Catégorie : Droit public

  • Décryptage à la veille d’une décision historique : Quelle application du droit de l’environnement face aux politiques routières ?

    Par Justine BALNUS, Eléonore DORLHAC, Chloé GERBIER, Hélène GUIBERT et Edgar PRIOUR-MARTIN, membres du groupe « Recours Locaux » de Notre Affaire à Tous.

    A la veille d’une décision historique (1) sur la responsabilité de l’Etat en matière de mesures relatives à la qualité de l’air, Notre Affaire à Tous apporte un éclairage sur les enjeux environnementaux des politiques routières en France.

    La France dispose du réseau routier le plus dense en Europe. Malheureusement, cela ne l’empêche pas de continuer d’investir massivement dans des projets d’envergure, tels que le Grand Contournement Ouest de Strasbourg (GCO), dont le coût total est estimé à près de 600 millions d’euros (financés par l’exploitation du tronçon construit par le concessionnaire)

    Pourtant, le Parlement a fixé des objectifs ambitieux dans la mise en oeuvre des politiques de mobilité sur le territoire, que ce soit en matière de qualité de l’air ou de préservation de la biodiversité. Les stratégies nationales se multiplient à cet effet ; mais sans parvenir à se concrétiser.

    La diversité des acteurs publics responsables (Etat et collectivités territoriales), l’encadrement normatif insuffisant et la priorité donnée par le juge aux objectifs économiques ne permettent pas de se rapprocher des objectifs évoqués.

    Alors, la lutte se poursuit : on ne compte plus le nombre des collectifs d’habitants se formant à l’encontre des projets routiers, soucieux de la protection de l’environnement, des deniers publics, ou tout simplement de leur santé. Notre Affaire à Tous soutient actuellement deux d’entre eux dans leurs démarches.

    1. Revue historique et enjeux du patrimoine routier français

    A qui appartiennent les routes françaises ?

    Parce qu’elle fait intervenir de nombreux acteurs publics, l’extension du réseau routier français manque de coordination et ses effets cumulés sont mal connus.

    Historiquement, la France dispose d’un patrimoine routier extrêmement important : 1 104 000 kilomètres de routes composent ce réseau, soit une densité de 16 464 kilomètres par million d’habitants, de loin la plus importante d’Europe (2) :

    Ce réseau gigantesque est principalement composé des voies départementales (34,3 %) et communales (63,8 %). Ce sont ces dernières qui portent l’expansion inexorable du réseau : alors que la longueur du réseau routier national a augmenté de 12 % entre 1998 et 2018, celle des voies communales a augmenté de 19,8 %, soit 114 665 km de voies communales de plus.

    Or la construction extensive de ces voies communales est, par définition, portée par les communes (et, désormais, les intercommunalités lorsqu’elles sont compétentes). Bien entendu, ces projets coûteux font presque toujours l’objet d’un cofinancement avec les départements et/ou l’État ; mais les décisions sont prises au niveau communal ou intercommunal.

    L’artificialisation des sols causée par l’extension du réseau routier passe donc par des centaines de projets de taille modeste, décidés au niveau local par les collectivités propriétaires (3). Il s’agit notamment de voies de contournement de centre-bourg. 

    Quels enjeux entourent les projets routiers ?

    • L’artificialisation des sols

    L’artificialisation des sols correspond à un « changement d’état effectif d’une surface agricole, forestière ou naturelle vers des surfaces artificialisées, c’est-à-dire les tissus urbains, les zones industrielles et commerciales, les infrastructures de transport et leurs dépendances, les mines et carrières à ciel ouvert, les décharges et chantiers, les espaces verts urbains (espaces végétalisés inclus dans le tissu urbain), et des équipements sportifs et de loisirs y compris des golfs » (4).

    Parce qu’elle entraîne des conséquences sur la nature (perte de ressources en sol pour l’usage agricole et pour les espaces naturels, imperméabilisation des sols entraînant une vulnérabilité aux inondations, impact sur la biodiversité), l’artificialisation des sols constitue un enjeu majeur de débat public et de préoccupations politiques. 

    Alors qu’en moyenne, les pays de l’Union Européenne comptent 4,3 % de terres artificialisées en 2012, la France en comptait 6,9 % en 1992, et 9,3 % en 2015 (5).

    • La pollution atmosphérique

    Premier sujet de préoccupation environnementale des français, la pollution de l’air est liée aux phénomènes naturels (érosion des sols, éruptions volcaniques…) et aux activités humaines (transports, industries, production énergétique, agriculture). En 2016, le transport routier a représenté une part importante de la pollution de l’air, de l’ordre de 15% des émissions moyennes métropolitaines de particules fines PM2.5. 

    Or, la pollution atmosphérique entraîne des conséquences importantes sur la santé humaine et sur le climat.

    En effet, la pollution de l’air joue un rôle majeur sur le développement de maladies chroniques (cancers, pathologies cardiovasculaires et respiratoires). Ces maladies sont susceptibles de se développer après plusieurs années d’exposition aux particules, même à de faibles niveaux de concentration. 

    D’autres effets sont de plus en plus mis en évidence notamment sur la reproduction, le risque de naissance prématurée, les atteintes du développement neurologique de l’enfant, la démence chez les personnes âgées…

    Santé Publique France (ANSP) estime que la pollution par les particules fines (PM2,5, de taille inférieure à 2,5 micromètres) émises par les activités humaines est à l’origine chaque année, en France continentale, d’au moins 48 000 décès prématurés par an, ce qui correspond à 9 % de la mortalité en France et à une perte d’espérance de vie à 30 ans pouvant dépasser 2 ans (6).

    S’agissant des effets sur le climat, la pollution de l’air joue également un rôle majeur. Les neiges, pluies, brouillards deviennent acides sous l’effet des polluants. En conséquence, les écosystèmes sont altérés, les lacs et les cours d’eau sont acidifiés. Par ailleurs, cela change les propriétés des sols et menace ainsi la faune et la flore. 

    Enfin, la pollution de l’air contribue à accroître l’effet de serre et par conséquent le réchauffement climatique (7).

    2. Objectifs politiques et législatifs autour des mobilités

    Quel avenir pour les mobilités individuelles ?

    Déjà en 2017, on pouvait constater que « le secteur des transports est aujourd’hui le premier contributeur aux émissions de gaz à effet de serre, à hauteur d’un tiers, et le seul secteur dont les émissions ont recommencé à augmenter. Le modèle d’équipement du pays reposant sur les infrastructures [routières] et le moteur thermique ne répond plus aux besoins d’aujourd’hui » (8).

    En 2020, la Convention citoyenne pour le climat fait le même constat et formule onze recommandations afin de favoriser les mobilités durables, notamment en diminuant le besoin en déplacements motorisés et leur distance, et en augmentant la part des modes de transport moins énergivores.

    La France, mauvaise élève

    La pression normative existant sur les mobilités relève principalement de la législation concernant la qualité de l’air, comme nous avons pu le souligner. 

    La France fait office de mauvaise élève dans ce domaine. En avril 2015, la Commission européenne a rendu à ce sujet un avis motivé relatif à la qualité de l’air, invitant la France à respecter la législation de l’Union Européenne. Cet avis concerne directement le manquement au respect des valeurs limites de pollution de l’atmosphère par les particules de taille inférieure à 10 μm (PM10) et les oxydes d’azote 20 (NOx). Face à une réaction trop modérée de la France la Cour de justice de l’Union européenne a été saisie le 11 octobre 2018 au sujet du dépassement des limitations en oxydes d’azote.   

    De son côté le Conseil d’État a, dans une décision du 12 juillet 2017, « enjoint au Premier ministre et au ministre chargé de l’environnement de prendre toutes les mesures nécessaires pour que soit élaboré et mis en œuvre, pour [douze zones urbaines], un plan relatif à la qualité de l’air permettant de ramener les concentrations en dioxyde d’azote et en particules fines PM10 sous les valeurs limites fixées par l’article R. 221-1 du code de l’environnement dans le délai le plus court possible et de le transmettre à la Commission européenne avant le 31 mars 2018 ». 

    La Cour des comptes européenne signale pour sa part que « les normes établies dans la directive [2008/50/CE] sont trop peu contraignantes au regard des effets avérés de la pollution atmosphérique sur la santé » (9).

    Malgré ces avertissements, dans un arrêt du 24 octobre 2019, la France a été condamnée par la Cour de justice de l’Union européenne pour non-respect de la directive 2008/50/CE relative à la qualité de l’air ambiant, et plus spécifiquement pour « dépassement de manière systématique et persistant » des valeurs limites de concentration pour le dioxyde d’azote (NO2) ; alors même que le respect de cette directive ne serait pas suffisant selon la Cour européenne des comptes !

    Des stratégies nationales favorables à la mobilité durable

    La France n’a donc pas d’autre choix que de faire évoluer sa législation en matière de pollution de l’air. C’est dans cette optique que la loi d’orientation des mobilités (LOM) est adoptée en décembre 2019. Celle-ci entend « Accélérer la transition énergétique, la diminution des émissions de gaz à effet de serre et la lutte contre la pollution et la congestion routière, en favorisant le rééquilibrage modal au profit des déplacements opérés par les modes individuels, collectifs et de transport de marchandises les moins polluants, tels que le mode ferroviaire, le mode fluvial, les transports en commun ou les modes actifs, en intensifiant l’utilisation partagée des modes de transport individuel et en facilitant les déplacements multimodaux ».

    La LOM procède d’une stratégie globale visant à diminuer les déplacements automobiles en investissant massivement (13,4 milliards) d’ici 2022 dans les mobilités avec une part s’élevant aux trois quarts pour le ferroviaire.

    De la même façon, plusieurs stratégies nationales voient le jour, telles que la stratégie nationale bas-carbone (SNBC), ou l’objectif affiché de « zéro artificialisation nette » (10). Mais ces objectifs ambitieux paraissent en opposition avec la multiplication des axes routiers.

    Dès lors il convient de s’interroger sur la transcription de tels objectifs. En effet, la multiplication des axes routiers que nous avons évoquée s’inscrit en opposition avec la ligne stratégique de la France.

    3. L’encadrement normatif des projets routiers

    Une stratégie nationale pour des règlementations locales : une différence d’échelle problématique

    L’Autorité environnementale souligne un axe de réponse à ces incohérences : « Ce cercle vertueux se heurte à des questions d’échelle. À l’évidence, l’échelle d’un projet ponctuel est rarement la seule pertinente pour procéder à cette évaluation. Inversement, le niveau national ou européen ne constitue pas non plus le seul bon niveau, car il ne tient pas assez compte des besoins locaux et régionaux de mobilité » (11).

    Ce problème d’échelle est essentiel en ce qui concerne les projets routiers, qui sont majoritairement conçus et mis en œuvre à l’échelle des collectivités. La problématique est donc celle de la transposition d’objectifs peu contraignants à l’échelle des projets. 

    L’Autorité environnementale estime ainsi que « la prise en compte des enjeux environnementaux, notamment les objectifs de la France en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre ou encore la réduction des risques sanitaires environnementaux, n’est pas placée à un niveau suffisant dans la construction d’infrastructures routières ».

    Mais la problématique peut aussi se lire dans le sens inverse, aucun objectif de zéro artificialisation ne peut être concrétisé si les collectivités ne se l’approprient pas. 

    En effet, le respect de ces objectifs apparaît comme étant piloté à l’échelle nationale et chacun semble s’attendre à ce que leur résultat advienne de lui-même, alors que ce n’est qu’en l’appliquant à l’échelle des collectivités qu’il a une chance de se concrétiser. 

    Mais, « Les moyens des collectivités pour élaborer leurs plans et les concrétiser sont limités et il existe des inégalités territoriales en termes de ressources financières, humaines, d’expertise ou de tissu économique. Les contraintes peuvent être d’ordre budgétaire mais aussi émaner des priorités d’arbitrages au sein des collectivités. Ceci a des implications sur l’élaboration des plans mais également sur leur suivi et leur évaluation. De même, cela limite la capacité des collectivités à coordonner les ambitions et actions aux échelles nationale, régionale et locale ». 

    Ainsi, nous retrouvons l’écueil classique dans la mise en place des politiques environnementales, que l’on rencontre également dans le domaine des plans Écophytos, ou dans le traitement des passoires énergétiques. Une politique environnementale ambitieuse mais malheureusement, dénuée des moyens nécessaires pour atteindre les objectifs fixés. 

    La reconnaissance par le juge de l’utilité publique des projets routiers

    Au delà du trafic routier, la construction, la présence et l’entretien des infrastructures routières consomment des ressources naturelles, impactent les milieux naturels et rejettent des émissions dans l’air. Il est donc intéressant d’analyser la jurisprudence en matière de construction d’infrastructures routières.

    Une route traverse nécessairement des terrains privés (notamment agricoles), par conséquent ces projets conduisent  à un certain nombre d’expropriations. Pour autoriser celles-ci, le projet en cause doit être déclaré d’utilité publique, soit par arrêté préfectoral, soit par décret ministériel, en fonction de l’importance du projet. 

    Le juge administratif opère un contrôle des déclarations d’utilité publique (DUP) d’après la théorie jurisprudentielle du « bilan coûts/avantages », selon laquelle une opération ne peut légalement être déclarée d’utilité publique que si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d’ordre social ou l’atteinte à d’autres intérêts publics qu’elle comporte ne sont pas excessifs par rapport à l’intérêt qu’elle présente (Conseil d’État, Ass., 28 mai 1971, n° 78825, « Ville Nouvelle Est »). 

    Le coût du projet pour la collectivité, l’environnement et la sécurité des passagers sont les trois éléments clés d’appréciation du bilan coûts/avantages d’une DUP concernant un projet de construction d’infrastructure routière. Mais, on peut noter une part de subjectivité du juge sur l’effet de contre-balance des inconvénients, notamment environnementaux, par rapport au coût économique et/ou la sécurité des usagers. De ce constat résulte une timidité du juge à annuler les DUP concernant de grands projets d’infrastructure routière. 

    Pour rappel, un tel projet doit faire l’objet d’une enquête publique et d’une étude d’impact avant d’être déclaré d’utilité publique. Or il ressort de la jurisprudence du Conseil d’État qu’une étude d’impact sera considérée comme illégale si ses « inexactitudes, omissions ou insuffisances […] ont pu avoir pour effet de nuire à l’information complète de la population ou si elles ont été de nature à exercer une influence sur la décision de l’autorité administrative » (12).

    De plus, on peut relever que l’impact environnemental n’est que lapidairement invoqué et semble secondaire compte tenu des avantages résultant du coût pour la collectivité, d’une baisse des nuisances liées au bruit et à la pollution, et de la sécurité routière des usagers. A titre d’exemple le Conseil d’État considère que les inconvénients environnementaux tels que l’impact sur les sols agricoles et les paysages, l’augmentation des nuisances sonores dans certains endroits et l’émission des gaz à effet de serre due à la circulation à vitesse élevée ne retire pas au projet son caractère d’utilité publique compte tenu de la part réduite de financement public (grâce au régime de la concession) et des mesures prises afin de réduire les effets dommageables pour l’environnement (13). 

    L’impact financier pour les collectivités publiques est donc souvent un élément décisif permettant au juge administratif de prononcer l’annulation ou pas d’un arrêté ou d’un décret de déclaration d’utilité publique. Ainsi, le décret portant déclaration d’utilité publique de la LGV Poitiers-Limoges a été annulé pour des motifs tenant au financement du projet, mais pas pour ses effets sur l’environnement (14). En effet, l’évaluation de la rentabilité économique et sociale du projet est inférieure au niveau habituellement retenu par le Gouvernement pour apprécier si une opération peut être regardée comme utile, en principe, pour la collectivité. L’étude d’impact est aussi critiquée car elle ne contient aucune information précise relative au mode de financement et à la répartition envisagés pour ce projet. 

    Même s’il est déjà arrivé que le Conseil d’État annule une DUP lorsque le projet multiplie les atteintes à l’environnement (15), celles-ci sont tout de même mieux prises en compte par les juges du fond. A titre d‘exemple, dans une décision de la Cour administrative d’appel de Nancy (16), le juge a considéré que compte tenu des inconvénients d’ordre financier, environnemental et patrimonial qu’elle comporte, la réalisation d’une autoroute ne présente pas le caractère d’utilité publique. La Cour administrative d’appel de Versailles a également annulé le projet de création d’une infrastructure de liaison pour des motifs environnementaux (17). 

    Cependant, cela ne signifie pas pour autant que ces juridictions minorent les considérations économiques. Ainsi la Cour administrative d’appel de Lyon a annulé l’arrêté déclarant d’utilité publique le projet d’aménager une voie communale sur une distance de 980 mètres en considérant que, « sans qu’il y ait lieu de rechercher si les atteintes à la propriété privée seraient excessives, le coût du projet doit tant au regard du trafic attendu que de la capacité financière de la commune, être regardé à lui seul comme excessif au regard du faible intérêt de l’opération, et comme de nature à lui retirer son caractère d’utilité publique » (18). 

    En conclusion, il ressort de la jurisprudence administrative qu’il est difficile d’obtenir l’annulation d’un arrêté ou d’un décret de déclaration d’utilité publique. Et même lorsque le juge prononce une telle annulation, celui-ci retient rarement des motifs uniquement environnementaux. 

    4. Le monde d’après : mode d’emploi

    Appliquer effectivement le droit de l’environnement

    On peut regretter que le juge administratif ne se soit pas saisi plus vigoureusement des enjeux environnementaux. Pourtant, force est de constater que la conception des projets routiers se fait largement sans prendre en compte l’environnement. 

    C’est le constat que dresse l’Autorité environnementale dans une note consacrée aux projets d’infrastructure routière en 2019. Saisie des plus importants dossiers impliquant des aménagements routiers, elle relève « pour la plupart, malgré des améliorations récentes, des lacunes significatives persistantes », tant en ce qui concerne la qualité des études d’impact que la prise en compte de l’environnement par les projets (19). 

    Ce constat d’insuffisance concerne notamment les études de trafic (qui fondent la justification du projet), ainsi que la quasi-absence de propositions « de mesures d’évitement, de réduction ou de compensation des émissions de gaz à effet de serre, malgré les engagements pris par la France d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon de 2050 et en dépit du constat récent que les émissions du secteur des transports se remettent à augmenter ». 

    L’Autorité se rend bien compte que « la prise en compte de l’environnement intervient de fait après les choix les plus structurants ». Elle relève que la recherche de variantes au projet permettant d’éclairer ce choix devrait prendre en compte « l’ensemble des modes de déplacement possibles pour satisfaire les besoins de mobilité, au lieu de reposer sur des options relevant du seul mode routier », alors même que « le respect du principe de participation du public à la décision se fonde en grande partie sur la qualité de la présentation des variantes et des hypothèses d’utilisation de l’infrastructure à l’avenir » (20).

    Bien que la France soit signataire de l’Accord de Paris, et qu’elle vise la neutralité carbone en 2050 après l’adoption de son Plan Climat en 2017, l’Autorité environnementale relève que les maîtres d’ouvrage des projets routiers « n’intègrent pas véritablement cette orientation ».  Dans les projets de modification d’infrastructure, ceux-ci « arguent ainsi de l’absence d’effet de l’infrastructure sur le trafic […] pour justifier la neutralité de l’infrastructure en matière d’émissions de gaz à effet de serre ». Certains projets vont même jusqu’à suggérer « que ces émissions de gaz à effet de serre seraient en diminution, du fait de l’amélioration de la fluidité d’un trafic sous l’hypothèse postulée mais quasiment jamais démontrée que celui-ci n’augmenterait pas ».

    A en croire certains maîtres d’ouvrage, construire des routes n’augmenterait donc pas le trafic. Ceux-ci considèrent que « la baisse des émissions de gaz à effet de serre relève implicitement de la seule responsabilité des autres parties prenantes, et notamment des constructeurs automobiles », alors que la neutralité carbone nécessite « les efforts de tous, y compris des gestionnaires et constructeurs d’infrastructure ainsi que des planificateurs de la mobilité […] ce qui suppose, au préalable, une impulsion volontariste et exemplaire à l’échelle du réseau national […] et du réseau concédé par l’Etat et au stade de prise des décisions d’aménagement des infrastructures ». 

    En fait, même les suppléments d’émissions de gaz à effet de serre et de consommation d’énergie liées aux fonctionnalités mêmes des projets ne sont pas évalués […], « ce qui semble anachronique et est contraire aux dispositions du code de l’environnement relatifs à l’évaluation environnementale des projets d’infrastructure de transport », ce qui importe lorsque l’on sait que « La phase de construction de l’infrastructure est également source d’émissions de [gaz à effet de serre], parfois à un niveau important (ouvrages souterrains, grands remblais nécessitant des liants à la chaux…). Le maître d’ouvrage n’indique que très rarement quelles mesures il prend pour limiter ces émissions liées aux travaux » (21).

    Réduire notre dépendance à la route

    La dépendance aux travaux routiers dépend directement de notre dépendance aux déplacements automobiles. Il est toutefois possible d’agir dans une certaine mesure pour s’en émanciper. Cela passe principalement par le recours accru aux modes de transport alternatif :  transports collectifs,  fret ferroviaire et fluvial, covoiturage et pour les petits déplacements, vélo,  trottinette, marche à pied.

    Les enjeux de la mobilité alternative sont multiples : le gain de temps dans les embouteillages, la baisse des budgets des ménages sur les déplacements individuels, diminution de la pollution de l’air. 

    De nombreuses pistes afin de jouer sur ces facteurs ont d’ores et déjà vu le jour. La gratuité des transports en commun dans la collectivité de Grande Synthe en est un exemple criant. Des plaidoyers concernant des restrictions publicitaires sur les véhicules les plus polluants (SUV), un développement de l’intermodalité accru (Vélo-Train) ainsi que la suggestion par la Convention Citoyenne pour le Climat de plafonner la vitesse autoroutière à 110/km sont autant de proposition visant à réduire notre attachement aux mobilités individuelles et carbonées. 

    Si ces alternatives sont envisagées, et poussées par des politiques publiques ambitieuses, les projets actuels n’en paraîtront que moins légitimes et deviendront injustifiables.

    Lutter contre les projets en cours

    • Quelles luttes ont lieu contre ces projets ? Pour quels résultats ?

    Autour de ces projets routiers, des collectifs d’habitants se forment la plupart du temps. Les arguments échangés sont souvent les mêmes : l’objectif d’améliorer le cadre de vie des habitants et l’attractivité du territoire affiché par la collectivité s’oppose à tous les inconvénients présentés par le nouveau tracé, que ce soit en termes d’intérêts particuliers (expropriation, déplacement des nuisances…) ou d’intérêt général (coût, artificialisation des sols, coupure des continuités écologiques…).

    La mobilisation des habitants est souvent décisive dans la (non-)réalisation de ces projets. Les exemples sont nombreux (22). Parfois, elle permet de provoquer un référendum local (un outil toujours à la disposition des maires), voire de repousser ou d’empêcher la réalisation des travaux.

    Aujourd’hui, il existe plus d’une trentaine de projets routiers en cours en France (23). La carte des luttes en cours contre ces projets est à retrouver sur Reporterre.

    Fin 2019, Notre Affaire à tous a été saisie par deux associations concernant la construction de nouvelles routes départementales dans le Cantal (15) et dans le Nord (59). Ces associations mettent en cause l’intérêt à construire ces routes dans un contexte de crise environnementale. Les initiateurs locaux des projets mettent en avant la fluidité routière aux fins d’attractivité économique de ces territoires, mais plusieurs voix s’élèvent et contestent leur mise en oeuvre.

    Le contournement du village d’Ussel (500 habitants), dont l’activité économique perdure encore grâce au passage des routiers, empiéterait sur une zone Natura 2000 pour un gain de temps d’une minute sur le trajet entre Aurillac et l’autoroute A 75 pour rejoindre Clermont-Ferrand ou Montpellier d’un côté ou de l’autre… L’absurdité du projet avait déjà été dénoncée par Charlie Hebdo dans un article paru le 13 mars 2019.

    A l’autre bout de la France, les habitants de Maubeuge portent la même croix. Si l’utilité du projet reste encore à démontrer, le contournement nord de Maubeuge viendrait cette fois s’installer sur une zone humide, remarquable par sa biodiversité. 

    Autre point commun de ces deux luttes : l’absence d’écoute et de remise en question des projets par les élus départementaux, convaincus que la bétonisation des territoires encore préservés viendrait booster l’activité économique. Tant pis pour l’environnement ! 

    Entre le « Make the planet great again » et les projets routiers qui fourmillent sur le territoire français, difficile de s’y retrouver. Il conviendrait de mettre un terme à cette dissonance cognitive, en appliquant des outils aussi ambitieux que les annonces politiques.

    Notes

    1. Le 3 juillet 2020, le Conseil d’Etat va rendre sa décision sur le recours formé en octobre 2018, par 77 requérants pour dénoncer l’inertie du gouvernement à prendre des mesures relatives à la qualité de l’air. 
    2. Datalab, Chiffres clés du transport, Édition 2020
    3. En France, 34967 communes sont regroupées au sein de 1253 établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre, dont 975 sont compétents en matière de voirie
    4. Définition de l’artificialisation  des sols de l’Observatoire des espaces naturels, agricoles et forestiers (OENAF), adaptée de CORINE Land Cover, source statistique d’analyse des changements d’affectation des sols européens
    5. Site du Gouvernement, Artificialisation des sols
    6.  « Qualité de l’air : Sources de pollution et effets sur la santé », Ministère des Solidarités et de la Santé, publié le 26 décembre 2018, mis à jour le 20 mai 2019
    7. « La pollution : des effets néfastes pour l’environnement et la santé », MtaTerre, mis à jour en janvier 2019
    8. Conclusions des assises de la mobilité du 13 décembre 2017 
    9. « Pollution de l’air : notre santé n’est toujours pas suffisamment protégée », Cour des comptes européenne, Rapport spécial n° FR- 2018-23, 11 septembre 2018 
    10. Pour atteindre cet objectif en 2030, il conviendrait à la fois de réduire de 70 % l’artificialisation brute des sols, et de renaturer 5500 hectares par an, selon France Stratégie (voir hyperlien).
    11. Note de l’Autorité environnementale sur les projets d’infrastructures de transport routières, n°2019-N-06, 23 janvier 2019 , pages 26-27 
    12. Conseil d’État, 10 juillet 2019 n° 423751 ; Conseil d’État, 30 janvier 2020, n° 419837
    13. Conseil d’État, 10 juillet 2019, n° 423751, précité
    14.  Conseil d’État, 15 avril 2016, n° 387475
    15. Voir par exemple : Conseil d’État, 10 juillet 2006, n° 288108, Association interdépartementale et intercommunale pour la protection du lac de Sainte-Croix les lacs et sites du Verdon
    16. Cour administrative d’appel de Nancy, 4 mai 2020, n° 18NC02252
    17. Cour administrative d’appel de Versailles, 23 janvier 2020, n° 17VE02091-17VE02109
    18. Cour administrative d’appel de Lyon, 30 novembre 2006, n° 03LY00749
    19. Note de l’Autorité environnementale sur les projets d’infrastructures de transport routières, page 3 
    20. Ibid. pages 4 et 15
    21. Ibid., page 17
    22. On peut citer par exemple les mobilisations autour de Porto Vecchio, Hèches, Les Sables d’Olonne, Lespares, parmi tant d’autres. 
    23. A titre d’exemples, on peut citer : « Grand contournement ouest » autoroutier, dit GCO à Strasbourg (Bas-Rhin); « Nouvelle route du littoral » à La Réunion ; 2×2 Beaupréau – St Pierre à Beaupréau-en-Mauges ; Avenue du Parisis à Deuil-la-Barre (Val-d’Oise) ; Barreau de raccordement à Charleville-Mézières (Ardennes) ; Construction d’un pont sur la Loire à Mardié (Loiret) ; Construction du pont d’Achères à Achères (Yvelines) etc…
  • « L’Affaire du Siècle » : entre continuité et innovations juridiques

    Article publié dans l’AJDA du 30 septembre 2019 et reproduit avec l’autorisation des Editions Dalloz

    Par Paul Mougeolle, Christel Cournil et Antoine Le Dylio, pour la revue AJDA

    Résumé : Quatre associations ont déposé leur recours de plein contentieux devant le tribunal administratif de Paris. Ce recours pose frontalement la question des actions/inactions de l’Etat en matière d’atténuation du changement climatique et de son adaptation. Si le mémoire déposé s’appuie sur des raisonneJments bien connus du juge administratif, il s’attèle surtout à des innovations juridiques qui seront ici analysées.

    Le lancement de « l’affaire du siècle », largement relayé par la presse, a suscité un débat politique et juridique d’envergure nationale sur les questions climatiques 1 . Portée par Notre affaire à tous et trois autres associations, la Fondation pour la nature et l’homme, Greenpeace France et Oxfam France, cette action, qui est soutenue par voie de pétition en ligne par plus de deux millions de personnes, a été portée devant le tribunal administratif de Paris. Le recours vise à faire reconnaître la carence fautive de l’Etat en matière climatique et à à lui enjoindre de prendre toutes mesures utiles pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) à un niveau compatible avec l’objectif de contenir le réchauffement planétaire en deçà d’1,5 °C. 

    A la suite du rejet de la demande indemnitaire préalable (v. C. Cournil, « L’affaire du siècle » devant le juge administratif, AJDA 2019. 437), les associations ont été conviées à une entrevue à Matignon. Insatisfaites de par leurs échanges avec le gouvernement, elles ont déposé leur requête sommaire suivie d’un mémoire complémentaire respectivement en mars et mai 2019 (https:// laffairedusiecle.net/wp-content/uploads/2019/05/ Argumentaire-du-M%C3%A9moire-compl%C3%A9mentaire.pdf). 

    Ce recours, qui s’inscrit dans la continuité des décisions récentes en matière de santé-environnement, s’attèle à rendre plus effectif le droit en matière climatique. Trois apports novateurs seront ici discutés : l’obligation générale de lutte contre le changement climatique, le principe général du droit portant sur le droit de vivre dans un système climatique soutenable et, sur le fondement de la reconnaissance du préjudice écologique, la demande d’injonction tenant à prendre toutes mesures utiles pour contenir le réchauffement climatique en deçà d’1,5 °C.

    I – FAIRE RECONNAÎTRE UNE OBLIGATION GÉNÉRALE DE LUTTE CONTRE LE CHANGEMENT CLIMATIQUE

    Afin de faire reconnaître la carence fautive de l’Etat, le recours s’appuie sur l’existence d’une obligation générale de lutte contre le changement climatique. Bien qu’une telle obligation n’ait jamais été reconnue ni même soulevée devant le juge, les associations s’attachent à démontrer qu’elle se déduit de l’édifice normatif existant en matière environnementale et de sauvegarde des droits de l’homme. La portée extraterritoriale de cette obligation aurait néanmoins mérité d’être précisée.

    A. La construction de l’obligation de lutte contre le changement climatique 

    Selon les rédacteurs du recours, l’obligation générale de lutte contre le changement climatique se déduit de la Charte de l’environnement, de la convention européenne des droits de l’homme (Conv. EDH) et d’un principe général du droit (PGD) dont l’existence est soutenue pour la première fois devant le juge (v. infra). Elle s’ancre dans le constat selon lequel les conséquences du changement climatique affectent directement les droits fondamentaux, parmi lesquels le droit de vivre dans un environnement sain (Charte, art. 1 er ), le droit à la vie (Conv. EDH, art. 2), le droit au respect de la vie privée et familiale (Conv. EDH, art. 8) ainsi que le droit de vivre dans un système climatique soutenable. Cette lecture est confortée tant par la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui a reconnu, dans la décision Michel Z (8 avr. 2011, n° 2011-116 QPC, consid. 5, AJDA 2011. 1158, note K. Foucher ; v., aussi, CE 14 sept. 2011, n° 348394, Pierre , Lebon ; AJDA 2011. 1764) , une « obligation de vigilance à l’égard des atteintes à l’environnement » à laquelle chacun est tenu, que par celle de la Cour européenne des droits de l’homme, similaire à bien des égards (H. Tran, Les obligations de vigilance des Etats Parties à la Convention européenne des droits de l’homme , Bruylant, Bruxelles, 2012) , en ce qu’elle impose aux Etats des obligations positives pour assurer le respect des droits protégés par la convention. Les associations plaident ainsi pour que ces textes soient interprétés comme imposant à l’Etat une obligation générale de lutte contre le changement climatique afin d’éviter la violation des droits fondamentaux en mettant en place des mesures de prévention adéquates.

    Faire reconnaître une obligation générale de lutte contre le changement climatique permettrait d’apprécier la conformité de l’action de l’Etat au regard de l’évolution des connaissances scientifiques, tant d’un point de vue substantiel que temporel. Les associations affirment à ce titre que les manquements à cette obligation générale se traduisent, d’une part, par une action tardive de l’Etat et, d’autre part, par une insuffisance au regard des risques encourus, aussi bien du point de vue du manque d’ambition des « obligations spécifiques » de lutte contre le changement climatique (c’est-à-dire les obligations climatiques sectorielles en vigueur en matière de réduction des émissions de GES, d’efficacité énergétique, de transition énergétique et d’adaptation) que de leur mise en œuvre.

     Rappelons que cette démarche n’est pas inconnue du juge administratif qui a déjà eu l’occasion, sur le fondement de l’obligation générale de prévention dans le cadre du contentieux relatif à l’amiante, de distinguer plusieurs périodes de responsabilité de l’Etat en confrontant les mesures en vigueur pour la protection des travailleurs aux connaissances scientifiques sur les dangers d’une exposition à l’amiante (CE, ass., 3 mars 2004, n° 241152, Ministre de l’emploi et de la solidarité c/ Consorts Thomas , Lebon ; AJDA 2004. 974, chron. F. Donnat et D. Casas ; RFDA 2004. 612, concl. E. Prada-Bordenave).

     La tardiveté de l’action de l’Etat résulterait de l’absence totale de mesures en matière de lutte contre le changement climatique avant 2001 (ratification du protocole de Kyoto de 1997), voire 2005 (adoption de la loi POPE 2 ), alors même que le caractère anthropique du changement climatique était déjà suffisamment établi et connu des décideurs publics depuis de nombreuses années, comme l’atteste notamment la création du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) en 1988 et de nombreuses publications scientifiques antérieures.

    Le cadre législatif et réglementaire en vigueur est en outre manifestement insuffisant puisque sa mise en œuvre ne permet nullement de contenir le réchauffement sous le seuil d’1,5 °C, pourtant nécessaire pour prévenir les conséquences du changement climatique, délétères pour l’environnement, la santé et la vie humaine, et pour certaines irréversibles au-delà de ce seuil (v., en ce sens, le rapport spécial du GIEC d’octobre 2018). 

    “La tardiveté de l’action de l’État résulterait de l’absence totale de mesures en matière de lutte contre le changement climatique avant 2001, voire 2005”

    Le non-respect des obligations spécifiques en matière de réduction des émissions de GES, d’efficacité énergétique, de transition énergétique et d’adaptation ne fait que confirmer le constat de l’inadéquation de l’action de la France aux enjeux climatiques (mémoire complémentaire, p. 59-76) . La méconnaissance de ces objectifs et l’insuffisance des mesures en matière de lutte contre le changement climatique a été clairement établie par le Haut conseil pour le climat (HCC) à l’occasion de son premier rapport publié en juin 2019 ( Rapp. annuel Neutralité carbone ).

    En définitive, les manquements de l’Etat à son obligation générale de lutte contre le changement climatique et à ses obligations spécifiques sont constitutifs d’une carence fautive de nature à engager sa responsabilité, à l’instar des contentieux relatifs à l’amiante (CE, as., 3 mars 2004, Ministre de l’emploi et de la solidarité c/ Consorts Thomas, préc. ) , aux algues vertes (CAA Nantes, 1 er déc. 2009, n° 07NT03775, Ministre d’Etat, ministre de l’écologie, de l’énergie, du développement durable et de la mer c/ Association Halte aux marées vertes , AJDA 2010. 900, note A. Van Lang) ou à la pollution atmosphérique (TA Montreuil, 25 juin 2019, n° 1802202, AJDA 2019. 1885, concl. R. Felsenheld ; D. 2019. 1488, entretien O. Le Bot ; A. Le Dylio, Lutte contre la pollution atmosphérique : la carence fautive de l’Etat reconnue par des jugements en demi-teinte, Rev. dr. homme, Actualités Droits-Libertés, août 2019 [en ligne] ; TA Paris, 4 juill. 2019, n os 1709333, 1810251 et 1814405)

    B. L’absence de définition de la portée extraterritoriale de l’obligation générale

    Le périmètre de cette obligation générale n’a toutefois pas été précisé, notamment en ce qui concerne son déploiement extraterritorial, or selon le HCC, les émissions indirectes, à savoir « les émissions nettes importées représentent 60 % des émissions nationales en 2015 [271 MtCO2 e ] et s’ajoutent à elles pour former l’empreinte carbone [731 MtCO2 e ] de a France » (HCC, préc., p. 30) . Malgré l’importance de ces émissions, l’Etat n’a pas adopté de stratégie pour réduire leur volume, comme le souligne le HCC. Il lui est pourtant loisible d’édicter des mesures permettant de contrôler ou, à tout le moins, d’influencer le volume de ces émissions indirectes. Une telle position est partagée par les organes onusiens relatifs à la protection des droits de l’homme, qui mettent à la charge des Etats des obligations extraterritoriales de lutte contre le réchauffement climatique (v., par ex., Comité de l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, CEDAW/C/NOR/CO/9, 17 nov. 2017, § 14-15) . Le manque d’action de l’Etat à l’égard de ses émissions internationales aurait donc pu être plaidé. 

    En outre, la France n’impose pas – du moins, explicitement – aux entreprises établies sur son territoire, notamment aux sociétés mères de grands groupes multinationaux, de concevoir un modèle économique compatible avec l’accord de Paris, alors que ces derniers ont une empreinte carbone dépassant largement celle de l’Etat français. Si Notre affaire à tous et d’autres considèrent, dans l’affaire Total (v. https://preprod.notreaffaireatous.org/nous-sommes-les-territoires-qui-se-defendent/) , que la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères impose d’ores et déjà une telle obligation, cette interprétation reste à être confirmée par le juge civil. L’absence d’une obligation explicite de l’Etat de contrôler les émissions des entreprises aurait pu également être reprochée à l’Etat dans « l’affaire du siècle » 3 . 

    Dans tous les cas, la portée extraterritoriale de l’obligation générale de lutte gagnerait à être développée ultérieurement au vu de l’importance des émissions extraterritoriales et de la capacité d’action de l’Etat.

    II – CONSACRER UN PRINCIPE GÉNÉRAL DU DROIT « CLIMATIQUE »

    Les associations invitent le juge à reconnaître un nouveau PGD portant sur le droit de vivre dans un système climatique soutenable, à dimension intergénérationnelle. Leur démonstration s’inspire du contentieux comparé et de l’approche climatique défendue dans le cadre onusien, laquelle repose sur les droits de l’homme.

    A. L’intérêt de faire découvrir un nouveau PGD en matière environnementale 

    La demande de reconnaissance d’un PGD en matière environnementale peut surprendre tant l’édifice législatif et réglementaire à l’échelon international, européen et national a été enrichi, ces dernières années, sur le plan de la lutte climatique. Le code de l’environnement est déjà largement doté en « principes », ce qui explique sans doute que le juge administratif n’a, pour l’heure, jamais eu besoin de découvrir un quelconque PGD en matière environnementale. 

    Si, dans un premier temps, les PGD ne semblaient avoir d’autres fonctions que de combler des lacunes textuelles sur le plan procédural, d’autres ont ensuite été dégagés pour garantir des droits substantiels de la première et seconde génération de droits et libertés, laissant « vierge » le champ de l’environnement. En suggérant ainsi au juge administratif de dégager un PGD propre à la matière climatique, la demande des associations est ambitieuse à double titre : la démonstration de l’existence de ce PGD vise à consolider celle d’une obligation générale de lutte contre le changement climatique, mais surtout cette reconnaissance aurait des effets conséquents sur la possibilité de contester des actes qui porteraient obstacle à la lutte contre le changement climatique. En effet, si l’édifice normatif en matière climatique abonde de principes d’origine constitutionnelle ou conventionnelle, leur effet direct fait, pour l’heure, défaut, et les prive de leur effectivité. Un tel PGD pourrait alors être invoqué devant le juge administratif à l’encontre d’actes réglementaires ou individuels, dans le cadre de recours contre les « projets climaticides », les documents d’urbanisme ou ceux liés à la planification climatique.

    B. Un PGD à dimension intergénérationnelle 

    La découverte d’un PGD résulte des « exigences de la conscience juridique du temps et [de] celles de l’Etat de droit », lorsqu’il est en « accord avec l’état général et l’esprit de la législation » (R. Chapus, Droit administratif général , coll. Domat, Montchrestien, 15 e éd., 2001, p. 95) . Cette conscience juridique du moment est incontestablement révélée par les textes internationaux, européens et nationaux auxquels l’Etat a pleinement souscrit. Ces textes fondateurs, et dont l’importance symbolique est indéniable, malgré une normativité faible ou sujette à discussion, donnent corps à la reconnaissance d’un tel PGD. C’est ainsi que, selon les rédacteurs du recours, le PGD portant sur le droit à vivre dans un système climatique soutenable se déduit à la fois « de la reconnaissance textuelle de l’interdépendance de la lutte contre le changement climatique et du développement durable des sociétés humaines et d’autre part de la relation explicitement établie entre l’existence d’un climat soutenable et la jouissance des droits de l’homme ».

     Cette convergence des droits et principes, aux valeurs normatives hétérogènes, « sédimente » les contours d’une obligation de l’Etat en matière de lutte contre le changement climatique. L’ensemble de ces textes convergent en effet vers l’objectif unique de renforcer « la riposte mondiale » à la menace causée par le changement climatique, en limitant le réchauffement climatique pour garantir un système climatique soutenable, c’est-à-dire propice au développement des sociétés humaines. 

    En définitive, la reconnaissance de ce PGD permettrait de consacrer un nouveau droit liant la préservation de l’environnement et le développement des sociétés humaines. Il reviendrait alors à l’Etat de le garantir tant pour les générations présentes que futures. Cette dimension intergénérationnelle, qui est au cœur de la formulation du PGD, est sans aucun doute l’une des innovations les plus intéressantes soumises à l’appréciation du juge.

    C. Un PGD construit sur les expériences contentieuses étrangères 

    L’invitation adressée au juge administratif français de découvrir un PGD en matière climatique peut être mise en perspective avec les contentieux climatiques étrangers tant sur le fond qu’au regard du procédé auquel a eu recours le juge néerlandais dans l’affaire Urgenda . En effet, dans le jugement rendu en première instance, il consacre une obligation inédite de vigilance en matière climatique en s’appuyant sur un faisceau d’indices qui ressortent de textes et jurisprudences existants. Le recours à la méthode du faisceau d’indices n’est pas étranger au juge administratif pour découvrir un PGD, et une telle similitude avait d’ailleurs été soulignée à l’époque (v. A.-S. Tabau et C. Cournil, Nouvelles perspectives pour la justice climatique, RJE 2015. 672, note 89 ) . Dans « l’affaire du siècle », les rédacteurs ont opté pour un PGD reconnaissant un droit subjectif (le droit de vivre dans un système climatique soutenable) qui fait écho à d’autres contentieux étrangers et aux récents écrits doctrinaux américains (M. C. Wood and C. W. Woodward IV., Atmospheric trust litigation and the constitutional right to a healthy climate system : judicial recognition at last , Washington journal of environmental Law and policy 2016, n° 6, p. 634-683) . Ainsi, dans l’affaire Juliana v. the United States of America (v. P. Mougeolle, Le grand bond en avant du procès de la justice climatique, « Juliana » contre l´administration Trump, Rev. dr. homme 2018) , l’un des principaux apports des jeunes requérants est de faire reconnaître un « right to a stable climate system » tiré du V e amendement de la Constitution américaine, sorte de prolongation du plus connu « right to a clean and healthy environment », reconnu par les organes internationaux de protection des droits humains et consacré par certaines constitutions (v. S. Varvastian, The Human Right to a Clean and Healthy Environment in Climate Change Litigation , MPIL, Research Paper, n° 2019-09 ; J. H. Knox et R. Pejan, The Human Right to a Healthy Environment, edited by Cambridge University Press, 2018, 290 p.).

    Par le truchement de la demande de reconnaissance d’un tel PGD, « l’affaire du siècle » participe à l’amorce, sur le plan national, d’une judiciarisation de l’approche climatique fondée sur les droits de l’homme engagée depuis quelque temps par le système onusien des droits de l’homme et encouragée par certains auteurs académiques (K. Davies and al., The Declaration on Human Rights and Climate Change : a new legal tool for global policy change, Journal of Human Rights and the Environment, sept. 2017, vol. 8, n° 2, p. 217–253.) . Le juge est donc invité à s’inscrire dans ce mouvement bien connu sur le plan international (S. Duyck, S. Jodoin and A. Johl [dir.], Routledge Handbook of Human Rights and Climate Governance, Routledge, 2018, 430 p.) et à accueillir l’idée qui consiste à lier les enjeux climatiques aux droits fondamentaux ; laquelle innerve de plus en plus les contentieux climatiques nationaux (C. Cournil, Etude comparée sur l’invocation des droits constitutionnels dans les contentieux climatiques nationaux, in C. Cournil et L. Varison [dir.], Les procès climatiques : du national à l’international Pedone, 2018, p. 85) . Ainsi de l’action gagnée par les jeunes en Colombie ( Corte Suprema de Justicia, 25 jeunes v. Colombie , déc. 4 avr. 2018) ou la récente action collective portée par l’association Environnement Jeunesse devant la Cour supérieure du Québec en 2018 (recours ENvironnement JEUnesse v. Procureur Général du Canada, 26 nov. 2018 et le jugement de rejet rendu par le juge Gary D.D. Morrison de la Cour supérieure du Québec, 11 juil. 2019).

    III – FAIRE RECONNAÎTRE ET CESSER LE PRÉJUDICE ÉCOLOGIQUE

    Les associations sollicitent la condamnation de l’Etat à réparer le préjudice écologique, caractérisé par un surplus illégal d’émissions de GES constitutif d’une atteinte aux fonctions de régulation du climat de l’atmosphère ainsi que le prononcé d’une injonction tendant à mettre en œuvre toutes mesures utiles tant en matière de réduction des émissions de GES qu’en matière d’adaptation au changement climatique.

    A. Le préjudice écologique devant le juge administratif 

    Malgré les invitations de la doctrine, le juge administratif se refuse à admettre l’indemnisation du préjudice écologique, par nature objectif, en se fondant sur l’absence de caractère individuel de l’atteinte (CE 12 juill. 1969, Ville de Saint-Quentin , Lebon 383 ; O. Fuchs, Responsabilité administrative extracontractuelle et atteintes environnementales , thèse, univ. de Nantes, 2007, p. 317) . Il s’autorise néanmoins à le requalifier en préjudice moral lorsqu’il est invoqué par des associations (CAA Nantes, 25 mars 2008, n° 07NT01586) , et s’est même récemment fondé sur le risque de survenance d’un tel préjudice pour caractériser l’urgence dans le cadre d’un référé-suspension (CE 31 mars 2017, n° 403297, Société Commercialisation décharge et travaux publics).

    “Le juge est invité à accueillir l’idée qui consiste à lier les enjeux climatiques aux droits fondamentaux”

    Dans ses conclusions sur la décision Association pour la protection des animaux sauvages de 2015, le rapporteur public Xavier de Lesquen invitait le juge à attendre que « le législateur éclaire cette question […] pour préciser les conditions de réparation des préjudices objectifs causés à l’environnement » (CE 30 mars 2015, n° 375144, Lebon ; AJDA 2015. 1754, note B. Busson) . C’est désormais chose faite depuis l’adoption en 2016 de la loi pour la reconquête de la biodiversité, qui consacre le préjudice écologique dans le code civil. Le fait que son régime d’indemnisation soit inscrit dans ce code n’est assurément pas un obstacle à ce que le juge administratif s’en saisisse, puisqu’il est constant qu’il peut appliquer directement des dispositions issues du code civil (v. B. Plessix, L’utilisation du droit civil dans l’élaboration du droit administratif , thèse, éd. Panthéon- Assas, 2003, p. 135 et s.) ou s’inspirer de principes issus du code civil pour édicter des règles opposables à l’action administrative. De tels emprunts sont particulièrement significatifs en matière de responsabilité extracontractuelle (CE, sect., 11 févr. 2005, n° 252169, GIE Axa Courtage , Lebon avec les concl. ; AJDA 2005. 663, chron. C. Landais et F. Lenica, suivant l’arrêt Cass., ass. plén., 29 mars 1991, n° 89-15.231, Association des centres éducatifs du Limousin c/ Consorts Blieck , Bull. ass. plén., n° 1) . Et c’est ainsi que, s’inspirant des constructions prétoriennes du juge judiciaire, le Conseil d’Etat s’est résolu à étendre la catégorie des préjudices indemnisables devant le juge administratif : douleur morale (CE, ass., 24 nov. 1961, n° 48841, Ministre des travaux publics c/ Consorts Letisserand , Lebon, suivant l’arrêt Civ. 13 févr. 1923) , préjudices dits par ricochet (CE, ass., 3 mars 1978, n° 94827, Dame Muësser, Veuve Lecompte , Lebon, suivant l’arrêt Cass., ch. mixte, 27 févr. 1970, n° 68-10.276) et préjudice d’anxiété (CE 9 nov. 2016, n° 393108, Lebon avec les concl. ; AJDA 2017. 426, note S. Brimo ; suivant l’arrêt Soc. 11 mai 2010, n° 09-42.241, Société Ahlstrom Labelpack c/ Ardilley).

    “L’indemnisation du préjudice écologique ne saurait être exclue pour la seule raison qu’il résulte du comportement d’une personne publique”

    Par ailleurs, l’indemnisation du préjudice écologique ne saurait être exclue pour la seule raison qu’il résulte du comportement d’une personne publique. Les obligations de la Charte de l’environnement – en ce comprises les obligations de prévention (art. 3) et de réparation (art. 4) des atteintes à l’environnement – s’imposent à toute personne, et notamment aux pouvoirs publics et autorités administratives dans leurs domaines de compétence respectifs. Quant à l’article 1246 du code civil, il énonce bien que « toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer », sans restriction quant à la qualité publique ou privée de la personne responsable. A défaut, « s’il en était autrement, une personne publique […] pourrait [se contenter] d’invoquer son statut pour se voir exonérer de toute obligation » (Ch. Huglo, L’inéluctable prise en compte du dommage écologique par le juge administratif, AJDA 2013. 667 ; v., aussi, M. Lucas, Préjudice écologique et responsabilité : pour l’introduction légale du préjudice écologique en droit de la responsabilité administrative, Envir. 2014, n° 4) . En définitive, la lecture combinée des dispositions constitutionnelles et législatives justifie pleinement que, lorsqu’un préjudice écologique trouve son origine directe dans le comportement d’une personne publique, le juge administratif saisi d’une demande en ce sens condamne la personne publique à le réparer.

    B. Le surplus d’émissions de GES, atteinte aux éléments et aux fonctions de l’atmosphère 

    La caractérisation du préjudice écologique dans cette affaire s’avère particulièrement délicate puisqu’il doit, de manière classique, résulter d’un dommage causé directement par la carence fautive de l’Etat. L’article 1247 du code civil adopte une définition du préjudice écologique plus succincte que celle retenue par le juge judiciaire (Paris, 30 mars 2010, n° 08/02278 ; Crim. 25 sept. 2012, n° 10-82.938, AJDA 2013. 667, étude C. Huglo ) avant sa consécration législative, à savoir « une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement ». La nomenclature établie par le professeur Laurent Neyret précise, concernant les atteintes aux fonctions de l’air ou de l’atmosphère, qu’elles « s’entendent du rôle qu’ils jouent au sein des écosystèmes tel que […] participer à la régulation du climat » (L. Neyret, G. Martin [dir.], Nomenclature des préjudices environnementaux, LGDJ, 2012, p. 14).

    Le préjudice écologique alors retenu par les associations correspond au surplus d’émissions de GES imputable aux fautes de l’Etat selon deux composantes. Il s’agit, en premier lieu d’une portion du volume de GES émis par la France durant la période comprise entre sa connaissance précise des conséquences délétères du changement climatique (laquelle peut être fixée à 1988, lors de la création du GIEC) et l’adoption des premières mesures contraignantes (ratification du protocole de Kyoto) pour réduire ces émissions ; autrement dit le volume de GES résultant de son action tardive. En second lieu, il s’agit du volume de GES émis en violation des budgets carbone pour la période 2015-2018 que l’Etat s’est engagé à respecter conformément au décret SNBC (Décr. n° 2015-1491 du 18 nov. 2015 relatif aux budgets carbone nationaux et à la stratégie nationale bas-carbone). L’ensemble de ces émissions est enfin constitutif d’un préjudice futur certain dès lors que les GES émis à un instant « t » continuent de participer au changement climatique durant de nombreuses années, et que les prévisions indiquent que ces émissions vont, compte tenu de l’absence de mesures effectives, continuer de croître.

    Le caractère non négligeable de ces surplus d’émissions résulte du simple constat que l’Etat n’atteint pas ses objectifs de réduction d’émissions de GES alors même qu’ils sont manifestement insuffisants au regard des conséquences du changement climatique. Ils ne permettent en effet pas de contenir l’élévation de la température moyenne sous le seuil d’1,5 °C, dont les conséquences dommageables sont pourtant établies de manière certaine par le GIEC. A titre d’illustration, la Nationally Determined Contribution souscrite dans le cadre de l’accord de Paris par l’Union européenne, au sein de laquelle sont fixés les objectifs français, conduirait à un réchauffement planétaire évalué à 3,2 °C 4 . En outre, les émissions françaises ont participé de manière certaine au franchissement du seuil de 410 parties par million d’équivalent CO2 dans l’atmosphère, alors que pour nombre de climatologues, un retour à 350 ppm est nécessaire pour empêcher toute perturbation du système anthropique. En conséquence, tout volume de GES émis en violation de ces objectifs insuffisants est dès lors constitutif d’une atteinte non négligeable à l’atmosphère et à ses fonctions de régulation du climat, caractérisant un préjudice écologique.

    C. Une injonction visant à faire cesser le préjudice écologique 

    Les associations se sont tournées vers une demande d’injonction afin de contraindre l’Etat à contribuer à une prévention de son aggravation. Le pouvoir d’injonction du juge administratif saisi d’un recours indemnitaire est admis depuis 2015 par le Conseil d’Etat (27 juill. 2015, n° 367484, Lebon 285 ; AJDA 2015. 2277, note A. Perrin ; AJCT 2016. 48, obs. S. Defix ; v., plus récemment, CE 18 mars 2019, n° 411462, Commune de Chambéry , Lebon ; AJDA 2019. 614) . Il suppose, d’une part, que le comportement fautif de la personne publique responsable perdure à la date à laquelle le juge se prononce et, d’autre part, que le préjudice dont il est demandé réparation se poursuive également à une telle date. Constatant que ces deux conditions sont vérifiées, les associations sollicitent notamment du juge qu’il enjoigne à l’Etat de mettre en œuvre toutes les mesures nécessaires pour réduire les émissions de GES à un niveau compatible avec l’objectif de contenir l’élévation de la température sous le seuil de 1,5 °C, à due proportion par rapport aux émissions mondiales ; de prendre les mesures nécessaires permettant d’atteindre les objectifs de la France de nature réglementaire, législative ou issus du droit de l’Union européenne ; de prendre les mesures nécessaires à l’adaptation du territoire national aux effets du changement climatique. La demande d’injonction accompagne la demande principale de réparation à hauteur d’un euro du préjudice écologique. Cette demande indemnitaire, formulée en vue d’assurer l’admissibilité de la demande d’injonction, est ainsi ancrée dans une démarche préventive, et constitue donc un artifice procédural plutôt qu’une évaluation « symbolique » d’un préjudice incommensurable.

    Le droit comparé nous enseigne que l’innovation juridique est incontournable en matière de contentieux climatique. C’est dans le droit-fil des décisions positives des cours colombienne, néerlandaise et pakistanaise, qui en sont le parfait exemple, que s’inscrit « l’affaire du siècle ». Ce recours s’attache à proposer une démonstration fondée sur un équilibre entre des techniques connues du juge administratif (carence fautive, vigilance, injonction) et des demandes novatrices (obligation générale de lutte contre le changement climatique, PGD climatique, préjudice écologique). Cela étant, au-delà des apports juridiques espérés, l’avancée véritablement attendue de la part du recours réside dans le prononcé d’une injonction qui contraindrait l’Etat à mener une lutte bel et bien effective contre le changement climatique.

    Christel Cournil, Antoine Le Dylio, Paul Mougeolle, « L’affaire du siècle : entre continuité et innovations juridiques », Actualité juridique de droit administratif, n° 32, 30 septembre 2019, p. 1864-1869.

    –  Article publié dans l’AJDA du 30 septembre 2019 et reproduit avec l’autorisation des Editions Dalloz

  • Décryptage de la loi énergie-climat : de bonnes intentions malgré des zones d’ombre et un manque d’ambition

    L’appel du Haut conseil pour le climat, dans son rapport de juin dernier « Agir en cohérence avec les ambitions », est sans équivoque : une transformation en profondeur de notre économie et de notre société doit être actionnée afin d’atteindre l’objectif ultime de la neutralité carbone à l’horizon 2050. Or, la cadence poursuivie est bien trop lente…

    Le projet de loi relatif à l’énergie et au climat, en ce qu’il vient actualiser les objectifs de la politique énergétique de la France, au regard du Plan Climat de 2017 et de deux instruments réglementaires : la Stratégie nationale bas-carbone(SNBC2) pour 2019-2033¹ , et la Programmation pluriannuelle de l’énergie(PPE) pour 2019-2028² , échappe-t-il à ce constat ? Autrement dit, ledit projet de loi permet-il vraiment de façonner une loi pour le climat et la transition énergétique ?

    Il est désormais inscrit que la politique énergétique française vise clairement à répondre à l’urgence écologique et climatique. Mesure qui reste toutefois très symbolique.

    A l’initiative des parlementaires, a été prévue l’élaboration d’une loi quinquennale déterminant les objectifs et fixant les priorités d’action de la politique énergétique nationale pour répondre à l’urgence écologique et climatique. Par cette disposition, le Parlement souhaite replacer son rôle au cœur de l’action : il ne vient plus seulement entériner les évolutions de la politique énergétique prédéterminées par décret, mais devient compétent pour fixer lui-même les objectifs de celle-ci :

    👉 La neutralité carbone à l’horizon 2050 en divisant les émissions de gaz à effet de serre par un facteur supérieur à six.

    Alors que la SNBC2 cherche à atteindre la neutralité carbone sans recourir à la compensation carbone via des crédits carbone³ , une telle précision n’a pas été faite dans ledit projet de loi, pourtant préconisée par le Haut conseil pour le climat, soulevant dès lors des questions quant à la faisabilité et à la mise en pratique de cet objectif.

    👉 La réduction de la consommation énergétique primaire des énergies fossiles de 40% d’ici 2030, en spécifiant qu’il est mis fin en priorité aux énergies fossiles les plus émettrices de gaz à effet de serre.

    La Commission européenne recommandait le 18 juin 2019 que doivent être énumérées les subventions à l’énergie, notamment en ce qui concerne les combustibles fossiles, ainsi que les actions entreprises et les projets en vue de les supprimer progressivement. Car comme le relève le Haut conseil pour le climat : « en 2017, les investissements fossiles défavorables au climat représentaient environ 75 milliards d’euros, soit près de deux fois le montant des investissements favorables au climat ». Or, aucune mention n’est faite à propos de ces financements ni même des moyens mis en œuvre afin de réduire les énergies fossiles dans le projet de loi énergie-climat…

    👉 L’augmentation de la part des énergies renouvelables à 33% au moins de la consommation finale brute en 2030. Cette loi vise à développer la production de l’énergie hydraulique notamment la petite hydroélectricité et la production d’électricité issue d’installations utilisant l’énergie mécanique du vent implantées en mer dans le but d’atteindre au moins 1 giga-watt par an d’ici 2024.  Il s’agit également de développer l’hydrogène bas carbone voire renouvelable ainsi que ses usages industriel, énergétique et pour la mobilité, afin d’atteindre entre 20 et 40% des consommations totales d’hydrogène et d’hydrogène industriel d’ici 2030.

    Le Parlement rehausse cet objectif à 33% au lieu de 32%, comme le suggérait la Commission européenne, et « favorise » la promotion de certains types d’énergies renouvelables.

    👉 Le report de réduire la part du nucléaire à 50% dans la production d’électricité à 2035 au lieu de 2025.

    Fortement décrié par les ONG Réseau Action Climatet Réseau Sortir du nucléaire, l’âge moyen du parc nucléaire français aura alors atteint à cette date 49 ans, ce qui soulève de sérieuses interrogations quant à la sécurité et à la sûreté.

    Quels autres changements ? 

    Du fait de la fermeture des centrales à charbon d’ici 2022:

    Le gouvernement est habilité à prendre, par voie d’ordonnance, des mesures visant à favoriser le reclassement des salariés sur un emploi durable, en priorité dans le bassin d’emploi concerné, en tenant compte de leur statut, lesquelles doivent prévoir également des dispositifs adéquats de formation permettant de faciliter la mise en œuvre des projets professionnels des salariés concernés.

    Du fait de la fermeture des 14 réacteurs nucléaires concernés en vue de réduire à 50% la part du nucléaire dans le mix énergétique d’ici 2035:

    Tout comme pour la fermeture des centrales à charbon, il est prévu d’inclure dans le plan stratégique élaboré par les exploitants produisant plus du tiers de la production nationale d’électricité des dispositifs d’accompagnement mis en place pour les salariés dont l’emploi serait supprimé ; les exploitants étant soumis à une obligation de rendre compte de la mise en œuvre des dits dispositifs d’accompagnement chaque année, devant les commissions permanentes compétentes du Parlement.

    Reste que la question relative au financement des rénovations énergétiques, de taille, comme en témoigne en 2017 le déficit d’investissements d’environ 5 à 8 milliards d’euros par an ⁴, demeure en suspens, renvoyée au projet de loi de finances.

    En définitive, si le projet de loi énergie-climat a été amélioré, celui-ci comporte encore de nombreuses zones d’ombre, ainsi qu’une ambition relativement faible, loin d’être tolérables en temps d’urgence écologique et climatique. 

    _________________

    ¹ La SNBC définit des plafonds nationaux d’émissions de gaz à effet de serre à court et moyen termes, dits « budgets carbone ».

    ² La PPE fixe les priorités d’action du gouvernement en matière d’énergie pour la métropole continentale et les zones non-interconnectées, sur une échelle de dix ans, divisée en deux périodes de cinq ans.

    ³ « Un émetteur de gaz à effet de serre peut compenser ses émissions en acquérant des « crédits carbone » générés par des projets permettant d’éviter les émissions ou de séquestrer du carbone » : définition issue du rapport du Haut conseil pour le climat, Agir en cohérence avec les ambitions, p. 25. 

    ⁴ I4CE, Panorama des financements climat, Edition 2018, p. 10.