figurer les propositions de Mireille Delmas-Marty, qui suggère de substituer la souveraineté étatique solitaire à la souveraineté étatique solidaire (9). Au moment où le monde entier subit les coups d’un virus et met au défi les Etats, il nous appartient de repenser les règles d’interaction des différentes communautés nationales dans l’ordre international. 

    Notes

    1.  C. Cournil, « Les droits fondamentaux au service de l’émergence d’un contentieux climatique contre l’État. Des stratégies contentieuses des requérants à l’activisme des juges », M. Torre-Schaub, C. Cournil, S. Lavorel, M. Moliner-Dubost (dir.), op. cit., p. 195-196.
    2.  Haute cour de Lahore, ordonnance relative au changement climatique, 4 septembre 2015, No W.P. No. 25501/2015. 
    3.  Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Comité de la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, Comité des droits de l’enfant, Comité des droits des personnes avec des handicaps, « Joint Statement on Human Rights and Climate Change », 16 septembre 2019, (https://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=24998&LangID=E) (consulté le 10 avril 2020).
    4.  IBA, « Achieving Justice and Human Rights in an Era of Climate Disruption », 2014, p. 119 et s. 
    5.  https://childrenvsclimatecrisis.org/ (consulté le 10 avril 2020)
    6.  Assemblée génération des Nations Unies, « Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant établissant une procédure de présentation de communications », Résolution adoptée par l’Assemblée générale le 19 décembre 2011, A/RES/66/138, Article 7
    7. CE, 5 mai 2006, n° 242713, (https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?oldAction=rechJuriAdmin&idTexte=CETATEXT000008222763&fastReqId=623946632&fastPos=1) (consulté le 10 avril 2020)
    8.  Conseil d’État, 12 juillet 2017, Association des Amis de la Terre France, n° 394254, (https://www.conseil-etat.fr/ressources/decisions-contentieuses/dernieres-decisions-importantes/ce-12-juillet-2017-association-les-amis-de-la-terre-france) (consulté le 10 avril 2020)
    9.  Mireille Delmas-Marty, « Profitons de la pandémie pour faire la paix avec la terre », Le Monde, 17 mars 2020, (https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/17/mireille-delmas-marty-profitons-de-la-pandemie-pour-faire-la-paix-avec-la-terre_6033344_3232.html) (consulté le 10 avril 2020)