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  • Lutter contre le changement climatique par la désobéissance civile, un état de nécessité devant le juge pénal ?

    Par Paul Mougeolle et Antoine Le Dylio

    Résumé

    Face à la crise climatique, assistons-nous aux prémices d’une légitimation par les tribunaux de certains actes de désobéissance civile non violents ? Le tribunal de grande instance de Lyon semble s’engager dans cette voie, puisqu’il a prononcé la relaxe de deux militants prévenus du chef de vol en réunion à la suite du décrochage d’un portrait du président de la République dans la mairie du deuxième arrondissement de Lyon. En réaction aux débats suscités par ce jugement, ce commentaire interroge la possibilité de voir l’état de nécessité prospérer dans le contexte d’urgence environnementale.

    Introduction

    À la suite du décrochage du portrait du président de la République par des militants écologistes, largement relayé par les réseaux sociaux, la mairie du deuxième arrondissement de Lyon déposait plainte pour vol en réunion le 21 février dernier. Le portrait enlevé en présence de la presse n’a pas été restitué et serait conservé dans un lieu tenu secret afin d’être brandi lors de futures manifestations en faveur de la protection du climat.

    Les prévenus soutenaient qu’au regard des connaissances scientifiques actuelles, les accords internationaux et les voies légales empruntées demeurent insuffisants puisqu’ils ne permettent pas d’instaurer une politique efficace de lutte contre le changement climatique. En conséquence, des actions non violentes de désobéissance civile seraient selon eux nécessaires. Devant la catastrophe climatique annoncée, leur avocat plaidait donc la relaxe au nom de « l’état de nécessité ». Cette interprétation a été rejetée en bloc par le ministère public qui requérait leur condamnation à une amende de cinq cents euros.

    Au terme d’une argumentation singulière, le juge a prononcé la relaxe des prévenus. Certains titres de presse se sont alors fait l’écho de la reconnaissance d’un état de nécessité (1), mais cette affirmation doit être nuancée. La motivation du jugement s’inscrit certes dans l’esprit de cette notion – et les critères exigés apparaissent en filigrane – mais le juge n’y fait pas explicitement référence, sauf lorsqu’il expose la défense des prévenus.

    L’état de nécessité est admis pour la première fois comme cause exonératoire de responsabilité en 1898, par le « bon juge » du tribunal de Château Thierry (2), dans une affaire impliquant une mère de famille qui avait volé du pain « sous l’irrésistible impulsion de la faim ». Il faudra attendre la réforme de 1994 pour que le législateur introduise cette notion dans le Code pénal. L’article 122-7 prévoit désormais que « n’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace. »

    En l’espèce, pour retenir l’état de nécessité, le juge devait déterminer, d’une part, si les conséquences du changement climatique constituent pour les prévenus un danger actuel ou imminent (I/) et, d’autre part, si le décrochage de portraits du président de la République constitue une réponse nécessaire et non disproportionnée (II/).

    I/ – Un danger actuel ou imminent à identifier : le changement climatique ou l’insuffisance des politiques publiques ?


    La reconnaissance de l’état de nécessité suppose en premier lieu qu’un danger actuel ou imminent menace la personne qui accomplit un acte nécessaire à sa propre sauvegarde, à celle d’autrui ou celle d’un bien.

    Le juge n’hésite pas à qualifier le dérèglement climatique de danger grave, actuel et imminent (3), et la communauté scientifique s’accorde sur ce fait. En particulier, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a publié en décembre 2018 un rapport spécial (4) relatif aux effets d’un réchauffement climatique de 1,5 °C, dont les conclusions sont sans appel : les dangers encourus au-delà d’un tel réchauffement planétaire moyen sont non seulement « imminents », puisque cette situation surviendrait entre 2030 et 2050, mais surtout excessivement graves, tant pour les personnes que pour leurs biens. De surcroît, les effets du dérèglement sont déjà sérieusement perceptibles, y compris en France où canicules, sécheresses et incendies se multiplient en période estivale alors que le réchauffement moyen n’est que d’un degré.

    Le juge relève que ce dérèglement « affecte gravement l’avenir de l’humanité » mais également « l’avenir de la faune et de la flore ». Cette motivation s’inscrit pleinement dans la thèse, soutenue par la doctrine (5) et de nombreux recours (6), selon laquelle les États sont tenus à une obligation de lutter contre le changement climatique en raison d’atteintes sur l’environnement, mais aussi des atteintes aux droits fondamentaux des personnes, desquels se déduirait le droit de vivre dans un système climatique soutenable. Le droit à la vie est même convoqué à demi-mot par le magistrat lorsqu’il affirme que l’État ne respecte pas ses objectifs « pouvant être perçus comme minimaux dans un domaine vital ».

    Le changement climatique représenterait donc selon le juge un danger grave, qui est actuel ou imminent. Mais dans le contexte de la présente affaire, admettre l’état de nécessité suppose en toute rigueur que ce soit la carence de l’État en matière climatique qui constitue un danger actuel ou imminent, ou au moins qu’elle y participe, dans la mesure où c’est au regard de cette carence que sera analysée l’adéquation des actes des prévenus.

    Le juge s’attache alors à caractériser la carence de l’État en relevant trois manquements corroborés par des données institutionnelles (Eurostat, SNBC, Commissariat général au développement durable). D’abord le dépassement de la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixée par la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC) ; ensuite les manquements en matière de déploiement des énergies renouvelables ; et enfin l’échec de l’amélioration de la performance énergétique. Les personnes interrogées en qualité de témoin lors de l’audience avaient souligné cette carence : Wolfgang Cramer, scientifique en écologie globale, avait affirmé la nécessité d’un changement rapide de notre modèle de société pour limiter la hausse des températures. Quant à Cécile Duflot, militante écologiste, directrice d’Oxfam et ancienne ministre du Logement, elle a rappelé que des recours ont été engagés pour mettre fin à l’inaction de l’État, à savoir le recours en responsabilité dit « l’affaire du siècle » (7) porté devant le tribunal administratif de Paris, ainsi que le recours en excès de pouvoir engagé par la commune de Grande-Synthe devant le Conseil d’État.

    La difficulté tient à l’exigence d’une proximité certaine, aussi bien temporelle que spatiale, entre le danger et la personne ou le bien menacé. La Cour de cassation exige en effet que « le danger [soit] actuel, c’est-à-dire que les prévenus [soient] au contact même de l’événement menaçant »(8).

    Mais à la lecture du jugement commenté, il ne ressort nullement des faits que les prévenus seraient physiquement plus susceptibles d’être affectés par le changement climatique que le reste de la population. Rappelons que le tribunal de l’Union européenne s’est appuyé sur cet argument pour déclarer irrecevable le recours People’s Climate Case (9), sur le fondement d’une jurisprudence classique (10), même s’il a par ailleurs admis que chaque individu risque d’être affecté d’une manière ou d’une autre par le réchauffement de l’atmosphère (11). À n’en pas douter, il sera décisif que les individus parviennent à démontrer que l’évolution du climat porte à leur personne une atteinte qui leur est spécifique.

    Relevons en revanche que le juge témoigne d’une certaine compréhension de la crainte des prévenus et semble conciliant lorsqu’il évoque des « citoyens profondément investis dans une cause particulière servant l’intérêt général ». Certains pourraient y voir l’amorce d’une reconnaissance de l’état d’éco-anxiété, qui commence à faire l’objet d’études de la part des spécialistes en psychologie (12).

    Il pourrait enfin être soutenu que le caractère actuel ou imminent du danger doit s’évaluer à l’aune de la durée nécessaire pour accomplir un acte de sauvegarde ; auquel cas, force est de rappeler que le GIEC estime qu’il faut une action constante pour réduire les gaz à effet de serre d’ici 2050 de 93 % par rapport à 2010, afin d’atteindre la neutralité carbone à l’échelle globale. Il s’agit donc pour les militants d’exercer une pression constante destinée à s’assurer de l’efficacité des politiques publiques.

    En définitive, au regard des décisions antérieures, le caractère global et diffus du changement climatique pourrait constituer un obstacle à sa caractérisation comme danger actuel ou imminent au sens de l’article 122-7 du Code pénal. A fortiori, il en serait de même pour la carence de l’État.

    II/ – Le décrochage de portraits du président de la République, une réponse nécessaire et proportionnée à la carence étatique ?

    À supposer que le dérèglement climatique ainsi que la carence de l’État caractérisent un danger grave et imminent, il convient de s’interroger sur les caractères nécessaire, adapté et proportionné de la réponse apportée par les militants, à savoir le décrochage de portraits du président de la République. Selon la Cour de cassation, pour retenir l’état de nécessité les juges du fond doivent démontrer que l’infraction commise par le prévenu pouvait seule permettre d’éviter l’événement qu’il redoutait (13).

    En somme, la question est de savoir si le vol de ces portraits est la seule action que les militants pouvaient entreprendre pour obtenir de la part du président de la République une inflexion des politiques climatiques, à supposer qu’une politique climatique nationale exemplaire permette d’éviter ou même d’atténuer le danger redouté.

    Or le juge suggère lui-même l’impuissance relative du président de la République, à raison puisque le changement climatique est un problème d’ampleur mondiale qui suppose une coopération diplomatique dont le succès échappe à la seule volonté d’un État, quelles que soient ses ambitions (14).

    La politique climatique française est certes insuffisante, mais les émissions directes du territoire français ne représentent que 1 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (15). Ce constat obère la reconnaissance du caractère adapté puisque, même à supposer que la France cesse toute émission de gaz à effet de serre, les conséquences du changement climatique pour les citoyens français resteraient tout aussi dramatiques. De ce point de vue, il semble impossible que la solution du juge prospère, a fortiori si les critères de l’état de nécessité doivent être interprétés strictement.

    Cela étant, la responsabilité de la France dépasse la seule question de ses propres émissions. Les militants en attendent également une action diplomatique forte et cohérente afin d’inciter des pays fortement émetteurs comme les États-Unis à combattre le réchauffement et l’insuffisance des politiques nationales en matière climatique rend la France peu crédible pour mener ces négociations.

    Pour justifier la nécessité du décrochage de portraits, le juge estime que l’acte des prévenus « doit être interprété comme le substitut nécessaire d’un dialogue impraticable entre le président de la République et le peuple ». La motivation du jugement se détache ainsi des critères de l’état de nécessité pour glisser vers une justification fondée sur un « devoir de vigilance critique » (16). Cette notion convoquée par le juge fait écho au concept de démocratie environnementale participative, ainsi qu’à l’obligation de vigilance environnementale à laquelle chacun est tenue (17). Le jugement s’inscrit ainsi dans l’argumentation des prévenus qui avançaient que les moyens légaux dont ils disposent ne suffisent plus (18) et que le contexte actuel de l’urgence climatique justifie l’exercice d’une désobéissance civile non violente.

    Ce devoir de vigilance critique paraît séduisant, mais les marches et les grèves en faveur du climat ne suffisent-elles pas à l’exercer pleinement ? Est-il nécessaire de les parer de portraits volés du président de la République ? Ce devoir doit-il légitimer l’invention par les citoyens « d’autres modes de participation » illégaux, au motif que l’exercice du droit de vote serait insuffisant dans le cadre d’un État démocratique ?

    Dans les affaires de fauchage d’organismes génétiquement modifiés (OGM), la Cour de cassation avait confirmé en 2002 l’arrêt de la cour d’appel qui avait écarté l’état de nécessité, considérant notamment que « les prévenus disposaient de nombreux moyens d’expression dans une société démocratique autres que la destruction […] de milliers de plants de riz pour faire entendre leur voix auprès des pouvoirs publics » (19). Le contexte était néanmoins différent puisqu’il était alors fait application du principe de précaution, les risques des OGM sur la santé humaine n’étant pas établis, tandis que les conséquences délétères du changement climatique sont avérées. En outre, contrairement à la destruction de champs d’expérimentation d’OGM, le vol commis par les décrocheurs n’a entraîné qu’un faible trouble à l’ordre public : selon le juge, la réunion des militants, « même non déclarée préalablement en préfecture », « revêt[ait] un caractère manifestement pacifique de nature à constituer un trouble à l’ordre public très modéré ». Ce constat est confirmé par le coût négligeable du bien volé et l’absence de constitution de partie civile par la mairie de Lyon.

    Les actions menées par les militants ont le mérite de susciter le débat sur le rôle des États dans la lutte contre le changement climatique ; elles pourraient renforcer la pression sur le gouvernement et l’inciter à des réformes ambitieuses pour adapter sa politique aux dangers du dérèglement climatique. Mais considérer que le vol de portraits du président de la République permettrait de résoudre les difficultés de mise en œuvre de cette politique revient à adopter une approche assez extensive de l’état de nécessité. Le juge disposait d’alternatives plus pragmatiques : il aurait pu par exemple prononcer une dispense de peine, les critères requis (20) pouvant raisonnablement être considérés comme vérifiés. En effet, le reclassement des prévenus est acquis, le dommage causé est réparé (21) et le trouble résultant de l’infraction a cessé.

    Les douze futurs jugements de militants ainsi que le prochain arrêt de la cour d’appel de Lyon éclaireront sans doute la question de savoir si, au regard du principe d’application stricte de la loi pénale, les conditions de l’état de nécessité sont bel et bien réunies.

    Notes

    1. O. P.-V., 17 septembre 2019, « Décrocheurs du portrait de Macron : « l’état de nécessité », une notion au cœur de la relaxe », L’Express.
    2. T. corr. de Château-Thierry, 4 mai 1898 ; le juge prononça la relaxe, estimant « regrettable que, dans une société bien organisée, un des membres de cette société […] puisse manquer de pain autrement que par sa faute ».
    3. Jugement commenté, p. 7.
    4. Cette synthèse du rapport, signée et acceptée par les gouvernements du monde entier, intègre les connaissances scientifiques les plus avancées et les plus sûres en la matière : https://www.ipcc.ch/sr15/chapter/summary-for-policy-makers/.
    5. Christel Cournil, Antoine Le Dylio, Paul Mougeolle, « « L’affaire du siècle » : entre continuité et innovations juridiques », AJDA, 2019, p. 1864 ; Expert Group on Global Climate Obligations, Oslo Principles on Global Climate Obligations, Eleven International Publishing, 2015.
    6. V. le recours contre l’État dans « l’affaire du siècle » porté par les organisations non gouvernementales Notre Affaire à Tous, la Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France et Oxfam France : https://laffairedusiecle.net/wp-content/uploads/2019/05/Argumentaire-du-Mémoire-complémentaire.pdf
    7. Id.
    8. Cass., Crim., 7 février 2007, no 06-80.108.
    9. Recours formé par dix de plaignants contre le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne concernant l’insuffisance des législations en matière climatique.
    10. CJCE, 15 juillet 1963, Plaumann & Co. contre Commission de la Communauté économique européenne, Aff. 25-62.
    11.  TUE, Ordonnance du Tribunal (deuxième chambre), 8 mai 2019, Armando Carvalho e.a. contre Parlement européen et Conseil de l’Union européenne, T-330/18, cons. 49 et suiv. “49. The applicants have not established that the contested provisions of the legislative package infringed their fundamental rights and distinguished them individually from all other natural or legal persons concerned by those provisions just as in the case of the addressee. 50. It is true that every individual is likely to be affected one way or another by climate change, that issue being recognised by the European Union and the Member States who have, as a result, committed to reducing emissions. However, the fact that the effects of climate change may be different for one person than they are for another does not mean that, for that reason, there exists standing to bring an action against a measure of general application. As can be seen from the case-law cited in paragraph 48 above, a different approach would have the result of rendering the requirements of the fourth paragraph of Article 263 TFEU meaningless and of creating locus standi for all without the criterion of individual concern within the meaning of the case-law resulting from the judgment of 15 July 1963, Plaumann v Commission (25/62, EU:C:1963:17), being fulfilled.
    12. Coralie Lemke, 15 mars 2019, « L’éco-anxiété ou le trouble mental causé par la peur du changement climatique », Sciences et Avenir.
    13. Crim. 25 juin 1958 : D. 1958. 693, note M.R.M.P. ; JCP 1959. II. 10941, note Larguier ; RSC 1959. 111, obs. Légal.
    14.  attendu que la conservation de ce portrait, qui achève de caractériser sa soustraction volontaire, n’était certes pas une suite nécessaire au marquage d’une forme d’appel adressé au président de la République, face au danger grave, actuel et imminent à prendre des mesures financières et réglementaires adaptées ou à défaut rendre compte de son impuissance […] », p. 7.
    15. Haut conseil pour le climat, « Agir en cohérence avec les ambitions », 1er rapport annuel, 2019, en ligne [https://www.hautconseilclimat.fr/rapport-2019/] : les émissions de la France s’élèvent à 460 Mt CO2e et son empreinte carbone à 731 Mt CO2e.
    16. Jugement commenté, p. 7.
    17. CC, Décision no 2011-116 QPC, 8 avril 2011, M. Michel Z. et autre [Troubles du voisinage et environnement].
    18. Relevons par ailleurs que les actes liés à la conduite des relations extérieures de la France sont des actes de gouvernement : ils ne peuvent donc pas être déférés devant un juge national, ce qui renforce l’argument selon lequel les voies légales empruntées demeurent insuffisantes.
    19. CA Montpellier, 3e ch., 20 décembre 2001, no 01/00715 ; confirmé par Cass. Crim., 19 novembre 2002, no 02-80.788.
    20. V. article 132-59 du Code pénal
    21. Compte tenu de la faible valeur du bien et de l’absence de constitution de la partie civile ; voir, en ce sens un jugement estimant le dommage est réparé en raison de la modification de leurs demandes par les parties civiles (réduction à 1 franc de dommages et intérêts) : Trib. corr. Paris, 21 mai 1996 : Dr. pénal 1996. 240, obs. Véron.
  • Les impacts de la loi relative au devoir de vigilance sur la gouvernance des entreprises multinationales

    Article écrit par Paul Mougeolle, membre de Notre Affaire à Tous, juriste doctorant, Université Paris Nanterre

    Article publié dans le cadre du Séminaire EnCommuns qui s’est tenu le 17 mars 2019 sur le thème « La loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères de 2017, une nouvelle obligation pour les multinationales d’ entreprendre en commun ? ».

    1. Introduction

    Comparée aux premières lois relatives à l’abolition de l’esclavage à la fin du XVIIIème siècle ou celles sur les droits sociaux des travailleurs du XIXème siècle (1), la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre représente un grand bond en avant en matière de responsabilité des multinationales. En effet, cette loi oblige les grandes entreprises à établir publiquement une véritable politique de vigilance afin de prévenir les atteintes graves aux droits de l’homme et à l’environnement, et ce tant en France qu’à l’étranger. L’objectif de la loi est donc à la fois simple et ambitieux : il s’agit de rendre « la mondialisation plus humaine » (2) en essayant notamment de mettre fin à l’esclavage moderne (3) et d’éviter de futures catastrophes industrielles telles que l’on a connues avec l’effondrement du Rana Plaza en 2013 au Bangladesh (4), de l’explosion de l’usine Bophal en Inde dans les années 1980 ou celle d’AZF en France et les multiples marées noires comme par exemple celle résultant du naufrage de l’Erika (5).

    Afin de parvenir à remplir cet objectif, un dispositif légal introduisant un changement radical du statut quo était nécessaire. Une proposition de loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre a donc étéproposé par des députés de la majorité. Celle-ci a suscité nombreux débats et navettes parlementaires entre 2013 et 2017. A la toute fin du mandat de F. Hollande, près de trois ans et demi après le dépôt initial, la loi fût finalement promulguée le 27 mars 2017. Cela a marqué la fin d’un parcours semé d’embûches, car son entrée en vigueur était compromise jusqu’au bout. En effet, en raison du blocage du Sénat, du désaccord de la commission mixte paritaire et du manque de soutien du gouvernement, la proposition de loi n’aurait pu jamais voir le jour. Suite au compromis trouvé entre les députés de la majorité et le gouvernement après le départ de l’ancien ministre de l’économie Mr. Macron, le texte a pu être imposé malgré tout à l’Assemblée Nationale (A.N.) en lecture définitive. Cependant, l’étape du passage du texte devant le Conseil constitutionnel en raison de la saisine des 60 députés et 60 sénateurs de l’opposition était extrêmement redoutée à cause de la jurisprudence constitutionnelle particulièrement protectrice du principe de la liberté d’entreprendre des entreprises. Le Conseil avait même censuré une disposition de la loi Sapin 2 très similaire au devoir de vigilance à peine quelques mois plus tôt, et ce sur le fondement de ce principe (cf. il s’agissait d’une obligation faite aux grandes entreprises de divulguer publiquement leurs bénéfices non taxés dans des paradis fiscaux (6). La pression de la société civile a vraisemblablement pesé car le Conseil constitutionnel s’est manifestement détaché de sa jurisprudence antérieure (7). Juliette Renaud, seconde intervenante lors du séminaire, ajouta qu’il s’agissait d’une réelle surprise : les communiqués de presse préparés en avance étaient très pessimistes, et à cause de la censure de la disposition relative à l’amende civile de 10 à 30 millions d’euros (8), qui s’avère à première vue importante, les médias avaient titré que la loi a perdu son caractère contraignant (v. article des Echos, « Devoir de vigilance : le Conseil constitutionnel vide la loi de sa substance » (9). Cette censure partielle n’entame pourtant en rien la structure de la loi (cf. communiqué de presse collectif des associations et syndicats mobilisés sur la loi –: « Devoir de vigilance : le Conseil constitutionnel valide l’essentiel de la loi, un pas historique pour la protection des droits humains et de l’environnement, un signal fort pour l’Europe et l’international » (10).

    En tout état de cause, l’entrée en vigueur de cette loi avait fait grand bruit à l’international dans le domaine du businness & human rights (11). Celle-ci a même inspiré la première version officielle du Traité de l’ONU sur les entreprises transnationales et les droits de l’homme (12) et les experts juridiques évoquant assez unanimement une loi pionnière (13). Pour la première fois en France et dans le monde une règle de droit établit un régime de responsabilité des sociétés mères sur leurs filiales et leurs chaînes de sous-traitance. Le régime antérieur faisait prévaloir l’irresponsabilité en raison de l’indépendance de la personne morale (« voile » de l’autonomie de la personne morale, « corporate veil » en anglais) : la filiale est légalement autonome de la société mère, malgré la relation de contrôle. Juliette Renaud ajouta qu’il est possible et largement répandu dans le monde des affaires de faire remonter les profits vers la société mère, mais lorsqu’un dommage survient, les entreprises plaident la déconnexion légale entre la mère et les filiales ou sous- traitants ; l’objectif de la loi était donc de réconcilier les réalités économiques et juridiques.

    2. Dispositions principales de la loi sur le devoir de vigilance

    Les rédacteurs de la loi n’ont pas opté pour une formulation très claire en ce qui concerne son champ d’application personnel. Quoi qu’il en soit, la loi concerne les sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre constituées en sociétés anonymes (14) ainsi que, par l’effet de renvois du Code de commerce, les sociétés commanditées par actions (SCA) et les sociétés européennes (SE). Il y a en revanche un débat sur l’inclusion des sociétés par actions simplifiées (SAS) (15). Ensuite, pour qu’une société mère soit soumise au devoir de vigilance, celle-ci doit employer en France « au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes » ou plus de « dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes » en France et à l’étranger (16). Cela signifie que les filiales françaises de sociétés mères étrangères peuvent être soumises à la loi si leurs effectifs en France dépassent les 5000 salariés, ou si leurs effectifs en France et dans les filiales de cette filiale française dans le monde dépassent les 10 000 salariés. Selon les travaux préparatoires de la loi, plus de 150 entreprises seraient donc concernées.

    Sur la nature du devoir de vigilance et son champ d’application matériel : le devoir de vigilance consiste en un procédé d’identification et de prévention des risques d’atteintes graves envers les droits humains, les libertés fondamentales, la santé, la sécurité des personnes, ainsi que l’environnement. Il s’agit d’un champ d’application très large, se concrétisant toutefois en fonction des risques générés par les entreprises.

    Concernant la portée du devoir de vigilance des sociétés mères et donneuses d’ordres, celle-ci doit être exercée afin de prévenir les atteintes graves résultant tant des activités de la société mère, que de ses filiales directes et indirectes au sens du II de l’article L. 233-16. Un contrôle absolu de la société mère sur ses filiales n’est donc pas nécessaire pour faire appliquer le devoir de vigilance, car selon l’art. 233- 16 al. 2 du code de commerce, une relation de contrôle exclusive est établie lorsque la société mère détient directement ou indirectement la majorité des droits de vote ou lorsqu’elle désigne la majorité des membres des organes d’administration, de direction ou de surveillance d’une autre entreprise (17), ou encore lorsqu’elle exerce une influence dominante sur une autre en vertu d’un contrat ou de clauses statutaires. »

    Concernant le devoir de vigilance des donneuses d’ordre envers les sous-traitants et fournisseurs, la loi vise à titre de rappel à empêcher la survenance d’un nouveau Rana Plaza selon l’exposé des motifs de la loi. Cependant, il est loin d’être certain que la rédaction retenue le permette étant précisé qu’une relation commerciale établie est nécessaire, c’est-à-dire une relation stable, ancienne et intensive établie généralement par un contrat cadre (18). Par ailleurs, il ne ressort malheureusement pas clairement de l’énoncé de la loi que les sous-traitants et fournisseurs respectifs des filiales de la société mère doivent faire l’objet de vigilance (19).

    En ce qui concerne le contenu et le mode d’élaboration du plan de vigilance, celui- ci « a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale. Il comprend les mesures suivantes :

    1. Une cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation ;
    2. Des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, au regard de la cartographie des risques ;
    3. Des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ;
    4. Un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives dans ladite société ;
    5. Un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d’évaluation de leur efficacité. » (20)

    Il est par ailleurs possible de faire engager la responsabilité de l’entreprise de manière préventive, tant pour défaut de conformité formelle aux exigences de la loi (plan de vigilance manquant ou incomplet, portée insuffisante du devoir de vigilance) que pour manque d’effectivité des mesures de vigilance (21). Cette possibilité, tout à fait nouvelle en droit civil français de la responsabilité, ouvre la voie à de nouveaux types de contentieux et semble particulièrement bienvenue au regard de l’objectif ultime de la loi, à savoir la prévention des atteintes (22). En effet, toute personne ayant intérêt à agir – donc celle, exposée aux risques générés par l’entreprise – peut ester en justice après avoir mis en demeure préalablement l’entreprise afin de demander au juge d’enjoindre l’entreprise à mettre en place un système de vigilance effectif en conformité avec la loi, le cas échéant sous astreinte financière.

    En cas de survenance d’un préjudice, une action civile extracontractuelle classique au titre de l’art. 1240 et 1241 du code civil devient possible pour demander des dommages et intérêts. Même s’il ne s’agit pas d’une obligation de résultat et que la charge de la preuve repose toujours sur la victime dans le cadre d’une action en réparation d’un dommage (23), l’obligation de publier un plan de vigilance peut alléger ce fardeau. En outre, il faut souligner qu’il est possible de demander la réparation d’une perte de chance. Même si cela ne permet pas de réparer le préjudice intégralement, cela n’oblige pas le requérant à faire état d’un lien causal de manière parfaitement rigoureuse (24).

    Notons enfin qu’aucune personne publique ne participe au contrôle de la mise en œuvre de la loi.

    Pertinence de la loi pour le projet de recherche « En-communs »

    Etant donné que la loi vise la prévention des atteintes graves aux droits de l’homme et à l’environnement, il peut être considéré que la protection des (biens) communs entre dans le champ d’application de la loi. Par exemple, une entreprise sidérurgique ou minière doit tout mettre en œuvre afin que les pollutions générées par ses activités n’affectent pas le droit à l’eau des populations riveraines.

    Par ailleurs, en accord avec l’esprit de la loi, toute partie prenante externe ou interne a vocation à prendre part à l’élaboration du plan, et ce dans tous ses aspects. Rappelons que les parties prenantes sont, selon la définition large de la stakeholder theory, les personnes qui, par opposition à celles pouvant avoir un droit de codétermination, subissent un risque du fait de l’activité ou des produits de l’entreprise (25). Dès lors, si les activités de l’entreprise sont de nature à mettre en danger certaines ressources environnementales exploitées par une communauté pour subvenir à leurs besoins, cette communauté peut solliciter l’entreprise afin de contribuer à l’élaboration de la politique de prévention au plus haut niveau du groupe d’entreprise. Une obligation est même posée pour associer les syndicats à l’établissement d’un système d’alerte et recueil des signalements dans le plan de vigilance, afin que les lanceurs d’alertes puissent pouvoir s’exprimer tout en étant protégés.

    Ainsi, même si les parties prenantes ne doivent pas être intégrées dans un organe préétabli comme dans un conseil de surveillance ou d’administration ou même si aucun nouvel organe d’entreprise est créé, l’obligation d’établir un plan de vigilance, en devant prendre a minima en considération les parties prenantes si ce n’est les intégrer dans l’élaboration du plan de vigilance, reste un nouvel instrument extrêmement intéressant pouvant redéfinir les pratiques des entreprises.

    De manière générale, les parties prenantes exposées à certains risques semblent désormais mieux positionnées pour pouvoir dialoguer avec l’entreprise et l’interpeller en amont d’un dommage. Des initiatives sont lancées par la société civile afin de comparer les performances des entreprises, en général (26) ou, dans certains domaines particuliers (27). La procédure formelle de mise en demeure permet également de sommer l’entreprise à réagir encore de manière extrajudiciaire avant de pouvoir ester en justice afin d’essayer de prévenir, d’atténuer ou de réparer l’atteinte.

    Pour illustrer les potentialités de la loi, nous pouvons prendre le cas de Total qui n’a pas du tout intégré la problématique du changement climatique dans son premier plan de vigilance de 2017 (28), alors que les derniers rapports scientifiques du Groupe Intergouvernemental d’Experts sur le Climat (GIEC) ont mis en évidence depuis un certain temps déjà les risques très importants liés au changement climatique. Selon le dernier rapport spécial d’octobre 2018, des atteintes graves, multiples, et irréversibles pourraient même survenir avec une probabilité certaine à partir d’un réchauffement global à seulement plus de 2°C (29). Une interpellation extrajudiciaire a dès lors été initiée par une association de protection de l’environnement et du climat, Notre Affaire à Tous, accompagnée de plus de 13 collectivités territoriales (Grenoble, Nanterre, Bayonne…) d’ores et déjà exposées aux impacts du réchauffement climatique. Celle-ci visait à demander à Total d’élaborer un plan de vigilance en conformité avec les objectifs de la loi (30). Plus particulièrement, aux termes du courrier d’interpellation, le prochain plan de vigilance de Total « devra intégrer les actions […] en matière d’atténuation du risque climatique et de prévention des atteintes graves à l’environnement et aux droits humains qui en découlent. » Le courrier ajoute, en s’adressant encore à Total : « Vous devrez ainsi en tirer toutes les conséquences qui s’imposent à vos activités ». En clair, le collectif estime que Total n’a d’autre choix que d’orienter progressivement son modèle économique basé sur les hydrocarbures vers les énergies renouvelables afin de concourir à la prévention des risques liés au changement climatique.

    Mi-janvier, le directeur juridique du groupe Total répondit à l’interpellation en indiquant que le second plan de vigilance intégrera le risque climatique (31). Cette loi dispose-t-elle donc de la capacité de faire évoluer Total en matière climatique et de contribuer à une prévention de la tragédie annoncée du commun (32) qu’est l’atmosphère et le changement climatique ? (33)

    Quoi qu’il en soit, Patrick Pouyanné (PDG de Total) estime que la loi sur le devoir de vigilance fait peser un risque non maîtrisable sur les entreprises. Ses juristes l’auraient même dissuadé de créer un comité des parties-prenantes car ce serait une « usine à contentieux » (34). Cette déclaration révèle en tout cas que le niveau de contrainte exercée par la loi est particulièrement élevé, malgré l’absence complète des pouvoirs publics dans le contrôle de son application. La possibilité de pouvoir recourir au juge, troisième branche de l’Etat de droit selon la théorie la séparation des pouvoirs, permettrait en revanche d’assurer un respect des droits.

    Si l’on poursuit l’analyse de la loi sur le devoir de vigilance sous l’angle du bundle of rights tel que pensé par E. Ostrom et E. Schlager dans leur article sur les ressources naturelles communes (35), deux points principaux peuvent être soulevés :

    A titre de rappel ou informatif, Ostrom et Schlager ont développé ce concept à partir de recherches empiriques et ont démontré que des régimes de propriété établissant une gestion commune pour des « commmon-pool-ressources » (CPR) (ressources environnementales partagées) permettent de mieux sauvegarder ces ressources que les régimes de propriété individuels. Ce type de propriété suppose une distribution de cinq droits à une communauté, à savoir le droit d’accès (36), le droit de prélèvement (37), le droit de gestion (38), le droit d’exclure (39) et le droit d’aliéner (40). Ostrom et Schlager donnent ainsi « corps à l’idée selon laquelle la propriété ne peut se concevoir que comme relative et partagée entre plusieurs acteurs. Elles autorisent à penser des formes de propriété partagée au sein même d’une communauté, mais aussi des formes de propriété où la distribution des droits s’opère entre l’autorité publique et une communauté ou encore entre communautés et individus ou bien encore entre État et individus. » (41)

    En premier lieu, le devoir de vigilance confère aux parties prenantes affectés par des risques, et, selon les circonstances, à des commoners (s’il s’agit de ‘propriétaires’ ou usagers d’un CPR) une possibilité de participer à la gouvernance de l’entreprise au cours de l’élaboration du plan de vigilance. A défaut d’une telle collaboration, la loi pose une obligation de prendre en compte les personnes affectées par des risques graves et concrets et de leur laisser la possibilité de signaler et d’alerter avant la survenance du dommage. Le droit d’ester en justice vient quant à lui consacrer un certain droit de gouvernance, afin de pouvoir rétablir la légalité en dernier recours devant le juge.

    En second lieu, le devoir de vigilance implique une obligation pour la société mère et donneuse d’ordre de mettre en œuvre toutes mesures raisonnables pour sauvegarder certains droits fondamentaux liés à des biens communs, tel que l’interdiction d’accaparement des terres à des communautés autochtones pour des besoins miniers, ou encore l’interdiction d’entraver le droit à l’eau des commoners d’une nappe phréatique en mettant en péril son équilibre écologique tel que c’est le cas à Vittel (42). En outre, si les demandes formulées par Notre Affaire à Tous à Total aboutissaient, nous pourrions considérer que la loi permet aux commoners de la ressource commune qu’est l’atmosphère – ayant des droits de vivre dans un climat soutenable, soit des droits d’utilisation – d’obliger d’autres commoners telles que des compagnies pétrolières de cesser la pollution excessive par les gaz à effet serre. Nous pouvons donc considérer que la loi sur le devoir de vigilance a le potentiel pour obliger les multinationales de ne pas entraver le droit d’accès et/ou de prélèvement des commoners à leurs ressources. Un droit d’utilisation des biens communs voire de gestion et d’exclusion peut même en ressortir si l’entreprise se retrouve elle-même dans une position de commoner, tel que cela est le cas en matière climatique ou dans le cas de Vittel.

    Il apparaît assez clairement que l’obligation de prévention associée à une incitation expresse de participation du public à la gouvernance devrait faire évoluer l’entreprise vers une gouvernance plus participative et horizontale. On voit bien ici que la loi sur le devoir de vigilance introduit un changement de paradigme et opère une nouvelle distribution de droits aux parties prenantes de l’entreprise. Rappelons toutefois que le champ d’application du plan est restreint aux impacts sociaux et environnementaux les plus négatifs de l’entreprises.

    Conclusion : la position de loi sur le devoir de vigilance par rapport à la RSE et la loi PACTE

    La loi sur le devoir de vigilance, en posant des obligations de mise en œuvre et d’effectivité, est innovante voire révolutionnaire car elle vient rendre les principes de RSE en grande partie contraignants (43). Cela est bien différent de l’actuel projet de loi PACTE (44) qui n’introduit qu’une « évolution normative légère » (45) en obligeant simplement les entreprises à « prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux » (46). Malgré son atout majeur d’introduire une réforme pour toutes les formes de sociétés, la loi PACTE perpétue l’esprit volontaire des principes de RSE, en introduisant dans le droit simplement un devoir de conscience ainsi que « des options pour que les entreprises à la recherche d’une exemplarité dans ce domaine puissent aller plus loin » (47). Pour un collectif d’associations, il s’agit d’un «manque d’ambition criant face aux crises sociales, climatiques et environnementales actuelles » (48). S’ils participent à rendre la loi plus bavarde, il semble bien que ces changements mineurs ne peuvent entraîner que peu d’effets juridiques et concrets (49). A cet égard, Juliette Renaud indique que le PDG de Danone aurait déclaré lors de l’assemblée générale du Global Compact France le 23 avril 2018 qu’il était prêt à faire des efforts pour suivre les recommandations du rapport Notat-Sénart – à l’origine de la loi PACTE – mais qu’il faudrait en contrepartie retirer un certain nombre de dispositions de la loi sur le devoir de vigilance et la loi Sapin 2 (50).

    Une évolution substantielle supplémentaire de la responsabilité des entreprises pourrait se réaliser par différentes voies prochainement. D’une part, la communauté internationale, l’Union européenne et les Etats en général font l’objet de nombreuses sollicitations de la société civile (51) et d’institutions gouvernementales (52) afin d’adopter des nouveaux textes allant vers une consécration du devoir de vigilance ou de diligence (human rights due diligence) en hard-law. D’autre part, une évolution semble manifestement se dérouler de manière autonome au sein de la jurisprudence. En effet, à l’échelle internationale, l’obligation pour les Etats de réguler les groupes d’entreprises et les multinationales semble ainsi s’établir (53). Quant à l’échelle nationale, la notion de devoir de vigilance est préexistante dans le droit commun et a permis de faire condamner les laboratoires UCB Pharma ayant produit le médicament Distilbène en 2006 en raison de la connaissance de risques pour la santé, et ce malgré la présence de résultats discordants (54). Enfin, à l’étranger, dans des pays de tradition de common-law, le fondement du duty of care (similaire au concept du devoir de vigilance) est largement employé pour tenir aussi bien les Etats que les multinationales responsables de violations de droits de l’homme ou de l’environnement (55).

    Cette évolution normative de l’obligation de vigilance ou de diligence, participe à une réelle redéfinition du régime de responsabilité de l’entreprise ainsi qu’à sa gouvernance, en consacrant la possibilité de faire valoir des intérêts collectifs ou tiers dans le cadre de ses activités.

    Notes

    1. RAPPORT n°2628 fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république sur la proposition de loi (n° 2578), relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, PAR M. DOMINIQUE POTIER, Député, p. 17-18 :
      • « Quant à la France, malgré l’abolition ancienne de l’esclavage sur le sol métropolitain par un édit du 3 juillet 1315 du roi Louis X, et en dépit d’une première abolition décrétée par la Convention le 16 pluviôse de l’an II (4 février 1794) et rapportée par la loi du 20 mai 1802, elle n’ordonna officiellement la fin de la traite négrière qu’en 1815. Le décret impérial du 29 mars 1815 (2), confirmé par l’ordonnance royale du 8 janvier 1817 et la loi du 15 avril 1818, met un terme juridique à ce commerce immoral.
      • Que retenir de l’Histoire, sinon la conviction que l’action déterminée d’un État couplée à une action diplomatique patiente peut parvenir à une avancée significative des droits de l’homme, sur laquelle personne n’envisage de revenir aujourd’hui, mais qui apparaissait à l’époque excessivement coûteuse pour les milieux d’affaires (3) ?
      • b. La protection des ouvriers face aux accidents du travail, exemple d’organisation de la responsabilité de l’entreprise par la loi. »
    2. Intervention de M. Dominique POTIER dans le cadre de la DISCUSSION GENERALE retransmise dans le rapport n°2628 précédemment cité, p. 50.
    3. Voir intervention de Mme Danielle AUROI, Députée et Rappofrteure du Rapport n°2504 fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république sur la proposition de loi (n° 1519), relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, retransmise dans le cadre de la DISCUSSION GENERALE à la p. 27 :
      • « Nous avons rarement l’occasion de voter un texte qui fasse avancer de façon aussi évidente les droits de l’homme, et qui s’inscrive autant dans la lignée de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, de Victor Schoelcher et de l’abolition de l’esclavage, de Jean Jaurès et de la question sociale. Car il s’agit bien de lutter contre une forme moderne d’esclavage organisé sous nos yeux dans le contexte de la mondialisation, par l’exploitation d’hommes et de femmes, dissimulée sous des relations de sous-traitance et de filiales. »
    4. V. Rapport n°2628, p. 9 : « L’opinion publique française a été profondément marquée par le naufrage de l’Erika au large des côtes françaises en 1999 (1) et par l’effondrement du Rana Plaza à Dacca, au Bangladesh, au printemps 2013 (2). »
    5. Pour justifier une telle loi, V. Rapport n°2628, p. 25 :
      • « Plus de 120 000 citoyens français ont signé la pétition « Rana Plaza, Bhopal, Erika : halte à l’impunité des multinationales » lancée par les organisations non gouvernementales actives sur le sujet. En outre, selon un sondage commandé à l’institut CSA par le Forum citoyen pour la RSE et publié le 27 janvier 2015, 9 Français sur 10 estiment que les marques qui faisaient fabriquer leurs vêtements dans les usines du Rana Plaza devraient être obligées d’indemniser les victimes. Pour 95 % des Français, ce type de drame, ainsi que les catastrophes environnementales telles que la marée noire de l’Erika, pourraient être évités si les multinationales prenaient plus de précautions. Enfin, 76 % des Français pensent que les multinationales françaises devraient être tenues responsables devant la justice des accidents graves provoqués par leurs filiales et sous-traitants. »
    6. Conseil, constitutionnel, décision n° 2016-741 DC du 8 décembre 2016, voir para. 100 – 103. Pour une analyse plus détaillée des similarités entre la disposition de la loi Sapin 2 et la loi sur le devoir de vigilance et les risques d’anticonstitutionnalité de cette dernière, voir Paul MOUGEOLLE, « Sur la conformité constitutionnelle de la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits- Libertés, mis en ligne le 15 février 2017, para. 67 – 99.
    7. Le collectif des associations et syndicats mobilisés sur la loi envoya un mémoire dit de porte étroite au Conseil constitutionnel et des ONG étrangères publièrent même une déclaration commune afin de soutenir le texte. Le Conseil constitutionnel publia même pour la première fois la liste des personnes ayant soumises des contributions extérieures dites de « portes-étroites » pour la décision sur la loi sur le devoir de vigilance.
    8. Conseil constitutionnel, Décision n° 2017-750 DC du 23 mars 2017 Loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.
    9. Voir par exemple : https://business.lesechos.fr/directions-juridiques/droit-des-affaires/responsabilite- assurances/0211905855508-devoir-de-vigilance-le-conseil-constitutionnel-vide-la-loi-de-sa- substance-la-loi-307773.php
    10. Communiqué des associations suivantes : Amis de la Terre France, Amnesty International France, CCFD-Terre Solidaire, CGT, CFDT, collectif Éthique sur l’étiquette, Ligue pour les Droits de l’Homme, Peuples Solidaires et Sherpa , voir : https://www.asso-sherpa.org/devoir-de-vigilance-conseil- constitutionnel-valide-lessentiel-de-loi
    11. Voir cet article d’une ONG spécialisée : http://corporatejustice.org/news/393-france-adopts- corporate-duty-of-vigilance-law-a-first-historic-step-towards-better-human-rights-and-environmental- protection
    12. Conseil des droits de l’homme, Rapport sur la troisième session du Groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme, Trente-septième session, 26 février-23 mars 2018, p. 6 : « La loi sur le devoir de vigilance adoptée récemment par la France était une norme contemporaine qui pourrait servir de source d’inspiration au Groupe de travail. »
    13. Sandra COSSART, Jérôme CHAPLIER and Tiphaine BEAU DE LOMENIE, The French Law on Duty of Care: A Historic Step Towards Making Globalization Work for All, Developments in the Field, Business and Human Rights Journal, 2 (2017), pp. 317–323.
    14. La loi a notamment inséré l’article L. 225-102-4 dans la partie du code du commerce relative aux sociétés anonymes.
    15. L’art. L. 225-102-4 du Code de commerce ne devrait pas s’appliquer aux SAS car il vise des rapports devant être rendus au conseil d’administration ou au directoire. Or, les SAS ne disposent pas de tels organes légaux.
    16. Cette interprétation a été confirmée par la décision du Conseil constitutionnel sur la loi :
      • « En vertu du paragraphe I sont soumises à l’obligation d’établir un plan de vigilance les sociétés ayant leur siège social en France et qui, à la clôture de deux exercices consécutifs, emploient au moins cinq mille salariés en leur sein et dans leurs filiales françaises, ou emploient au moins dix mille salariés en leur sein et dans leurs filiales françaises et étrangères.
    17. L’art. 233-16 al. 2 du code de commerce établit par ailleurs une présomption de contrôle exclusif lorsque la mère détient 40 % des droits de votes.
    18. CA Lyon, PN Gérolymatos c/ Aventis Pasteur MSD, 10 avr. 2003 ; CA Versailles, Sté Domelektrika Ltd c/ Sté Moulinex, 20 févr. 2003.
    19. La loi énonce le champ d’application : « Le plan comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle au sens du II de l’article L. 233-16, directement ou indirectement, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation. »
    20. Voir loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.
    21. Voir le régime de responsabilité en amont instauré par la loi : « II.-Lorsqu’une société mise en demeure de respecter les obligations prévues au I n’y satisfait pas dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure, la juridiction compétente peut, à la demande de toute personne justifiant d’un intérêt à agir, lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de les respecter. »
    22. Avant l’injonction introduises par le devoir de vigilance, seulement la protection de la vie privée et la prévention et la cessation du préjudice écologique (introduit en 2016) pouvaient faire l’objet d’une responsabilité dite préventive dans une procédure contentieuse non-référée. Pour plus de détails, voir: Avis n° 569 présenté Par M. Alain ANZIANI, Sénateur au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale (1) sur le projet de loi, adopté par l’assemblée nationale en deuxième lecture, pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, 2016, pp. 34 – 35.
    23. Il faut pouvoir démontrer que le plan a été insuffisant ou son incapacité à prévenir le dommage, c’est-à-dire le lien de causalité entre la possibilité d’action de la société mère et le préjudice.
    24. v. Charley HANNOUN, « Le devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre après la loi du 27 mars 2017 », in : Dossier, Le devoir de vigilance, Droit Social n°10, Octobre 2017, p. 816 ; Paul MOUGEOLLE, « Sur la conformité constitutionnelle de la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 15 février 2017, para. 51.
    25. M-C. CAILLET, Du devoir de vigilance aux plans de vigilance ; quelle mise en œuvre, Dossier Le devoir de vigilance, Droit Social, 2017, p. 823 citant F-G. TREBULLE, Stakeholders Theory et droit des sociétés (1ere partie), Bulletin Joly, 2006.
    26. voir également l’intervention plus bas de Juliette RENAUD sur le rapport inter-associatif, citation officielle : et al., « Loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, année 1 : Les entreprises doivent mieux faire », Action Aid France – Peuples Solidaires, Amis de la Terre France, Amnesty International France, CCFD-Terre Solidaire, Collectif Ethique sur l’étiquette, Sherpa, membres du Forum Citoyen pour la RSE, février 2019.
    27. MIGHTY EARTH, FRANCE NATURE ENVIRONNEMENT, SHERPA (auteurs), Devoir de vigilance et déforestation : le cas oublié du soja, mars 2019
    28. Voir le document de référence 2017 de TOTAL incluant le rapport financier annuel, ainsi que le plan de vigilance aux pages 96 à 103.
    29. GIEC, Résumé du rapport spécial 1,5°C pour les décideurs, 2018, pp. 4 – 12.
    30. Voir le dossier de presse de l’interpellation qui inclut la lettre d’interpellation en annexe 1 : https://preprod.notreaffaireatous.org/wp-content/uploads/2018/10/DP2F-INTERPELLATION-TOTAL-3.pdf
    31. Voir la réponse du directeur juridique : https://www.novethic.fr/fileadmin/user_upload/tx_ausynovethicarticles/BH/Courrier-de-Total-au- collectif-de-collectivit%C3%A9s-et-dONG-janvier-2019_477793.pdf
    32. Selon un fameux biologiste américain, G. Hardin, la dégradation des ressources environnementales provient du fait de leur utilisation commune : étant donné que chacun agit rationnellement dans son propre intérêt, la destruction du commun (pêcheries, pâtures ou forêts…) par la pollution ou la surexploitation est inévitable. Il a dénommé ce phénomène comme étant « la tragédie des communs », voir : G. HARDIN, « The Tragedy of the Commons», Science, 162, 13 décembre 1968, pp. 1243-1248. science.sciencemag.org/content/162/3859/1243.full.
    33. Certains auteurs ont repris cette théorie de la tragédie des communs pour l’appliquer au défi posé par le changement climatique, voir : J. PAAVOLA, Climate Change The Ultimate Tragedy of the Commons?, in: Property in Land and Other Resources, Edited by Daniel H. Cole and Elinor Ostrom, Lincoln Institute of Land Policy, Cambridge Massachussets ; D. AUVERLOT, La tragédie du réchauffement climatique : Du cinquième rapport du GIEC à la conférence du Bourget 2015, France Stratégie, 07 mai 2014 ; E. OSTROM, A Polycentric Approach for Coping with Climate Change, (2009), document préparé pour le World Development Report 2010 de la Banque mondiale ;
    34. P. POUYANNE, PDG de TOTAL SA, intervention lors de l’assemblée général du Global Compact France, 23 avril 2018 : « À cause de ce texte extrêmement mal écrit [loi sur le devoir de vigilance], je suis piloté sur ce terrain-là par des juristes qui sont terrorisés par des class actions » […] « Quand j’ai proposé à une réunion de créer un comité de parties prenantes, ils m’ont dit ce serait une erreur, une usine à contentieux. L’enfer est pavé de bonnes intentions. Des textes de cette nature qui font peser des obligations, dont aucun d’entre nous n’est capable de les remplir, ne font pas progresser la cause. Ça m’étonnerait beaucoup que l’on arrive à imposer un tel texte aux pays anglo-saxons. Attention à ne pas croire que l’on peut tout normer, tout légiférer. »
    35. E. SCHLAGER, E. OSTROM, « Property-Rights Regimes and Natural Resources : A Conceptual Analysis », Land Economics, 68/3, 1992, pp. 249-262 ; pour une explication, analyse et comparaison de ce concept en français avec d’autres, voir : Fabienne ORSI, Réhabiliter la propriété comme bundle of rights : des origines à Elinor Ostrom, et au-delà ?, Revue internationale de droit économique 2014/3 (t. XXVIII), pages 371 à 385, Mis en ligne sur Cairn.info le 19/02/2015; https://doi.org/10.3917/ride.283.0371 .
    36. « Les droits d’accès au CPR et le droit de prélèvement (withdrawal) des unités de la ressource (des poissons dans une pêcherie, du bois dans une forêt, etc.). Il s’agit des droits d’usage » selon Fabienne ORSI, op. cité.
    37. (38) Idem.
    38. « Le droit de gestion est le droit à réguler les conditions d’utilisation de la ressource ainsi que les changements nécessaires à son amélioration. Il s’agit ici plus spécifiquement du droit à déterminer les règles de prélèvement de la ressource » selon Fabienne ORSI, op. cité.
    39. « Le droit d’exclure concerne le droit de déterminer qui va bénéficier des droits d’usage et si ceux-ci seront ou non transférables » selon Fabienne ORSI, op. cité.
    40. « Le droit d’aliéner est défini comme étant le droit de vendre ou de céder entièrement ou partiellement l’un ou les deux droits d’exclure et de gestion » selon Fabienne ORSI, op. cité.
    41. Fabienne ORSI, op. cité.
    42. Pour plus d’informations sur « l’affaire Vittel », voir : https://reporterre.net/A-Vittel-Nestle-privatise- la-nappe-phreatique
    43. A cet égard, notons que les premières propositions de lois de la loi sur le devoir de vigilance prévoyaient une présomption de responsabilité pénale et civile pour toutes les sociétés mères en cas de dommage en instaurant un renversement de la charge de la preuve. Ainsi, le dispositif original misait sur un régime de responsabilité important que cela aurait eu des impacts en amont sur la gouvernance.
    44. http://www.assemblee-nationale.fr/15/ta/ta0244.asp
    45. N. NOTAT, J-D. SENARD, Rapport aux ministres de la transition écologique et solidaire, de la justice, de l’économie et des finances, du travail, « L’entreprise, objet d’intérêt collectifs », 9 mars 2018.
    46. L’article 1833 du Code civil serait complété par l’alinéa suivant : « La société est gérée dans son intérêt social et en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité.»
    47. Voici les différentes options que l’actuel projet de loi propose : Art. 1835 : « Les statuts peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité. » ; Art. L225-35 du Code de commerce : « Il prend également en considération la raison d’être de la société, lorsque celle-ci est définie dans les statuts en application de l’article 1835 du code civil. »
    48. Collectif d’associations, Loi PACTE et devoir de vigilance : un rendez-vous manqué ?, La Croix, 13.03.2019.
    49. A. GOSSEMENT, commentant le projet de loi PACTE sur le site internet de son cabinet d’avocats considère au contraire que, « S’il est démontré que le dirigeant ou organe dirigeant ne s’est jamais interrogé sur l’enjeu environnemental de ses décisions, la question de sa responsabilité en sus de la responsabilité de la personne morale sera inévitablement posée. » Il semble pourtant très peu probable que la responsabilité de la personne morale soit engagée dans ces conditions car les entreprises d’une certaine taille sont déjà soumises à des obligations de déclaration de performance sociale et environnementales. Elles sont dès lors déjà obligées de s’interroger et de déclarer leurs activités extra-financières. Il est par ailleurs tout simplement impossible de démontrer une absence d’interrogation sur certains points de la part du dirigeant pour une personne tierce. Ces changements sont donc absolument superflus.
    50. Propos exacts rapportés dans un article de Novethic : https://www.novethic.fr/actualite/entreprise- responsable/isr-rse/loi-pacte-les-grands-patrons-veulent-plus-de-simplification-administrative- 145752.html
    51. V. par exemple : Daniel BLACKBURN, International Centre for Trade Union Rights (ICTUR), Removing Barriers to Justice How a treaty on business and human rights could improve access to remedy for victims, August 2017.
    52. V. par exemple les recommandations très claires des institutions européennes suivantes : Conseil de l’Europe – Comité des Ministres aux Etats membres, Recommandation CM/Rec (2016)3 sur les droits de l’homme et les entreprises, adoptée par le Comité des Ministres le 2 mars 2016, lors de la 1249e réunion des Délégués des Ministres, Opinion of the European Union Agency for Fundamental Rights, Improving access to remedy in the area of business and human rights at the EU level, FRA Opinion – 1/2017 [B&HR] Vienna, 10 April 2017.
    53. Comité des droits économiques, sociaux et culturels a adopté à sa 61ème session (mai-juin 2017), Observation générale n° 24 sur les obligations des États dans le contexte des activités des entreprises, 10 août 2017.
    54. Cour de Cassation, Chambre civile 1, du 7 mars 2006, 04-16.179, Publié au bulletin ; voir également l’obligation de vigilance environnementale découverte par le Conseil constitutionnel dans sa Décision n° 2011-116 QPC du 8 avril 2011 M. Michel Z. et autre [Troubles du voisinage et environnement].
    55. England and Wales Court of Appeal, Chandler v. Cape [2012] EWCA Civ 525, 25 April 2012 ; Rechtbank Den Haag, Urgenda v. Netherlands, C/09/456689 / HA ZA 13-1396, 24.06.2015.
  • Décryptage sur l’écocide et la réforme de la Constitution portées par la Convention Citoyenne pour le Climat

    Article co-écrit par Paul MOUGEOLLE et Marine YZQUIERDO, membres de Notre Affaire à Tous, avec la collaboration de Marie TOUSSAINT et Valérie CABANES, co-fondatrices de l’association.

    La Convention Citoyenne pour le Climat est un exemple de démocratie participative inédit et certaines des mesures proposées ouvrent la voie vers une révolution juridique. Certaines de ces propositions telles que la reconnaissance du crime d’écocide et la modification de l’article 1er de la Constitution font pourtant l’objet de vives critiques. La proposition de soumettre ces deux mesures à référendum engendre également une levée de boucliers.

    Notre Affaire à Tous (NAAT), qui est à l’origine de ces deux propositions (aux côtés de Wild Legal pour l’écocide, et de la FNH au départ puis de Climates, le REFEDD et WARN en ce qui concerne la modification de l’article 1er de la Constitution), souhaite répondre à ces différentes critiques. Si elles ont au moins le mérite de nourrir le débat et de mettre en lumière des mesures emblématiques, ces critiques demeurent néanmoins contestables juridiquement, parfois contre-productives et quelquefois davantage liées à un enjeu politique que juridique. 

    Notre Affaire à Tous souhaite rappeler que l’objectif de ces propositions vise simplement à renforcer la protection de l’environnement, de la nature et du vivant, au-delà de tout débat idéologique.

    Si la France agit et adopte une législation efficace en matière d’écocide, un précédent important et absolument pionnier sera posé en matière de protection de la nature. A l’image de l’abolition de l’esclavage, il est temps de prendre nos responsabilités et d’intégrer nos nouvelles valeurs fondamentales communes dans notre droit pénal. L’expérience de la Convention Citoyenne pour le Climat l’a démontré : les citoyens français sont prêts à voter en faveur de l’incrimination de l’écocide afin de mettre hors la loi les comportements destructeurs de notre environnement. Montrons l’exemple à l’échelle de la France afin que l’humanité toute entière nous suive et protège la Terre et ses limites planétaires!

    A la suite des échanges intervenus le 29 juin entre les 150 citoyen.ne.s et le président de la République, ce dernier s’est dit prêt à intégrer l’écocide dans le droit français en revoyant toutefois la rédaction actuelle, et s’est montré favorable à une modification de l’article 1er de la Constitution, rejetant cependant la révision du préambule. Notre Affaire à Tous se réjouit de tels propos et considère également que “le temps est venu de faire, d’agir”, à condition de conserver l’esprit initial des textes lors du travail de réécriture. Voici donc nos réponses aux principales critiques (liste non exhaustive).

    1. SUR LA RECONNAISSANCE DU CRIME D’ÉCOCIDE

    Pour rappel, la Convention Citoyenne pour le Climat propose de :

    • reconnaître et définir le crime d’écocide comme “toute action ayant causé un dommage écologique grave en participant au dépassement manifeste et non négligeable des limites planétaires, commise en connaissance des conséquences qui allaient en résulter et qui ne pouvaient être ignorées”;
    • reconnaître et définir le délit d’imprudence caractérisé d’écocide comme suit: “Constitue un délit d’imprudence caractérisé d’écocide, toute violation d’une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou un règlement ayant causé un dommage écologique grave en participant au dépassement manifeste et non négligeable des limites planétaires”;
    • obliger les multinationales à publier un plan de vigilance en prenant en compte la problématique des limites planétaires à des fins de prévention: Ainsi, “l’absence de mesures adéquates et raisonnables relatives à l’identification et la prévention de la destruction grave d’un écosystème ou du dépassement manifeste et non négligeable des limites planétaires” constituerait une violation de la loi sur le devoir de vigilance ainsi qu’un délit d’imprudence d’écocide si celui-ci était caractérisé;
    • créer une Haute autorité des limites planétaires afin de promouvoir et  garantir la mise en œuvre de cette législation.

    Les principales critiques entendues

    “L’intention de nuire est difficile à établir.”

    Notre Affaire à Tous : La proposition de loi sur l’écocide ne prévoit pas la nécessité de prouver l’intention de nuire mais seulement la “connaissance” des conséquences des actes incriminés. C’est bien là toute la spécificité de notre définition du crime d’écocide, qui est d’avoir choisi le principe de la connaissance d’une haute probabilité d’atteinte à la sûreté à la planète, plutôt que celui de l’intention. En effet, le changement climatique et l’érosion de la biodiversité conduisent la planète vers un état auquel nul n’est préparé : il met en danger nombre d’écosystèmes, la survie de nombreuses espèces animales et végétales et les conditions de vie de l’humanité. L’objectif du crime d’écocide doit être de répondre à la crise écologique et climatique en cours en permettant de poser un cadre normatif de ce qui est tolérable pour préserver un écosystème terrestre habitable pour le plus grand nombre. 

    Nous sommes conscients des importants débats de fond que cela soulève au regard du principe fondamental de notre code pénal selon lequel “ll n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre.” Cela reviendrait à reconnaître un crime (le crime d’écocide) de nature non intentionnelle, comme cela était le cas avant 1994. 

    Notre Affaire à Tous est donc disposée à affiner la définition du crime d’écocide pour caractériser les dommages écologiques graves causés de manière intentionnelle et constituant un crime, sans pour autant devoir reconnaître une intention de nuire, si et seulement si le délit d’imprudence d’écocide est maintenu dans le dispositif et que l’esprit initial du texte est préservé. Ce délit d’imprudence permettra effectivement de garantir l’efficacité de l’incrimination ainsi que sa fonction dissuasive (voir notre deuxième réponse ci-dessous). 

    Ensuite, intégrer le concept des limites planétaires au dispositif relatif au devoir de vigilance des multinationales permettra de renforcer considérablement la fonction préventive de la protection extra-territoriale de l’environnement (voir notre troisième réponse ci-dessous).  

    “Il faut prouver l’élément intentionnel alors que beaucoup de dégâts causés à l’environnement sont le résultat d’une négligence.”

    Notre Affaire à Tous : L’élément intentionnel n’a pas besoin d’être démontré dès lors que serait caractérisé le délit d’imprudence, faute non-intentionnelle que les 150 citoyens proposent de reconnaître et de définir pour compléter le dispositif. Caractériser le délit d’imprudence ne nécessiterait donc pas de démontrer une intention de provoquer un écocide ou le franchissement des limites planétaires, mais seulement la prévisibilité du dommage ainsi qu’un manquement à une obligation de prudence préétablie par la loi, telle que l’obligation générale de vigilance environnementale découlant de la Charte de l’environnement (décision n° 2011-116 QPC du 8 avril 2011 du Conseil constitutionnel).

    “L’écocide ne satisferait pas à l’exigence de précision de la loi pénale. Pour envoyer quelqu’un en prison, il faut une incrimination précise. C’est le principe de légalité et de clarté.”

    Notre Affaire à Tous En premier lieu, il est important de clarifier un certain malentendu à cet égard. Notre proposition initiale, reprise par les 150 citoyens de la Convention, avait défini directement dans la loi les limites planétaires ainsi que les seuils respectifs. Le comité légistique de la Convention Citoyenne a par la suite demandé aux 150 citoyens de synthétiser leur proposition, les obligeant ainsi à enlever les seuils chiffrés relatifs aux limites planétaires. C’est ce même comité légistique qui vient par la suite  critiquer son absence de précision !

    En second lieu, les limites planétaires font l’objet d’une définition scientifique assez précise (voir les travaux de l’équipe internationale de 28 scientifiques dirigée par Johan Röckstrom et Will Stefen, publiés en 2009 et réactualisés en 2015).  Ce concept de limites planétaires est d’ailleurs utilisé à plusieurs reprises au niveaux européen et français. Ainsi, l’Agence Européenne de l’Environnement a publié le 17 avril dernier un rapport sur le respect/irrespect par l’Europe des limites planétaires. Ensuite, le concept de limites planétaires a récemment été utilisé  par le gouvernement français dans son rapport sur l’état de l’environnement en France, publié par le Ministère de la transition écologique et solidaire (MTES) le 24 octobre 2019, qui indique que six des neuf limites planétaires sont déjà dépassées. Dans ce rapport, le concept des limites planétaires a été décliné au territoire de la France. 

    En outre, la notion des limites planétaires figure déjà dans la loi, à l’article L110-1-1 du code de l’environnement (modifié par la Loi n°2020-105 du 10 février 2020 – art. 2) qui dispose que “ La transition vers une économie circulaire vise à atteindre une empreinte écologique neutre dans le cadre du respect des limites planétaires et à dépasser le modèle économique linéaire […]”.

    Avant cela, dans son discours devant la communauté internationale lors de la COP23 de Bonn en 2017, le président de la République a lui-même évoqué le franchissement du “seuil de l’irréversible” et le risque que les équilibres de la planète ne se rompent. Cet effet de seuils doit être inscrit dans le droit afin de permettre aux institutions de notre État de cadrer les activités qui menacent ces équilibres planétaires.

    Il convient à présent d’investir dans la mise en oeuvre d’outils permettant de surveiller l’évolution des limites planétaires et de les  adapter à l’action des entreprises, dans la continuité de l’initiative prise par l’Oréal, qui souhaite “transformer [son] activité et l’inscrire dans les limites planétaires.”

    En troisième lieu, le reproche de l’imprécision est à relativiser au regard des autres incriminations  déjà reconnues par le droit pénal français, peu précises dans leur formulation également. Ainsi en va-t-il par exemple du crime contre l’humanité, inscrit à l’article 212-1 du code pénal, qui dispose au 11° que “Les autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou psychique.” De même, le code de l’environnement réprime le déversement de “substances quelconques” dans l’eau.

    Le droit de l’environnement a d’ailleurs ceci de particulier qu’il permet une pollution dans une certaine mesure : tel pourcentage de particules fines dans l’air, de dioxyde de soufre dans l’eau, de monoxyde de carbone dans les bâtiments, etc. Sont ainsi établies des “valeurs limites” à ne pas dépasser. Les limites planétaires sont parfaitement en ligne avec cet esprit, sauf qu’elles sont établies à l’échelle globale. Ces valeurs posent alors certaines questions juridiques liées à la causalité : à partir de quand la contribution d’un certain acteur devient est-elle illégale ? Nous avons choisi de caractériser l’illégalité de la contribution lorsqu’elle participe manifestement et de manière non négligeable aux limites planétaires (voir aussi la réponse question ci-dessous sur le fait de pouvoir poursuivre des individus pour écocide). 

    Si le caractère global des limites planétaires constituait un obstacle rédhibitoire aux yeux de certains juristes, Notre Affaire à Tous se dit prête à revoir la définition du dispositif pénal de l’écocide afin d’en dissocier le concept des limites planétaires. Notre Affaire à Tous considère toutefois que le concept des limites planétaires a tout intérêt à être intégré dans le droit, afin de renforcer sa fonction préventive et globale. 

    L’inscription dans la loi de l’écocide et des limites planétaires et la création d’une Haute Autorité permettrait d’investir dans ces instruments scientifiques, de créer et mobiliser les données disponibles, enfin de promouvoir le respect des limites planétaires comme outil de gouvernance au niveau global.

    “Pourquoi défendre la création d’une Haute autorité des limites planétaires alors que les agences de l’environnement crient déjà famine ?”

    Notre Affaire à Tous : De telles critiques, qui rejoignent celles faites sur la faiblesse de l’application de la législation environnementale déjà existante, revêtent un enjeu politique une fois de plus. Si on s’en tient à ces critiques, le manque de moyens disponibles devrait justifier la non reconnaissance d’un nouveau crime environnemental, pour lequel les moyens ne seraient pas accessibles pour sa mise en oeuvre.

    Il est certain que la criminalité environnementale fait l’objet d’un manque d’investissement et de priorisation politique, et ce depuis le début. Tous les experts le soulignent : manque de moyens pour détecter les infractions, absence de traitement des infractions repérées, classement sans suite pour la plupart et, lorsqu’elles sont traitées, ces infractions environnementales donnent plus souvent lieu à une remise de peine comparé à la moyenne, tandis que les amendes sont toujours très faibles par rapport aux enjeux. Quant à la coopération internationale en matière de lutte contre la criminalité environnementale, elle est balbutiante, et des réseaux structurés ne sont mis en place au niveau européen que depuis deux ans.

    C’est une raison de plus pour reconnaître l’écocide. Hisser les atteintes à l’environnement à ce niveau de l’échelle pénale entraînerait un besoin d’investissement accru dans le traitement de la criminalité environnementale et pourrait ainsi bénéficier, par ruissellement, à l’ensemble des infractions en la matière. 

    Nous sommes bien conscients que la reconnaissance du crime d’écocide implique un changement de paradigme avec une approche systémique qui révolutionnerait le droit de l’environnement, dans lequel la Haute Autorité aurait par exemple un rôle de vigie des limites planétaires  des lois et permettrait de veiller à adopter des politiques publiques cohérentes en prenant en compte les effets écosystémiques des limites planétaires .

    “L’empreinte carbone d’un français moyen est d’environ 11 tonnes d’équivalent CO2 par an, bien au-dessus de ce que la planète est capable d’absorber. Est-ce à dire que nous pourrions tous être condamnés ?”

    Notre Affaire à Tous : Il s’agit là d’un faux débat. Au regard du libellé de notre proposition, pour que l’écocide soit caractérisé, il faudrait un acte ou un comportement contribuant en un dépassement “manifeste et non négligeable.” Donc un particulier ou une petite entreprise dont l’empreinte carbone serait excessive ne rentrerait pas dans le champ d’application de l’incrimination. Le but est de viser les personnes ayant du pouvoir, une influence sur le cours des événements telles que les multinationales qui agissent en connaissance des conséquences de leurs activités, décisions et choix d’investissements. C’est notamment  le cas avec l’obtention de permis de polluer, comme les permis d’exploitation minière entraînant largement un dépassement du quota des émissions de gaz à effet de serre. Il s’agit donc de poser un cadre contraignant pour diriger les investissements industriels rapidement vers des énergies propres, qui permettrait de faire respecter la loi et les engagements internationaux de la France qui visent à protéger l’environnement, décarboner l’économie, etc., tout en donnant un pouvoir aux présidents et directeurs généraux vis-à-vis de leurs actionnaires.

    Cet encadrement des activités des multinationales est nécessaire lorsqu’on sait que plus de 70 % des émissions de gaz à effet de serre émaneraient indirectement de seulement 100 entreprises (selon un rapport de l’ONG internationale Carbon Disclosure Project), avec en première lignes les producteurs d’énergies fossiles (charbon, gaz et pétrole). Ces entreprises ont une responsabilité morale et juridique particulière en matière de transition énergétique. Elles doivent mettre toutes les mesures en oeuvre afin de contribuer à l’accès universel à une énergie propre. Jusqu’ici, elles ne le font pas. Plus grave même, bien souvent elles s’y opposent. En effet, les compagnies pétrolières ont par exemple minimisé pendant des années les risques liés au changement climatique alors qu’elles avaient parfaitement connaissance des dangers, grâce à des études menées en interne. Récemment, elle ont même dépensé plus de 250 millions d’euros depuis 2010 en lobbying auprès de l’Union européenne afin de mettre en place une stratégie de pression pour faire échec aux actions en faveur du climat.Il est temps que ce comportement cesse et qu’il devienne pénalement répréhensible. Une telle législation sur l’écocide permettra de contribuer à faire cesser l’impunité en matière de protection du climat et des autres limites planétaires.

    “Le risque de “populisme pénal”. La société de consommation engendre de forts impacts environnementaux. On veut donc modifier cette société de consommation via le droit pénal ?”

    Notre Affaire à Tous : Nous ne recherchons pas à faire peser la responsabilité d’une certaine destruction environnementale collective sur certains acteurs en particuliers, simplement pour rechercher un bouc-émissaire. Cependant, les temps sont graves. La nature à l’échelle locale et l’écosystème global de notre planète sont gravement en périls. Leurs dérèglements menacent autant notre existence que celle du vivant en général. De nombreuses fautes ont par ailleurs été commises : les exemples de politiques et d’entreprises qui ignorent la science et le respect de nos besoins les plus élémentaires sont légions. Il est dès lors selon nous absolument nécessaire d’introduire dans notre droit pénal un dispositif fort et efficace entraînant un changement de paradigme. Des sanctions réellement dissuasives participeront grandement à ce changement de mentalité. La France, en adoptant une législation sur l’écocide serait pionnière en la matière et entraînerait avec certitude ses voisins européens ainsi que la communauté internationale dans son sillage.

    Le but de l’écocide n’est pas de reporter la sanction pénale sur des habitudes de consommation et des comportements individuels spécifiques tels que l’achat de biens matériels ou l’utilisation de produits à usage unique ou polluant. S’il est essentiel de devoir adopter un mode de consommation plus résilient, sobre et local, la transformation de notre mode de consommation passe au préalable par la responsabilisation de la production primaire. Le plaidoyer en faveur de l’écocide entend prévenir, réprimer et sanctionner les structures à l’origine d’un “dommage écologique grave” à travers leurs actions, comme par exemple une déforestation massive et illégale ou le déversement de déchets nucléaires en haute mer ou de produits hautement toxiques dans des rivières. 

    2. SUR LA MODIFICATION DE LA CONSTITUTION

    Pour rappel, la Convention Citoyenne pour le Climat propose:

    • d’ajouter dans le préambule que “La conciliation des droits, libertés et principes qui en résultent ne saurait compromettre la préservation de l’environnement, patrimoine commun de l’humanité;
    • d’ajouter à l’article premier que “la République garantit la préservation de la biodiversité, de l’environnement et lutte contre le dérèglement climatique”;
    • de créer un Défenseur de l’environnement, à l’image du Défenseur des droits

    LES PRINCIPALES CRITIQUES ENTENDUES

    2.1. Concernant le préambule

    “Cette phrase revient à préciser que le social et l’économie « ne saurait compromettre » la préservation de l’environnement. Or, une conception bien plus positive et enthousiasmante du développement durable consiste à défendre l’idée que la protection de l’environnement est une [chance] – et non une contrainte – pour le développement social et économique.”

    Notre Affaire à Tous : Cet ajout dans le préambule rejoint un important arrêt rendu par le Conseil constitutionnel le 31 janvier dernier (décision n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020) qui a reconnu que la protection de l’environnement, « patrimoine commun des êtres humains, constitue un objectif de valeur constitutionnelle » qui peut justifier une “atteinte” à la liberté d’entreprendre. Cette décision, qui constitue une avancée majeure pour la protection de l’environnement, montre bien que la liberté d’entreprendre, et donc les intérêts économiques, ne peuvent pas toujours primer sur la protection de l’environnement.

    Au regard de la crise écologique sans précédent que nous traversons, nous appelons même à aller plus loin et à un renversement des normes, en affirmant que le droit de l’environnement doit primer sur les intérêts économiques, et non l’inverse. Nous parlons ici des intérêts économiques, et non de l’ensemble des droits et libertés visés dans le préambule, en particulier les droits humains.

    Ensuite, une telle révision aurait pu constituer une première étape vers la reconnaissance des droits de la nature, tout comme la proposition de créer un défenseur de l’environnement (à l’image de l’ombudsman), afin de reconnaître l’interdépendance des humains avec le reste du vivant. Nous n’allons pas jusqu’à affirmer, comme l’ont laissé penser certains commentaires, que les droits de la nature doivent primer sur les droits humains, mais qu’il existe une interdépendance, et non une hiérarchie,  entre les deux.

    Dans un contexte de “verdissement” des constitutions dans le monde et même de constitutionnalisation des droits de la nature (comme en Equateur), cet ajout dans le préambule aurait été bienvenu.

    2.2. Concernant l’article 1er

    “La proposition de modifier l’article 1er de la Constitution est, pour l’essentiel, une reprise d’une proposition défendue par le Gouvernement depuis 2018.”

    Notre Affaire à Tous : Certes, un projet de réforme constitutionnelle avait été annoncé  par le gouvernement en juillet 2017, qui visait à inscrire “l’impératif de lutte contre le changement climatique à l’article 34, qui définit le domaine de la loi”. Cette démarche de l’insertion de la lutte climatique dans l’article 34 a été critiquée de manière unanime et a été qualifiée de “greenwashing constitutionnel” par les associations. C’est pourquoi nous avons proposé de modifier l’article 1er de la Constitution et lancé l’Appel pour une Constitution Écologique en avril 2018 (voir notre proposition de loi initiale).  

    En juillet 2018, les députés ont réussi à voter le texte suivant: “La République agit pour la préservation de l’environnement et de la diversité biologique et contre les changements climatiques.” Mais les débats ont sans cesse été interrompus (affaire Benalla, Grand Débat,…) et la réforme a finalement été reportée sine die. C’est donc une bonne chose que cette modification de l’article 1er de la Constitution soit maintenant portée par la Convention Citoyenne pour avoir une chance d’aboutir. A cet égard, il est important de rappeler que la Convention Citoyenne propose le verbe “garantit” alors que le gouvernement proposait le verbe “favorise” sans son dernier projet de loi constitutionnelle du 29 août 2019, c’est bien là la grande différence! “Garantir” est bien plus contraignant que “favoriser”. 

    Comme le Conseil d’Etat l’a indiqué dans un précédent avis du 29 mai 2019, lorsque le gouvernement avait encore pour intention de modifier lui-même cet article de la Constitution: “l’affirmation d’un principe d’action imposerait une obligation d’agir à l’Etat, au niveau national ou international, comme aux pouvoirs publics territoriaux. Il serait susceptible d’avoir des conséquences très lourdes et en partie imprévisibles sur leur responsabilité, notamment en cas d’inaction.” Au regard de la crise environnementale, nier la nécessité d’introduire une véritable obligation d’agir nous apparaît scandaleuse. L’Etat n’a d’autre choix que de répondre avec force et vigueur contre la destruction de notre maison commune. 

    “La protection de l’environnement est déjà inscrite au sein du bloc de constitutionnalité grâce à la Charte de l’environnement (loi constitutionnelle du 1er mars 2005) et d’une rédaction d’une qualité nettement supérieure à ce que propose le rapport qui sera soumis à la Convention citoyenne pour le climat.”

    Notre Affaire à Tous : La Charte de l’environnement est un bon instrument mais elle est présente des lacunes pour plusieurs raisons. Premièrement, il n’y a pas de référence explicite au climat dans la Charte. Deuxièmement, les dispositions de la Charte n’instituent pas toutes un droit ou une liberté, et par conséquent ne permettent pas toujours la saisine du Conseil par le biai d’une question prioritaire de constitutionnalité. C’est notamment le cas des sept premiers alinéas qui précèdent l’article premier. Troisièmement, très peu de jurisprudences constitutionnelles abordent vraiment la lutte contre les changements climatiques et il n’y a donc pas d’enseignements sur la pertinence de la Charte dans la lutte climatique pour le moment. Enfin, la Charte est un bon instrument avec une grande force d’interprétation de ses principes, à condition toutefois d’en avoir une interprétation ambitieuse par les juges.

    Tout repose donc sur l’interprétation des juges, et avoir l’inscription de la lutte contre le dérèglement climatique, en plus de la préservation de la biodiversité et de l’environnement, à l’article 1er de la Constitution, ne ferait plus aucun doute et réduirait la marge d’interprétation de certains juges qui n’oseraient pas faire une interprétation poussée de la Charte de l’environnement.

    “Il serait préférable de réfléchir à la manière de mieux faire appliquer et respecter la Charte de l’environnement plutôt que de prendre le risque, au mieux d’une redondance des mêmes notions au sein du bloc de constitutionnalité, au pire d’un affaiblissement de la Charte de l’environnement.”

    Notre Affaire à Tous :  Il s’agit d’inscrire de manière univoque la lutte contre le dérèglement climatique qui ne figure nulle part dans la Charte, laissant ainsi un grand pouvoir d’interprétation aux juges.

    “Le rapport abandonne la proposition d’inscription du principe de non régression au sein du bloc de constitutionnalité qui aurait pourtant pu être débattue.”

    Notre Affaire à Tous : C’est en effet un aspect que nous regrettons. Il faut néanmoins garder en tête que le comité légistique de la Convention Citoyenne a tenté de réduire la portée des propositions des 150 citoyens en les “lissant” autant que possible de manière à écarter certaines formulations.

    “Plus grave, cette proposition de révision comporte un risque sérieux de régression du droit de l’environnement. Ainsi, elle propose d’extraire les notions de « biodiversité » et « climat » de celle d’environnement qui, jusqu’à présent, les comprenait.”

    Notre Affaire à Tous : La proposition inclut les 3 notions biodiversité, environnement et dérèglement climatique. En quoi cela risque t-il de créer une régression du droit de l’environnement qui est déjà en nette régression? Il n’a pas fallu attendre cette critique pour constater un affaiblissement du droit de l’environnement. Beaucoup de mesures gouvernementales sont prises qui, sous couvert de “simplification” du droit, font régresser de nombreuses dispositions environnementales. 

    On peut notamment citer le projet de loi ASAP, qui consacre “le fait accompli” en permettant aux préfets d’autoriser des travaux de construction industrielle en anticipant sur la délivrance de l’autorisation environnementale nécessaire (à la condition que le permis de construire ait été délivré et l’enquête publique réalisée), ou encore qui prévoit que l’avis donné par l’autorité environnementale ne pourra plus être réactualisé en fonction de l’évolution du dossier. Figurent aussi les atteintes à la participation du public avec le pouvoir confié aux préfets de dispenser d’enquête publique, au profit d’une simple consultation électronique, les projets ne nécessitant pas d’évaluation environnementale. De telles mesures constituent manifestement une régression, voire une “destruction” (selon les experts) du droit de l’environnement. 

    De même, le décret du 8 avril 2020 généralise le droit des préfets à déroger à de nombreuses normes réglementaires, notamment en matière environnementale. Un tel dispositif permettrait notamment l’accélération des dispositifs procéduraux dans l’implantation de projets destructeurs de l’environnement. Ce décret a d’ailleurs été attaqué devant le Conseil d’Etat par plusieurs associations, dont Notre Affaire à Tous.

    Affirmer que cette proposition de modification de la Constitution constitue un “risque sérieux de régression du droit de l’environnement” paraît donc totalement absurde et de mauvaise foi au regard des mesures précitées voulues par le Gouvernement.

    3. SUR LA POSSIBILITÉ DE SOUMETTRE CES DEUX PROPOSITIONS À RÉFÉRENDUM

    Les critiques portent sur la mise en oeuvre de l’article 11 de la Constitution pour l’adoption de la proposition de loi sur l’écocide et sur  l’article 89 de la Constitution pour la révision de la Constitution.

    LES PRINCIPALES CRITIQUES ENTENDUES

    “Un référendum ne peut porter sur la législation pénale. La matière pénale est exclue de l’article 11 de la Constitution, comme de nombreux constitutionnalistes l’ont dores et déjà souligné. Il n’est donc pas possible d’organiser un référendum sur l’écocide en l’état actuel de la rédaction de l’article 11 de la Constitution. Il faudrait considérablement maltraiter l’interprétation de l’article 11 pour considérer un référendum sur l’écocide.”

    Notre Affaire à Tous : Pour rappel, l’article 11 prévoit que le référendum ne peut porter que sur certaines matières : « (…) tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions.”

    S’il est vrai que l’article 11 ne mentionne pas la loi pénale, il ne l’interdit pas non plus. La proposition de la Convention Citoyenne porte par ailleurs sur une modification du code de l’environnement et non du code pénal. En outre, l’environnement a déjà été une manière d’élargir l’interprétation des règles et traités en matière pénale. Ainsi, à travers son arrêt “Commission v. Conseil” du 13 septembre 2005, la Cour de Justice des Communautés Européennes (aujourd’hui CJUE) avait donné raison à la Commission et élargi les compétences de l’Union Européenne à l’harmonisation de la législation pénale entre les Etats-Membres. Une décision qui sera ensuite validée par le Traité de Lisbonne, qui donne compétence pénale à l’Union Européenne. Ainsi, l’environnement, qui apparaît comme un nouveau défi pour le droit, a régulièrement été une source de modification et d’amélioration du droit et des jurisprudences ; situation qui pourrait se répéter ici.

    On en revient donc à un enjeu politique, car de l’interprétation des juges constitutionnels dépendra la validité juridique de la proposition de la Convention Citoyenne. Comme la science, le droit est le reflet de nos sociétés. Raison pour laquelle l’état de nécessité ou encore le préjudice écologique ont été “découverts” et appliqués en premier par des juges, alors que ces notions n’étaient pas encore consacrées par la loi.

    “L’article 89 précise qu’un référendum [portant sur la révision de la Constitution] ne peut être engagé sans l’accord des deux assemblées : Assemblée nationale et Sénat. Pour être précis, un référendum a déjà été organisé sur le fondement de l’article 11 et non de l’article 89 pour réviser la Constitution. En 1962, le général de Gaulle a en effet soumis à référendum, sur le fondement de l’article 11 de la Constitution, un projet de révision de l’article 6 de la Constitution afin de prévoir l’élection du Président de la République au suffrage universel direct. Toutefois, ce choix a suscité une très vive controverse et n’a été possible qu’en raison de circonstances historiques très particulières. Il est peu probable que l’actuel président de la République procède ainsi”

    Notre Affaire à Tous : Le président de la République aura le choix de la procédure en décidant soit de soumettre la révision à référendum, soit de faire approuver la révision par un vote parlementaire pour aboutir à un texte identique par les deux assemblées, nécessitant de la part du président de la République de convaincre les parlementaires. On en revient à nouveau à un choix politique.

    Enfin, de manière générale, un référendum portant sur ces questions serait l’occasion d’un large débat sur les liens entre le contrat social et le contrat naturel et le moyen de construire ensemble un chemin commun vers la transition écologique.

    Notes

    1- Définitions alternatives retenues par le comité légistique :

    • Constitue un crime d’écocide, toute action généralisée ou systématique ayant causé un dommage écologique grave consistant en un dépassement manifeste et non négligeable d’au moins une des limites planétaires [définies à l’article L XXX du code de l’environnement] et dont l’auteur savait ou aurait dû savoir qu’il existait une haute probabilité de ce dépassement.” 
    • Constitue un crime d’écocide, toute action généralisée ou systématique ayant causé un dommage écologique étendu et durable à l’environnement naturel consistant en une grave dégradation des éléments ou des fonctions des écosystèmes ou en une grave altération des qualités essentielles des sols, de l’eau ou de l’air commise alors que son auteur savait ou aurait dû en savoir les effets.”

    2- Définition alternatives retenues par le comité légistique :

    • “Art. 522-2 – Constitue un délit d’imprudence d’écocide, toute violation d’une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi, le règlement ou une convention internationale ayant causé directement ou indirectement un dommage écologique grave consistant en un dépassement manifeste des limites planétaires [au sens de l’article L.XXX du code de l’environnement], s’il est établi que l’auteur des faits n’a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait.”
    • “Art. 522-2 – Constitue un délit d’imprudence d’écocide, toute violation d’une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi, le règlement ou une convention internationale ayant causé directement ou indirectement un dommage étendu et durable à l’environnement naturel consistant en une grave dégradation des éléments ou des fonctions des écosystèmes ou en une grave altération des qualités essentielles des sols, de l’eau ou de l’air s’il est établi que l’auteur des faits n’a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait ». 

    3- La proposition alternative du comité légistique consiste à regrouper le délit d’imprudence d’écocide avec le délit de manque de devoir de vigilance des multinationales. Le comité légistique confère par ailleurs à la Haute Autorité des Limites Planétaires la tâche d’accompagner “les entreprises tenues d’élaborer un plan de vigilance au sens de l’article L.225-102-4 du code de commerce afin de les aider à évaluer la compatibilité de leur plan à la protection des limites planétaires.” Le devoir de vigilance des multinationales en matière d’écocide n’a donc pas été supprimé à travers la proposition alternative du comité légistique. Il aurait été toutefois préférable de prévoir l’obligation pour les multinationales de concevoir un plan de vigilance conforme aux limites planétaires et d’assigner à la Haute Autorité la tâche de contrôler le respect de cette obligation.

    4- L’idée initiale, inspirée du mouvement End Ecocide on Earth, est en effet de reconnaître l’écocide au même niveau que les crimes internationaux (crime de génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crime d’agression) en modifiant le Statut de Rome instituant la Cour Pénale Internationale.

    5- Depuis 1994 et l’entrée en vigueur du code pénal français, seuls les délits et les infractions peuvent être non intentionnels.

    6- Selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, la seule constatation de la violation en connaissance de cause d’une prescription légale ou réglementaire implique de la part de son auteur l’intention coupable exigée par l’article 121-3, alinéa 1er, du code pénal.

    7- En effet, au regard de l’alinéa 2 de l’art. 121-3 du code pénal, « lorsque la loi le prévoit, il y a délit en cas d’imprudence, de négligence ou de mise en danger délibérée de la personne d’autrui. »

    8- Voir notamment l’interviwew d’Alexandra Palt, directrice générale de la Responsabilité sociétale et environnementale (RSE) et membre du Comex de L’Oréal: https://www.novethic.fr/actualite/entreprise-responsable/isr-rse/alexandra-palt-directrice-generale-de-la-responsabilite-societale-et-environnementale-l-oreal-doit-evoluer-dans-les-limites-planetaires-148713.html

    9- Afin d’envisager, en droit national, la poursuite des atteintes aux communs planétaires ou à un système écologique de la Terre, il conviendra de prévoir la possibilité d’appréhender les actes commis sur le territoire national comme le prévoient les articles 113-2 à 113-5 du Code pénal ainsi que les infractions commises hors du territoire de la République (articles 113-6 à 113-14 code pénal). Dans le cas d’un recours, le juge pourra ainsi disposer d’un outil d’appréciation indispensable pour ordonner les mesures qui s’imposent. Un tel cadre ouvrirait la voie à une justice préventive climatique, environnementale et sanitaire.

    10- Il s’agira ici de prendre en compte différents éléments tels que la personnalité de l’auteur, la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait.

    11- Cette révision du préambule de la Constitution a depuis été rejetée par le président de la République.

  • Décryptage Convention Citoyenne pour le Climat  Exemplaire

    Décryptage Convention Citoyenne pour le Climat Exemplaire

    Article co-écrit par Paul MOUGEOLLE et Marine YZQUIERDO, membres de Notre Affaire à Tous, avec la collaboration de Marie TOUSSAINT et Valérie CABANES, co-fondatrices de l’association.

    La Convention Citoyenne pour le Climat est un exemple de démocratie participative inédit et certaines des mesures proposées ouvrent la voie vers une révolution juridique. Certaines de ces propositions telles que la reconnaissance du crime d’écocide et la modification de l’article 1er de la Constitution font pourtant l’objet de vives critiques. La proposition de soumettre ces deux mesures à référendum engendre également une levée de boucliers.

    Notre Affaire à Tous (NAAT), qui est à l’origine de ces deux propositions (aux côtés de Wild Legal pour l’écocide, et de la FNH au départ puis de Climates, le REFEDD et WARN en ce qui concerne la modification de l’article 1er de la Constitution), souhaite répondre à ces différentes critiques. Si elles ont au moins le mérite de nourrir le débat et de mettre en lumière des mesures emblématiques, ces critiques demeurent néanmoins contestables juridiquement, parfois contre-productives et quelquefois davantage liées à un enjeu politique que juridique. 

    Notre Affaire à Tous souhaite rappeler que l’objectif de ces propositions vise simplement à renforcer la protection de l’environnement, de la nature et du vivant, au-delà de tout débat idéologique.

    Si la France agit et adopte une législation efficace en matière d’écocide, un précédent important et absolument pionnier sera posé en matière de protection de la nature. A l’image de l’abolition de l’esclavage, il est temps de prendre nos responsabilités et d’intégrer nos nouvelles valeurs fondamentales communes dans notre droit pénal. L’expérience de la Convention Citoyenne pour le Climat l’a démontré : les citoyens français sont prêts à voter en faveur de l’incrimination de l’écocide afin de mettre hors la loi les comportements destructeurs de notre environnement. Montrons l’exemple à l’échelle de la France afin que l’humanité toute entière nous suive et protège la Terre et ses limites planétaires!

    A la suite des échanges intervenus le 29 juin entre les 150 citoyen.ne.s et le président de la République, ce dernier s’est dit prêt à intégrer l’écocide dans le droit français en revoyant toutefois la rédaction actuelle, et s’est montré favorable à une modification de l’article 1er de la Constitution, rejetant cependant la révision du préambule. Notre Affaire à Tous se réjouit de tels propos et considère également que “le temps est venu de faire, d’agir”, à condition de conserver l’esprit initial des textes lors du travail de réécriture. Voici donc nos réponses aux principales critiques (liste non exhaustive).

    1. Sur la reconnaissance du crime d’écocide

    Pour rappel, la Convention Citoyenne pour le Climat propose de :

    u003culu003e
    u003cli style=u0022font-weight: 400;u0022u003ereconnaître et définir le crime d’écocide comme “u003ciu003etoute action ayant causé un dommage écologique grave en participant au dépassement manifeste et non négligeable des limites planétaires, commise en connaissance des conséquences qui allaient en résulter et qui ne pouvaient être ignorées”u003c/iu003e;u003c/liu003e
    u003cli style=u0022font-weight: 400;u0022u003ereconnaître et définir le délit d’imprudence caractérisé d’écocide comme suit: “u003ciu003eConstitue un délit d’imprudence caractérisé d’écocide, toute violation d’une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou un règlement ayant causé un dommage écologique grave en participant au dépassement manifeste et non négligeable des limites planétairesu003c/iu003e”;u003c/liu003e
    u003cli style=u0022font-weight: 400;u0022u003eobliger les multinationales à publier un plan de vigilance en prenant en compte la problématique des limites planétaires à des fins de prévention: Ainsi, “u003ciu003el’absence de mesures adéquates et raisonnables relatives à l’identification et la prévention de la destruction grave d’un écosystème ou du dépassement manifeste et non négligeable des limites planétairesu003c/iu003e” constituerait une violation de la loi sur le devoir de vigilance ainsi qu’un délit d’imprudence d’écocide si celui-ci était caractérisé;u003c/liu003e
    u003cli style=u0022font-weight: 400;u0022u003ecréer une Haute autorité des limites planétaires afin de promouvoir et  garantir la mise en œuvre de cette législation.u003c/liu003e
    u003c/ulu003e

    Les principales critiques entendues

    “L’intention de nuire est difficile à établir.”

    Notre Affaire à Tous : La proposition de loi sur l’écocide ne prévoit pas la nécessité de prouver l’intention de nuire mais seulement la “connaissance” des conséquences des actes incriminés. C’est bien là toute la spécificité de notre définition du crime d’écocide, qui est d’avoir choisi le principe de la connaissance d’une haute probabilité d’atteinte à la sûreté à la planète, plutôt que celui de l’intention. En effet, le changement climatique et l’érosion de la biodiversité conduisent la planète vers un état auquel nul n’est préparé : il met en danger nombre d’écosystèmes, la survie de nombreuses espèces animales et végétales et les conditions de vie de l’humanité. L’objectif du crime d’écocide doit être de répondre à la crise écologique et climatique en cours en permettant de poser un cadre normatif de ce qui est tolérable pour préserver un écosystème terrestre habitable pour le plus grand nombre. 

    Nous sommes conscients des importants débats de fond que cela soulève au regard du principe fondamental de notre code pénal selon lequel “ll n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre.” Cela reviendrait à reconnaître un crime (le crime d’écocide) de nature non intentionnelle, comme cela était le cas avant 1994. 

    Notre Affaire à Tous est donc disposée à affiner la définition du crime d’écocide pour caractériser les dommages écologiques graves causés de manière intentionnelle et constituant un crime, sans pour autant devoir reconnaître une intention de nuire, si et seulement si le délit d’imprudence d’écocide est maintenu dans le dispositif et que l’esprit initial du texte est préservé. Ce délit d’imprudence permettra effectivement de garantir l’efficacité de l’incrimination ainsi que sa fonction dissuasive (voir notre deuxième réponse ci-dessous). 

    Ensuite, intégrer le concept des limites planétaires au dispositif relatif au devoir de vigilance des multinationales permettra de renforcer considérablement la fonction préventive de la protection extra-territoriale de l’environnement (voir notre troisième réponse ci-dessous).  

    “Il faut prouver l’élément intentionnel alors que beaucoup de dégâts causés à l’environnement sont le résultat d’une négligence.”

    Notre Affaire à Tous : L’élément intentionnel n’a pas besoin d’être démontré dès lors que serait caractérisé le délit d’imprudence, faute non-intentionnelle que les 150 citoyens proposent de reconnaître et de définir pour compléter le dispositif. Caractériser le délit d’imprudence ne nécessiterait donc pas de démontrer une intention de provoquer un écocide ou le franchissement des limites planétaires, mais seulement la prévisibilité du dommage ainsi qu’un manquement à une obligation de prudence préétablie par la loi, telle que l’obligation générale de vigilance environnementale découlant de la Charte de l’environnement (décision n° 2011-116 QPC du 8 avril 2011 du Conseil constitutionnel).

    “L’écocide ne satisferait pas à l’exigence de précision de la loi pénale. Pour envoyer quelqu’un en prison, il faut une incrimination précise. C’est le principe de légalité et de clarté.”

    Notre Affaire à Tous En premier lieu, il est important de clarifier un certain malentendu à cet égard. Notre proposition initiale, reprise par les 150 citoyens de la Convention, avait défini directement dans la loi les limites planétaires ainsi que les seuils respectifs. Le comité légistique de la Convention Citoyenne a par la suite demandé aux 150 citoyens de synthétiser leur proposition, les obligeant ainsi à enlever les seuils chiffrés relatifs aux limites planétaires. C’est ce même comité légistique qui vient par la suite  critiquer son absence de précision !

    En second lieu, les limites planétaires font l’objet d’une définition scientifique assez précise (voir les travaux de l’équipe internationale de 28 scientifiques dirigée par Johan Röckstrom et Will Stefen, publiés en 2009 et réactualisés en 2015).  Ce concept de limites planétaires est d’ailleurs utilisé à plusieurs reprises au niveaux européen et français. Ainsi, l’Agence Européenne de l’Environnement a publié le 17 avril dernier un rapport sur le respect/irrespect par l’Europe des limites planétaires. Ensuite, le concept de limites planétaires a récemment été utilisé  par le gouvernement français dans son rapport sur l’état de l’environnement en France, publié par le Ministère de la transition écologique et solidaire (MTES) le 24 octobre 2019, qui indique que six des neuf limites planétaires sont déjà dépassées. Dans ce rapport, le concept des limites planétaires a été décliné au territoire de la France. 

    En outre, la notion des limites planétaires figure déjà dans la loi, à l’article L110-1-1 du code de l’environnement (modifié par la Loi n°2020-105 du 10 février 2020 – art. 2) qui dispose que “ La transition vers une économie circulaire vise à atteindre une empreinte écologique neutre dans le cadre du respect des limites planétaires et à dépasser le modèle économique linéaire […]”.

    Avant cela, dans son discours devant la communauté internationale lors de la COP23 de Bonn en 2017, le président de la République a lui-même évoqué le franchissement du “seuil de l’irréversible” et le risque que les équilibres de la planète ne se rompent. Cet effet de seuils doit être inscrit dans le droit afin de permettre aux institutions de notre État de cadrer les activités qui menacent ces équilibres planétaires.

    Il convient à présent d’investir dans la mise en oeuvre d’outils permettant de surveiller l’évolution des limites planétaires et de les  adapter à l’action des entreprises, dans la continuité de l’initiative prise par l’Oréal, qui souhaite “transformer [son] activité et l’inscrire dans les limites planétaires.”

    En troisième lieu, le reproche de l’imprécision est à relativiser au regard des autres incriminations  déjà reconnues par le droit pénal français, peu précises dans leur formulation également. Ainsi en va-t-il par exemple du crime contre l’humanité, inscrit à l’article 212-1 du code pénal, qui dispose au 11° que “Les autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou psychique.” De même, le code de l’environnement réprime le déversement de “substances quelconques” dans l’eau.

    Le droit de l’environnement a d’ailleurs ceci de particulier qu’il permet une pollution dans une certaine mesure : tel pourcentage de particules fines dans l’air, de dioxyde de soufre dans l’eau, de monoxyde de carbone dans les bâtiments, etc. Sont ainsi établies des “valeurs limites” à ne pas dépasser. Les limites planétaires sont parfaitement en ligne avec cet esprit, sauf qu’elles sont établies à l’échelle globale. Ces valeurs posent alors certaines questions juridiques liées à la causalité : à partir de quand la contribution d’un certain acteur devient est-elle illégale ? Nous avons choisi de caractériser l’illégalité de la contribution lorsqu’elle participe manifestement et de manière non négligeable aux limites planétaires (voir aussi la réponse question ci-dessous sur le fait de pouvoir poursuivre des individus pour écocide). 

    Si le caractère global des limites planétaires constituait un obstacle rédhibitoire aux yeux de certains juristes, Notre Affaire à Tous se dit prête à revoir la définition du dispositif pénal de l’écocide afin d’en dissocier le concept des limites planétaires. Notre Affaire à Tous considère toutefois que le concept des limites planétaires a tout intérêt à être intégré dans le droit, afin de renforcer sa fonction préventive et globale. 

    L’inscription dans la loi de l’écocide et des limites planétaires et la création d’une Haute Autorité permettrait d’investir dans ces instruments scientifiques, de créer et mobiliser les données disponibles, enfin de promouvoir le respect des limites planétaires comme outil de gouvernance au niveau global.

    “Pourquoi défendre la création d’une Haute autorité des limites planétaires alors que les agences de l’environnement crient déjà famine ?”

    Notre Affaire à Tous : De telles critiques, qui rejoignent celles faites sur la faiblesse de l’application de la législation environnementale déjà existante, revêtent un enjeu politique une fois de plus. Si on s’en tient à ces critiques, le manque de moyens disponibles devrait justifier la non reconnaissance d’un nouveau crime environnemental, pour lequel les moyens ne seraient pas accessibles pour sa mise en oeuvre.

    Il est certain que la criminalité environnementale fait l’objet d’un manque d’investissement et de priorisation politique, et ce depuis le début. Tous les experts le soulignent : manque de moyens pour détecter les infractions, absence de traitement des infractions repérées, classement sans suite pour la plupart et, lorsqu’elles sont traitées, ces infractions environnementales donnent plus souvent lieu à une remise de peine comparé à la moyenne, tandis que les amendes sont toujours très faibles par rapport aux enjeux. Quant à la coopération internationale en matière de lutte contre la criminalité environnementale, elle est balbutiante, et des réseaux structurés ne sont mis en place au niveau européen que depuis deux ans.

    C’est une raison de plus pour reconnaître l’écocide. Hisser les atteintes à l’environnement à ce niveau de l’échelle pénale entraînerait un besoin d’investissement accru dans le traitement de la criminalité environnementale et pourrait ainsi bénéficier, par ruissellement, à l’ensemble des infractions en la matière. 

    Nous sommes bien conscients que la reconnaissance du crime d’écocide implique un changement de paradigme avec une approche systémique qui révolutionnerait le droit de l’environnement, dans lequel la Haute Autorité aurait par exemple un rôle de vigie des limites planétaires  des lois et permettrait de veiller à adopter des politiques publiques cohérentes en prenant en compte les effets écosystémiques des limites planétaires .

    “L’empreinte carbone d’un français moyen est d’environ 11 tonnes d’équivalent CO2 par an, bien au-dessus de ce que la planète est capable d’absorber. Est-ce à dire que nous pourrions tous être condamnés ?”

    Notre Affaire à Tous : Il s’agit là d’un faux débat. Au regard du libellé de notre proposition, pour que l’écocide soit caractérisé, il faudrait un acte ou un comportement contribuant en un dépassement “manifeste et non négligeable.” Donc un particulier ou une petite entreprise dont l’empreinte carbone serait excessive ne rentrerait pas dans le champ d’application de l’incrimination. Le but est de viser les personnes ayant du pouvoir, une influence sur le cours des événements telles que les multinationales qui agissent en connaissance des conséquences de leurs activités, décisions et choix d’investissements. C’est notamment  le cas avec l’obtention de permis de polluer, comme les permis d’exploitation minière entraînant largement un dépassement du quota des émissions de gaz à effet de serre. Il s’agit donc de poser un cadre contraignant pour diriger les investissements industriels rapidement vers des énergies propres, qui permettrait de faire respecter la loi et les engagements internationaux de la France qui visent à protéger l’environnement, décarboner l’économie, etc., tout en donnant un pouvoir aux présidents et directeurs généraux vis-à-vis de leurs actionnaires.

    Cet encadrement des activités des multinationales est nécessaire lorsqu’on sait que plus de 70 % des émissions de gaz à effet de serre émaneraient indirectement de seulement 100 entreprises (selon un rapport de l’ONG internationale Carbon Disclosure Project), avec en première lignes les producteurs d’énergies fossiles (charbon, gaz et pétrole). Ces entreprises ont une responsabilité morale et juridique particulière en matière de transition énergétique. Elles doivent mettre toutes les mesures en oeuvre afin de contribuer à l’accès universel à une énergie propre. Jusqu’ici, elles ne le font pas. Plus grave même, bien souvent elles s’y opposent. En effet, les compagnies pétrolières ont par exemple minimisé pendant des années les risques liés au changement climatique alors qu’elles avaient parfaitement connaissance des dangers, grâce à des études menées en interne. Récemment, elle ont même dépensé plus de 250 millions d’euros depuis 2010 en lobbying auprès de l’Union européenne afin de mettre en place une stratégie de pression pour faire échec aux actions en faveur du climat.Il est temps que ce comportement cesse et qu’il devienne pénalement répréhensible. Une telle législation sur l’écocide permettra de contribuer à faire cesser l’impunité en matière de protection du climat et des autres limites planétaires.

    “Le risque de “populisme pénal”. La société de consommation engendre de forts impacts environnementaux. On veut donc modifier cette société de consommation via le droit pénal ?”

    Notre Affaire à Tous : Nous ne recherchons pas à faire peser la responsabilité d’une certaine destruction environnementale collective sur certains acteurs en particuliers, simplement pour rechercher un bouc-émissaire. Cependant, les temps sont graves. La nature à l’échelle locale et l’écosystème global de notre planète sont gravement en périls. Leurs dérèglements menacent autant notre existence que celle du vivant en général. De nombreuses fautes ont par ailleurs été commises : les exemples de politiques et d’entreprises qui ignorent la science et le respect de nos besoins les plus élémentaires sont légions. Il est dès lors selon nous absolument nécessaire d’introduire dans notre droit pénal un dispositif fort et efficace entraînant un changement de paradigme. Des sanctions réellement dissuasives participeront grandement à ce changement de mentalité. La France, en adoptant une législation sur l’écocide serait pionnière en la matière et entraînerait avec certitude ses voisins européens ainsi que la communauté internationale dans son sillage.

    Le but de l’écocide n’est pas de reporter la sanction pénale sur des habitudes de consommation et des comportements individuels spécifiques tels que l’achat de biens matériels ou l’utilisation de produits à usage unique ou polluant. S’il est essentiel de devoir adopter un mode de consommation plus résilient, sobre et local, la transformation de notre mode de consommation passe au préalable par la responsabilisation de la production primaire. Le plaidoyer en faveur de l’écocide entend prévenir, réprimer et sanctionner les structures à l’origine d’un “dommage écologique grave” à travers leurs actions, comme par exemple une déforestation massive et illégale ou le déversement de déchets nucléaires en haute mer ou de produits hautement toxiques dans des rivières. 

    2. Sur la modification de la Constitution

    Pour rappel, la Convention Citoyenne pour le Climat propose:

    u003cul id=u0022block-a42d67dc-df85-4a9f-be02-73aff251f4c4u0022 class=u0022block-editor-rich-text__editable block-editor-block-list__block wp-block is-selected rich-textu0022 tabindex=u00220u0022 role=u0022groupu0022 contenteditable=u0022trueu0022 aria-multiline=u0022trueu0022 aria-label=u0022Bloc : Listeu0022 data-block=u0022a42d67dc-df85-4a9f-be02-73aff251f4c4u0022 data-type=u0022core/listu0022 data-title=u0022Listeu0022u003e
    u003cliu003ed’ajouter dans le préambule que “u003cemu003eLa conciliation des droits, libertés et principes qui en résultent ne saurait compromettre la préservation de l’environnement, patrimoine commun de l’humanitéu003c/emu003e;u003c/liu003e
    u003cliu003ed’ajouter à l’article premier que “u003cemu003ela République garantit la préservation de la biodiversité, de l’environnement et lutte contre le dérèglement climatiqueu003c/emu003e”;u003c/liu003e
    u003cliu003ede créer un Défenseur de l’environnement, à l’image du Défenseur des droits. u003c/liu003e
    u003c/ulu003e

    Les principales critiques entendues

    2.1. Concernant le préambule

    “Cette phrase revient à préciser que le social et l’économie « ne saurait compromettre » la préservation de l’environnement. Or, une conception bien plus positive et enthousiasmante du développement durable consiste à défendre l’idée que la protection de l’environnement est une [chance] – et non une contrainte – pour le développement social et économique.”

    Notre Affaire à Tous : Cet ajout dans le préambule rejoint un important arrêt rendu par le Conseil constitutionnel le 31 janvier dernier (décision n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020) qui a reconnu que la protection de l’environnement, « patrimoine commun des êtres humains, constitue un objectif de valeur constitutionnelle » qui peut justifier une “atteinte” à la liberté d’entreprendre. Cette décision, qui constitue une avancée majeure pour la protection de l’environnement, montre bien que la liberté d’entreprendre, et donc les intérêts économiques, ne peuvent pas toujours primer sur la protection de l’environnement.

    Au regard de la crise écologique sans précédent que nous traversons, nous appelons même à aller plus loin et à un renversement des normes, en affirmant que le droit de l’environnement doit primer sur les intérêts économiques, et non l’inverse. Nous parlons ici des intérêts économiques, et non de l’ensemble des droits et libertés visés dans le préambule, en particulier les droits humains.

    Ensuite, une telle révision aurait pu constituer une première étape vers la reconnaissance des droits de la nature, tout comme la proposition de créer un défenseur de l’environnement (à l’image de l’ombudsman), afin de reconnaître l’interdépendance des humains avec le reste du vivant. Nous n’allons pas jusqu’à affirmer, comme l’ont laissé penser certains commentaires, que les droits de la nature doivent primer sur les droits humains, mais qu’il existe une interdépendance, et non une hiérarchie,  entre les deux.

    Dans un contexte de “verdissement” des constitutions dans le monde et même de constitutionnalisation des droits de la nature (comme en Equateur), cet ajout dans le préambule aurait été bienvenu.

    2.2. Concernant l’article 1er

    “La proposition de modifier l’article 1er de la Constitution est, pour l’essentiel, une reprise d’une proposition défendue par le Gouvernement depuis 2018.”

    Notre Affaire à Tous : Certes, un projet de réforme constitutionnelle avait été annoncé  par le gouvernement en juillet 2017, qui visait à inscrire “l’impératif de lutte contre le changement climatique à l’article 34, qui définit le domaine de la loi”. Cette démarche de l’insertion de la lutte climatique dans l’article 34 a été critiquée de manière unanime et a été qualifiée de “greenwashing constitutionnel” par les associations. C’est pourquoi nous avons proposé de modifier l’article 1er de la Constitution et lancé l’Appel pour une Constitution Écologique en avril 2018 (voir notre proposition de loi initiale).  

    En juillet 2018, les députés ont réussi à voter le texte suivant: “La République agit pour la préservation de l’environnement et de la diversité biologique et contre les changements climatiques.” Mais les débats ont sans cesse été interrompus (affaire Benalla, Grand Débat,…) et la réforme a finalement été reportée sine die. C’est donc une bonne chose que cette modification de l’article 1er de la Constitution soit maintenant portée par la Convention Citoyenne pour avoir une chance d’aboutir. A cet égard, il est important de rappeler que la Convention Citoyenne propose le verbe “garantit” alors que le gouvernement proposait le verbe “favorise” sans son dernier projet de loi constitutionnelle du 29 août 2019, c’est bien là la grande différence! “Garantir” est bien plus contraignant que “favoriser”. 

    Comme le Conseil d’Etat l’a indiqué dans un précédent avis du 29 mai 2019, lorsque le gouvernement avait encore pour intention de modifier lui-même cet article de la Constitution: “l’affirmation d’un principe d’action imposerait une obligation d’agir à l’Etat, au niveau national ou international, comme aux pouvoirs publics territoriaux. Il serait susceptible d’avoir des conséquences très lourdes et en partie imprévisibles sur leur responsabilité, notamment en cas d’inaction.” Au regard de la crise environnementale, nier la nécessité d’introduire une véritable obligation d’agir nous apparaît scandaleuse. L’Etat n’a d’autre choix que de répondre avec force et vigueur contre la destruction de notre maison commune. 

    “La protection de l’environnement est déjà inscrite au sein du bloc de constitutionnalité grâce à la Charte de l’environnement (loi constitutionnelle du 1er mars 2005) et d’une rédaction d’une qualité nettement supérieure à ce que propose le rapport qui sera soumis à la Convention citoyenne pour le climat.”

    Notre Affaire à Tous : La Charte de l’environnement est un bon instrument mais elle est présente des lacunes pour plusieurs raisons. Premièrement, il n’y a pas de référence explicite au climat dans la Charte. Deuxièmement, les dispositions de la Charte n’instituent pas toutes un droit ou une liberté, et par conséquent ne permettent pas toujours la saisine du Conseil par le biai d’une question prioritaire de constitutionnalité. C’est notamment le cas des sept premiers alinéas qui précèdent l’article premier. Troisièmement, très peu de jurisprudences constitutionnelles abordent vraiment la lutte contre les changements climatiques et il n’y a donc pas d’enseignements sur la pertinence de la Charte dans la lutte climatique pour le moment. Enfin, la Charte est un bon instrument avec une grande force d’interprétation de ses principes, à condition toutefois d’en avoir une interprétation ambitieuse par les juges.

    Tout repose donc sur l’interprétation des juges, et avoir l’inscription de la lutte contre le dérèglement climatique, en plus de la préservation de la biodiversité et de l’environnement, à l’article 1er de la Constitution, ne ferait plus aucun doute et réduirait la marge d’interprétation de certains juges qui n’oseraient pas faire une interprétation poussée de la Charte de l’environnement.

    “Il serait préférable de réfléchir à la manière de mieux faire appliquer et respecter la Charte de l’environnement plutôt que de prendre le risque, au mieux d’une redondance des mêmes notions au sein du bloc de constitutionnalité, au pire d’un affaiblissement de la Charte de l’environnement.”

    Notre Affaire à Tous :  Il s’agit d’inscrire de manière univoque la lutte contre le dérèglement climatique qui ne figure nulle part dans la Charte, laissant ainsi un grand pouvoir d’interprétation aux juges.

    “Le rapport abandonne la proposition d’inscription du principe de non régression au sein du bloc de constitutionnalité qui aurait pourtant pu être débattue.”

    Notre Affaire à Tous : C’est en effet un aspect que nous regrettons. Il faut néanmoins garder en tête que le comité légistique de la Convention Citoyenne a tenté de réduire la portée des propositions des 150 citoyens en les “lissant” autant que possible de manière à écarter certaines formulations.

    “Plus grave, cette proposition de révision comporte un risque sérieux de régression du droit de l’environnement. Ainsi, elle propose d’extraire les notions de « biodiversité » et « climat » de celle d’environnement qui, jusqu’à présent, les comprenait.”

    Notre Affaire à Tous La proposition inclut les 3 notions biodiversité, environnement et dérèglement climatique. En quoi cela risque t-il de créer une régression du droit de l’environnement qui est déjà en nette régression? Il n’a pas fallu attendre cette critique pour constater un affaiblissement du droit de l’environnement. Beaucoup de mesures gouvernementales sont prises qui, sous couvert de “simplification” du droit, font régresser de nombreuses dispositions environnementales. 

    On peut notamment citer le projet de loi ASAP, qui consacre “le fait accompli” en permettant aux préfets d’autoriser des travaux de construction industrielle en anticipant sur la délivrance de l’autorisation environnementale nécessaire (à la condition que le permis de construire ait été délivré et l’enquête publique réalisée), ou encore qui prévoit que l’avis donné par l’autorité environnementale ne pourra plus être réactualisé en fonction de l’évolution du dossier. Figurent aussi les atteintes à la participation du public avec le pouvoir confié aux préfets de dispenser d’enquête publique, au profit d’une simple consultation électronique, les projets ne nécessitant pas d’évaluation environnementale. De telles mesures constituent manifestement une régression, voire une “destruction” (selon les experts) du droit de l’environnement. 

    De même, le décret du 8 avril 2020 généralise le droit des préfets à déroger à de nombreuses normes réglementaires, notamment en matière environnementale. Un tel dispositif permettrait notamment l’accélération des dispositifs procéduraux dans l’implantation de projets destructeurs de l’environnement. Ce décret a d’ailleurs été attaqué devant le Conseil d’Etat par plusieurs associations, dont Notre Affaire à Tous.

    Affirmer que cette proposition de modification de la Constitution constitue un “risque sérieux de régression du droit de l’environnement” paraît donc totalement absurde et de mauvaise foi au regard des mesures précitées voulues par le Gouvernement.

    3. Sur la possibilité de soumettre ces deux propositions à référendum

    Les critiques portent sur la mise en oeuvre de l’article 11 de la Constitution pour l’adoption de la proposition de loi sur l’écocide et sur  l’article 89 de la Constitution pour la révision de la Constitution.

    Les principales critiques entendues

    “Un référendum ne peut porter sur la législation pénale. La matière pénale est exclue de l’article 11 de la Constitution, comme de nombreux constitutionnalistes l’ont dores et déjà souligné. Il n’est donc pas possible d’organiser un référendum sur l’écocide en l’état actuel de la rédaction de l’article 11 de la Constitution. Il faudrait considérablement maltraiter l’interprétation de l’article 11 pour considérer un référendum sur l’écocide.”

    Notre Affaire à Tous : Pour rappel, l’article 11 prévoit que le référendum ne peut porter que sur certaines matières : « (…) tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions.”

    S’il est vrai que l’article 11 ne mentionne pas la loi pénale, il ne l’interdit pas non plus. La proposition de la Convention Citoyenne porte par ailleurs sur une modification du code de l’environnement et non du code pénal. En outre, l’environnement a déjà été une manière d’élargir l’interprétation des règles et traités en matière pénale. Ainsi, à travers son arrêt “Commission v. Conseil” du 13 septembre 2005, la Cour de Justice des Communautés Européennes (aujourd’hui CJUE) avait donné raison à la Commission et élargi les compétences de l’Union Européenne à l’harmonisation de la législation pénale entre les Etats-Membres. Une décision qui sera ensuite validée par le Traité de Lisbonne, qui donne compétence pénale à l’Union Européenne. Ainsi, l’environnement, qui apparaît comme un nouveau défi pour le droit, a régulièrement été une source de modification et d’amélioration du droit et des jurisprudences ; situation qui pourrait se répéter ici.

    On en revient donc à un enjeu politique, car de l’interprétation des juges constitutionnels dépendra la validité juridique de la proposition de la Convention Citoyenne. Comme la science, le droit est le reflet de nos sociétés. Raison pour laquelle l’état de nécessité ou encore le préjudice écologique ont été “découverts” et appliqués en premier par des juges, alors que ces notions n’étaient pas encore consacrées par la loi.

    “L’article 89 précise qu’un référendum [portant sur la révision de la Constitution] ne peut être engagé sans l’accord des deux assemblées : Assemblée nationale et Sénat. Pour être précis, un référendum a déjà été organisé sur le fondement de l’article 11 et non de l’article 89 pour réviser la Constitution. En 1962, le général de Gaulle a en effet soumis à référendum, sur le fondement de l’article 11 de la Constitution, un projet de révision de l’article 6 de la Constitution afin de prévoir l’élection du Président de la République au suffrage universel direct. Toutefois, ce choix a suscité une très vive controverse et n’a été possible qu’en raison de circonstances historiques très particulières. Il est peu probable que l’actuel président de la République procède ainsi”

    Notre Affaire à Tous : Le président de la République aura le choix de la procédure en décidant soit de soumettre la révision à référendum, soit de faire approuver la révision par un vote parlementaire pour aboutir à un texte identique par les deux assemblées, nécessitant de la part du président de la République de convaincre les parlementaires. On en revient à nouveau à un choix politique.

    Enfin, de manière générale, un référendum portant sur ces questions serait l’occasion d’un large débat sur les liens entre le contrat social et le contrat naturel et le moyen de construire ensemble un chemin commun vers la transition écologique.

    Nos ressources

    Notes

    1- Définitions alternatives retenues par le comité légistique :

    • Constitue un crime d’écocide, toute action généralisée ou systématique ayant causé un dommage écologique grave consistant en un dépassement manifeste et non négligeable d’au moins une des limites planétaires [définies à l’article L XXX du code de l’environnement] et dont l’auteur savait ou aurait dû savoir qu’il existait une haute probabilité de ce dépassement.” 
    • Constitue un crime d’écocide, toute action généralisée ou systématique ayant causé un dommage écologique étendu et durable à l’environnement naturel consistant en une grave dégradation des éléments ou des fonctions des écosystèmes ou en une grave altération des qualités essentielles des sols, de l’eau ou de l’air commise alors que son auteur savait ou aurait dû en savoir les effets.”

    2- Définition alternatives retenues par le comité légistique :

    • “Art. 522-2 – Constitue un délit d’imprudence d’écocide, toute violation d’une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi, le règlement ou une convention internationale ayant causé directement ou indirectement un dommage écologique grave consistant en un dépassement manifeste des limites planétaires [au sens de l’article L.XXX du code de l’environnement], s’il est établi que l’auteur des faits n’a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait.”
    • “Art. 522-2 – Constitue un délit d’imprudence d’écocide, toute violation d’une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi, le règlement ou une convention internationale ayant causé directement ou indirectement un dommage étendu et durable à l’environnement naturel consistant en une grave dégradation des éléments ou des fonctions des écosystèmes ou en une grave altération des qualités essentielles des sols, de l’eau ou de l’air s’il est établi que l’auteur des faits n’a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait ». 

    3- La proposition alternative du comité légistique consiste à regrouper le délit d’imprudence d’écocide avec le délit de manque de devoir de vigilance des multinationales. Le comité légistique confère par ailleurs à la Haute Autorité des Limites Planétaires la tâche d’accompagner “les entreprises tenues d’élaborer un plan de vigilance au sens de l’article L.225-102-4 du code de commerce afin de les aider à évaluer la compatibilité de leur plan à la protection des limites planétaires.” Le devoir de vigilance des multinationales en matière d’écocide n’a donc pas été supprimé à travers la proposition alternative du comité légistique. Il aurait été toutefois préférable de prévoir l’obligation pour les multinationales de concevoir un plan de vigilance conforme aux limites planétaires et d’assigner à la Haute Autorité la tâche de contrôler le respect de cette obligation.

    4- L’idée initiale, inspirée du mouvement End Ecocide on Earth, est en effet de reconnaître l’écocide au même niveau que les crimes internationaux (crime de génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crime d’agression) en modifiant le Statut de Rome instituant la Cour Pénale Internationale.

    5- Depuis 1994 et l’entrée en vigueur du code pénal français, seuls les délits et les infractions peuvent être non intentionnels.

    6- Selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, la seule constatation de la violation en connaissance de cause d’une prescription légale ou réglementaire implique de la part de son auteur l’intention coupable exigée par l’article 121-3, alinéa 1er, du code pénal.

    7- En effet, au regard de l’alinéa 2 de l’art. 121-3 du code pénal, « lorsque la loi le prévoit, il y a délit en cas d’imprudence, de négligence ou de mise en danger délibérée de la personne d’autrui. »

    8- Voir notamment l’interviwew d’Alexandra Palt, directrice générale de la Responsabilité sociétale et environnementale (RSE) et membre du Comex de L’Oréal: https://www.novethic.fr/actualite/entreprise-responsable/isr-rse/alexandra-palt-directrice-generale-de-la-responsabilite-societale-et-environnementale-l-oreal-doit-evoluer-dans-les-limites-planetaires-148713.html

    9- Afin d’envisager, en droit national, la poursuite des atteintes aux communs planétaires ou à un système écologique de la Terre, il conviendra de prévoir la possibilité d’appréhender les actes commis sur le territoire national comme le prévoient les articles 113-2 à 113-5 du Code pénal ainsi que les infractions commises hors du territoire de la République (articles 113-6 à 113-14 code pénal). Dans le cas d’un recours, le juge pourra ainsi disposer d’un outil d’appréciation indispensable pour ordonner les mesures qui s’imposent. Un tel cadre ouvrirait la voie à une justice préventive climatique, environnementale et sanitaire.

    10- Il s’agira ici de prendre en compte différents éléments tels que la personnalité de l’auteur, la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait.

    11- Cette révision du préambule de la Constitution a depuis été rejetée par le président de la République. 

     

  • Décryptage à la veille d’une décision historique : Quelle application du droit de l’environnement face aux politiques routières ?

    Par Justine BALNUS, Eléonore DORLHAC, Chloé GERBIER, Hélène GUIBERT et Edgar PRIOUR-MARTIN, membres du groupe « Recours Locaux » de Notre Affaire à Tous.

    A la veille d’une décision historique (1) sur la responsabilité de l’Etat en matière de mesures relatives à la qualité de l’air, Notre Affaire à Tous apporte un éclairage sur les enjeux environnementaux des politiques routières en France.

    La France dispose du réseau routier le plus dense en Europe. Malheureusement, cela ne l’empêche pas de continuer d’investir massivement dans des projets d’envergure, tels que le Grand Contournement Ouest de Strasbourg (GCO), dont le coût total est estimé à près de 600 millions d’euros (financés par l’exploitation du tronçon construit par le concessionnaire)

    Pourtant, le Parlement a fixé des objectifs ambitieux dans la mise en oeuvre des politiques de mobilité sur le territoire, que ce soit en matière de qualité de l’air ou de préservation de la biodiversité. Les stratégies nationales se multiplient à cet effet ; mais sans parvenir à se concrétiser.

    La diversité des acteurs publics responsables (Etat et collectivités territoriales), l’encadrement normatif insuffisant et la priorité donnée par le juge aux objectifs économiques ne permettent pas de se rapprocher des objectifs évoqués.

    Alors, la lutte se poursuit : on ne compte plus le nombre des collectifs d’habitants se formant à l’encontre des projets routiers, soucieux de la protection de l’environnement, des deniers publics, ou tout simplement de leur santé. Notre Affaire à Tous soutient actuellement deux d’entre eux dans leurs démarches.

    1. Revue historique et enjeux du patrimoine routier français

    A qui appartiennent les routes françaises ?

    Parce qu’elle fait intervenir de nombreux acteurs publics, l’extension du réseau routier français manque de coordination et ses effets cumulés sont mal connus.

    Historiquement, la France dispose d’un patrimoine routier extrêmement important : 1 104 000 kilomètres de routes composent ce réseau, soit une densité de 16 464 kilomètres par million d’habitants, de loin la plus importante d’Europe (2) :

    Ce réseau gigantesque est principalement composé des voies départementales (34,3 %) et communales (63,8 %). Ce sont ces dernières qui portent l’expansion inexorable du réseau : alors que la longueur du réseau routier national a augmenté de 12 % entre 1998 et 2018, celle des voies communales a augmenté de 19,8 %, soit 114 665 km de voies communales de plus.

    Or la construction extensive de ces voies communales est, par définition, portée par les communes (et, désormais, les intercommunalités lorsqu’elles sont compétentes). Bien entendu, ces projets coûteux font presque toujours l’objet d’un cofinancement avec les départements et/ou l’État ; mais les décisions sont prises au niveau communal ou intercommunal.

    L’artificialisation des sols causée par l’extension du réseau routier passe donc par des centaines de projets de taille modeste, décidés au niveau local par les collectivités propriétaires (3). Il s’agit notamment de voies de contournement de centre-bourg. 

    Quels enjeux entourent les projets routiers ?

    • L’artificialisation des sols

    L’artificialisation des sols correspond à un « changement d’état effectif d’une surface agricole, forestière ou naturelle vers des surfaces artificialisées, c’est-à-dire les tissus urbains, les zones industrielles et commerciales, les infrastructures de transport et leurs dépendances, les mines et carrières à ciel ouvert, les décharges et chantiers, les espaces verts urbains (espaces végétalisés inclus dans le tissu urbain), et des équipements sportifs et de loisirs y compris des golfs » (4).

    Parce qu’elle entraîne des conséquences sur la nature (perte de ressources en sol pour l’usage agricole et pour les espaces naturels, imperméabilisation des sols entraînant une vulnérabilité aux inondations, impact sur la biodiversité), l’artificialisation des sols constitue un enjeu majeur de débat public et de préoccupations politiques. 

    Alors qu’en moyenne, les pays de l’Union Européenne comptent 4,3 % de terres artificialisées en 2012, la France en comptait 6,9 % en 1992, et 9,3 % en 2015 (5).

    • La pollution atmosphérique

    Premier sujet de préoccupation environnementale des français, la pollution de l’air est liée aux phénomènes naturels (érosion des sols, éruptions volcaniques…) et aux activités humaines (transports, industries, production énergétique, agriculture). En 2016, le transport routier a représenté une part importante de la pollution de l’air, de l’ordre de 15% des émissions moyennes métropolitaines de particules fines PM2.5. 

    Or, la pollution atmosphérique entraîne des conséquences importantes sur la santé humaine et sur le climat.

    En effet, la pollution de l’air joue un rôle majeur sur le développement de maladies chroniques (cancers, pathologies cardiovasculaires et respiratoires). Ces maladies sont susceptibles de se développer après plusieurs années d’exposition aux particules, même à de faibles niveaux de concentration. 

    D’autres effets sont de plus en plus mis en évidence notamment sur la reproduction, le risque de naissance prématurée, les atteintes du développement neurologique de l’enfant, la démence chez les personnes âgées…

    Santé Publique France (ANSP) estime que la pollution par les particules fines (PM2,5, de taille inférieure à 2,5 micromètres) émises par les activités humaines est à l’origine chaque année, en France continentale, d’au moins 48 000 décès prématurés par an, ce qui correspond à 9 % de la mortalité en France et à une perte d’espérance de vie à 30 ans pouvant dépasser 2 ans (6).

    S’agissant des effets sur le climat, la pollution de l’air joue également un rôle majeur. Les neiges, pluies, brouillards deviennent acides sous l’effet des polluants. En conséquence, les écosystèmes sont altérés, les lacs et les cours d’eau sont acidifiés. Par ailleurs, cela change les propriétés des sols et menace ainsi la faune et la flore. 

    Enfin, la pollution de l’air contribue à accroître l’effet de serre et par conséquent le réchauffement climatique (7).

    2. Objectifs politiques et législatifs autour des mobilités

    Quel avenir pour les mobilités individuelles ?

    Déjà en 2017, on pouvait constater que « le secteur des transports est aujourd’hui le premier contributeur aux émissions de gaz à effet de serre, à hauteur d’un tiers, et le seul secteur dont les émissions ont recommencé à augmenter. Le modèle d’équipement du pays reposant sur les infrastructures [routières] et le moteur thermique ne répond plus aux besoins d’aujourd’hui » (8).

    En 2020, la Convention citoyenne pour le climat fait le même constat et formule onze recommandations afin de favoriser les mobilités durables, notamment en diminuant le besoin en déplacements motorisés et leur distance, et en augmentant la part des modes de transport moins énergivores.

    La France, mauvaise élève

    La pression normative existant sur les mobilités relève principalement de la législation concernant la qualité de l’air, comme nous avons pu le souligner. 

    La France fait office de mauvaise élève dans ce domaine. En avril 2015, la Commission européenne a rendu à ce sujet un avis motivé relatif à la qualité de l’air, invitant la France à respecter la législation de l’Union Européenne. Cet avis concerne directement le manquement au respect des valeurs limites de pollution de l’atmosphère par les particules de taille inférieure à 10 μm (PM10) et les oxydes d’azote 20 (NOx). Face à une réaction trop modérée de la France la Cour de justice de l’Union européenne a été saisie le 11 octobre 2018 au sujet du dépassement des limitations en oxydes d’azote.   

    De son côté le Conseil d’État a, dans une décision du 12 juillet 2017, « enjoint au Premier ministre et au ministre chargé de l’environnement de prendre toutes les mesures nécessaires pour que soit élaboré et mis en œuvre, pour [douze zones urbaines], un plan relatif à la qualité de l’air permettant de ramener les concentrations en dioxyde d’azote et en particules fines PM10 sous les valeurs limites fixées par l’article R. 221-1 du code de l’environnement dans le délai le plus court possible et de le transmettre à la Commission européenne avant le 31 mars 2018 ». 

    La Cour des comptes européenne signale pour sa part que « les normes établies dans la directive [2008/50/CE] sont trop peu contraignantes au regard des effets avérés de la pollution atmosphérique sur la santé » (9).

    Malgré ces avertissements, dans un arrêt du 24 octobre 2019, la France a été condamnée par la Cour de justice de l’Union européenne pour non-respect de la directive 2008/50/CE relative à la qualité de l’air ambiant, et plus spécifiquement pour « dépassement de manière systématique et persistant » des valeurs limites de concentration pour le dioxyde d’azote (NO2) ; alors même que le respect de cette directive ne serait pas suffisant selon la Cour européenne des comptes !

    Des stratégies nationales favorables à la mobilité durable

    La France n’a donc pas d’autre choix que de faire évoluer sa législation en matière de pollution de l’air. C’est dans cette optique que la loi d’orientation des mobilités (LOM) est adoptée en décembre 2019. Celle-ci entend « Accélérer la transition énergétique, la diminution des émissions de gaz à effet de serre et la lutte contre la pollution et la congestion routière, en favorisant le rééquilibrage modal au profit des déplacements opérés par les modes individuels, collectifs et de transport de marchandises les moins polluants, tels que le mode ferroviaire, le mode fluvial, les transports en commun ou les modes actifs, en intensifiant l’utilisation partagée des modes de transport individuel et en facilitant les déplacements multimodaux ».

    La LOM procède d’une stratégie globale visant à diminuer les déplacements automobiles en investissant massivement (13,4 milliards) d’ici 2022 dans les mobilités avec une part s’élevant aux trois quarts pour le ferroviaire.

    De la même façon, plusieurs stratégies nationales voient le jour, telles que la stratégie nationale bas-carbone (SNBC), ou l’objectif affiché de « zéro artificialisation nette » (10). Mais ces objectifs ambitieux paraissent en opposition avec la multiplication des axes routiers.

    Dès lors il convient de s’interroger sur la transcription de tels objectifs. En effet, la multiplication des axes routiers que nous avons évoquée s’inscrit en opposition avec la ligne stratégique de la France.

    3. L’encadrement normatif des projets routiers

    Une stratégie nationale pour des règlementations locales : une différence d’échelle problématique

    L’Autorité environnementale souligne un axe de réponse à ces incohérences : « Ce cercle vertueux se heurte à des questions d’échelle. À l’évidence, l’échelle d’un projet ponctuel est rarement la seule pertinente pour procéder à cette évaluation. Inversement, le niveau national ou européen ne constitue pas non plus le seul bon niveau, car il ne tient pas assez compte des besoins locaux et régionaux de mobilité » (11).

    Ce problème d’échelle est essentiel en ce qui concerne les projets routiers, qui sont majoritairement conçus et mis en œuvre à l’échelle des collectivités. La problématique est donc celle de la transposition d’objectifs peu contraignants à l’échelle des projets. 

    L’Autorité environnementale estime ainsi que « la prise en compte des enjeux environnementaux, notamment les objectifs de la France en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre ou encore la réduction des risques sanitaires environnementaux, n’est pas placée à un niveau suffisant dans la construction d’infrastructures routières ».

    Mais la problématique peut aussi se lire dans le sens inverse, aucun objectif de zéro artificialisation ne peut être concrétisé si les collectivités ne se l’approprient pas. 

    En effet, le respect de ces objectifs apparaît comme étant piloté à l’échelle nationale et chacun semble s’attendre à ce que leur résultat advienne de lui-même, alors que ce n’est qu’en l’appliquant à l’échelle des collectivités qu’il a une chance de se concrétiser. 

    Mais, « Les moyens des collectivités pour élaborer leurs plans et les concrétiser sont limités et il existe des inégalités territoriales en termes de ressources financières, humaines, d’expertise ou de tissu économique. Les contraintes peuvent être d’ordre budgétaire mais aussi émaner des priorités d’arbitrages au sein des collectivités. Ceci a des implications sur l’élaboration des plans mais également sur leur suivi et leur évaluation. De même, cela limite la capacité des collectivités à coordonner les ambitions et actions aux échelles nationale, régionale et locale ». 

    Ainsi, nous retrouvons l’écueil classique dans la mise en place des politiques environnementales, que l’on rencontre également dans le domaine des plans Écophytos, ou dans le traitement des passoires énergétiques. Une politique environnementale ambitieuse mais malheureusement, dénuée des moyens nécessaires pour atteindre les objectifs fixés. 

    La reconnaissance par le juge de l’utilité publique des projets routiers

    Au delà du trafic routier, la construction, la présence et l’entretien des infrastructures routières consomment des ressources naturelles, impactent les milieux naturels et rejettent des émissions dans l’air. Il est donc intéressant d’analyser la jurisprudence en matière de construction d’infrastructures routières.

    Une route traverse nécessairement des terrains privés (notamment agricoles), par conséquent ces projets conduisent  à un certain nombre d’expropriations. Pour autoriser celles-ci, le projet en cause doit être déclaré d’utilité publique, soit par arrêté préfectoral, soit par décret ministériel, en fonction de l’importance du projet. 

    Le juge administratif opère un contrôle des déclarations d’utilité publique (DUP) d’après la théorie jurisprudentielle du « bilan coûts/avantages », selon laquelle une opération ne peut légalement être déclarée d’utilité publique que si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d’ordre social ou l’atteinte à d’autres intérêts publics qu’elle comporte ne sont pas excessifs par rapport à l’intérêt qu’elle présente (Conseil d’État, Ass., 28 mai 1971, n° 78825, « Ville Nouvelle Est »). 

    Le coût du projet pour la collectivité, l’environnement et la sécurité des passagers sont les trois éléments clés d’appréciation du bilan coûts/avantages d’une DUP concernant un projet de construction d’infrastructure routière. Mais, on peut noter une part de subjectivité du juge sur l’effet de contre-balance des inconvénients, notamment environnementaux, par rapport au coût économique et/ou la sécurité des usagers. De ce constat résulte une timidité du juge à annuler les DUP concernant de grands projets d’infrastructure routière. 

    Pour rappel, un tel projet doit faire l’objet d’une enquête publique et d’une étude d’impact avant d’être déclaré d’utilité publique. Or il ressort de la jurisprudence du Conseil d’État qu’une étude d’impact sera considérée comme illégale si ses « inexactitudes, omissions ou insuffisances […] ont pu avoir pour effet de nuire à l’information complète de la population ou si elles ont été de nature à exercer une influence sur la décision de l’autorité administrative » (12).

    De plus, on peut relever que l’impact environnemental n’est que lapidairement invoqué et semble secondaire compte tenu des avantages résultant du coût pour la collectivité, d’une baisse des nuisances liées au bruit et à la pollution, et de la sécurité routière des usagers. A titre d’exemple le Conseil d’État considère que les inconvénients environnementaux tels que l’impact sur les sols agricoles et les paysages, l’augmentation des nuisances sonores dans certains endroits et l’émission des gaz à effet de serre due à la circulation à vitesse élevée ne retire pas au projet son caractère d’utilité publique compte tenu de la part réduite de financement public (grâce au régime de la concession) et des mesures prises afin de réduire les effets dommageables pour l’environnement (13). 

    L’impact financier pour les collectivités publiques est donc souvent un élément décisif permettant au juge administratif de prononcer l’annulation ou pas d’un arrêté ou d’un décret de déclaration d’utilité publique. Ainsi, le décret portant déclaration d’utilité publique de la LGV Poitiers-Limoges a été annulé pour des motifs tenant au financement du projet, mais pas pour ses effets sur l’environnement (14). En effet, l’évaluation de la rentabilité économique et sociale du projet est inférieure au niveau habituellement retenu par le Gouvernement pour apprécier si une opération peut être regardée comme utile, en principe, pour la collectivité. L’étude d’impact est aussi critiquée car elle ne contient aucune information précise relative au mode de financement et à la répartition envisagés pour ce projet. 

    Même s’il est déjà arrivé que le Conseil d’État annule une DUP lorsque le projet multiplie les atteintes à l’environnement (15), celles-ci sont tout de même mieux prises en compte par les juges du fond. A titre d‘exemple, dans une décision de la Cour administrative d’appel de Nancy (16), le juge a considéré que compte tenu des inconvénients d’ordre financier, environnemental et patrimonial qu’elle comporte, la réalisation d’une autoroute ne présente pas le caractère d’utilité publique. La Cour administrative d’appel de Versailles a également annulé le projet de création d’une infrastructure de liaison pour des motifs environnementaux (17). 

    Cependant, cela ne signifie pas pour autant que ces juridictions minorent les considérations économiques. Ainsi la Cour administrative d’appel de Lyon a annulé l’arrêté déclarant d’utilité publique le projet d’aménager une voie communale sur une distance de 980 mètres en considérant que, « sans qu’il y ait lieu de rechercher si les atteintes à la propriété privée seraient excessives, le coût du projet doit tant au regard du trafic attendu que de la capacité financière de la commune, être regardé à lui seul comme excessif au regard du faible intérêt de l’opération, et comme de nature à lui retirer son caractère d’utilité publique » (18). 

    En conclusion, il ressort de la jurisprudence administrative qu’il est difficile d’obtenir l’annulation d’un arrêté ou d’un décret de déclaration d’utilité publique. Et même lorsque le juge prononce une telle annulation, celui-ci retient rarement des motifs uniquement environnementaux. 

    4. Le monde d’après : mode d’emploi

    Appliquer effectivement le droit de l’environnement

    On peut regretter que le juge administratif ne se soit pas saisi plus vigoureusement des enjeux environnementaux. Pourtant, force est de constater que la conception des projets routiers se fait largement sans prendre en compte l’environnement. 

    C’est le constat que dresse l’Autorité environnementale dans une note consacrée aux projets d’infrastructure routière en 2019. Saisie des plus importants dossiers impliquant des aménagements routiers, elle relève « pour la plupart, malgré des améliorations récentes, des lacunes significatives persistantes », tant en ce qui concerne la qualité des études d’impact que la prise en compte de l’environnement par les projets (19). 

    Ce constat d’insuffisance concerne notamment les études de trafic (qui fondent la justification du projet), ainsi que la quasi-absence de propositions « de mesures d’évitement, de réduction ou de compensation des émissions de gaz à effet de serre, malgré les engagements pris par la France d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon de 2050 et en dépit du constat récent que les émissions du secteur des transports se remettent à augmenter ». 

    L’Autorité se rend bien compte que « la prise en compte de l’environnement intervient de fait après les choix les plus structurants ». Elle relève que la recherche de variantes au projet permettant d’éclairer ce choix devrait prendre en compte « l’ensemble des modes de déplacement possibles pour satisfaire les besoins de mobilité, au lieu de reposer sur des options relevant du seul mode routier », alors même que « le respect du principe de participation du public à la décision se fonde en grande partie sur la qualité de la présentation des variantes et des hypothèses d’utilisation de l’infrastructure à l’avenir » (20).

    Bien que la France soit signataire de l’Accord de Paris, et qu’elle vise la neutralité carbone en 2050 après l’adoption de son Plan Climat en 2017, l’Autorité environnementale relève que les maîtres d’ouvrage des projets routiers « n’intègrent pas véritablement cette orientation ».  Dans les projets de modification d’infrastructure, ceux-ci « arguent ainsi de l’absence d’effet de l’infrastructure sur le trafic […] pour justifier la neutralité de l’infrastructure en matière d’émissions de gaz à effet de serre ». Certains projets vont même jusqu’à suggérer « que ces émissions de gaz à effet de serre seraient en diminution, du fait de l’amélioration de la fluidité d’un trafic sous l’hypothèse postulée mais quasiment jamais démontrée que celui-ci n’augmenterait pas ».

    A en croire certains maîtres d’ouvrage, construire des routes n’augmenterait donc pas le trafic. Ceux-ci considèrent que « la baisse des émissions de gaz à effet de serre relève implicitement de la seule responsabilité des autres parties prenantes, et notamment des constructeurs automobiles », alors que la neutralité carbone nécessite « les efforts de tous, y compris des gestionnaires et constructeurs d’infrastructure ainsi que des planificateurs de la mobilité […] ce qui suppose, au préalable, une impulsion volontariste et exemplaire à l’échelle du réseau national […] et du réseau concédé par l’Etat et au stade de prise des décisions d’aménagement des infrastructures ». 

    En fait, même les suppléments d’émissions de gaz à effet de serre et de consommation d’énergie liées aux fonctionnalités mêmes des projets ne sont pas évalués […], « ce qui semble anachronique et est contraire aux dispositions du code de l’environnement relatifs à l’évaluation environnementale des projets d’infrastructure de transport », ce qui importe lorsque l’on sait que « La phase de construction de l’infrastructure est également source d’émissions de [gaz à effet de serre], parfois à un niveau important (ouvrages souterrains, grands remblais nécessitant des liants à la chaux…). Le maître d’ouvrage n’indique que très rarement quelles mesures il prend pour limiter ces émissions liées aux travaux » (21).

    Réduire notre dépendance à la route

    La dépendance aux travaux routiers dépend directement de notre dépendance aux déplacements automobiles. Il est toutefois possible d’agir dans une certaine mesure pour s’en émanciper. Cela passe principalement par le recours accru aux modes de transport alternatif :  transports collectifs,  fret ferroviaire et fluvial, covoiturage et pour les petits déplacements, vélo,  trottinette, marche à pied.

    Les enjeux de la mobilité alternative sont multiples : le gain de temps dans les embouteillages, la baisse des budgets des ménages sur les déplacements individuels, diminution de la pollution de l’air. 

    De nombreuses pistes afin de jouer sur ces facteurs ont d’ores et déjà vu le jour. La gratuité des transports en commun dans la collectivité de Grande Synthe en est un exemple criant. Des plaidoyers concernant des restrictions publicitaires sur les véhicules les plus polluants (SUV), un développement de l’intermodalité accru (Vélo-Train) ainsi que la suggestion par la Convention Citoyenne pour le Climat de plafonner la vitesse autoroutière à 110/km sont autant de proposition visant à réduire notre attachement aux mobilités individuelles et carbonées. 

    Si ces alternatives sont envisagées, et poussées par des politiques publiques ambitieuses, les projets actuels n’en paraîtront que moins légitimes et deviendront injustifiables.

    Lutter contre les projets en cours

    • Quelles luttes ont lieu contre ces projets ? Pour quels résultats ?

    Autour de ces projets routiers, des collectifs d’habitants se forment la plupart du temps. Les arguments échangés sont souvent les mêmes : l’objectif d’améliorer le cadre de vie des habitants et l’attractivité du territoire affiché par la collectivité s’oppose à tous les inconvénients présentés par le nouveau tracé, que ce soit en termes d’intérêts particuliers (expropriation, déplacement des nuisances…) ou d’intérêt général (coût, artificialisation des sols, coupure des continuités écologiques…).

    La mobilisation des habitants est souvent décisive dans la (non-)réalisation de ces projets. Les exemples sont nombreux (22). Parfois, elle permet de provoquer un référendum local (un outil toujours à la disposition des maires), voire de repousser ou d’empêcher la réalisation des travaux.

    Aujourd’hui, il existe plus d’une trentaine de projets routiers en cours en France (23). La carte des luttes en cours contre ces projets est à retrouver sur Reporterre.

    Fin 2019, Notre Affaire à tous a été saisie par deux associations concernant la construction de nouvelles routes départementales dans le Cantal (15) et dans le Nord (59). Ces associations mettent en cause l’intérêt à construire ces routes dans un contexte de crise environnementale. Les initiateurs locaux des projets mettent en avant la fluidité routière aux fins d’attractivité économique de ces territoires, mais plusieurs voix s’élèvent et contestent leur mise en oeuvre.

    Le contournement du village d’Ussel (500 habitants), dont l’activité économique perdure encore grâce au passage des routiers, empiéterait sur une zone Natura 2000 pour un gain de temps d’une minute sur le trajet entre Aurillac et l’autoroute A 75 pour rejoindre Clermont-Ferrand ou Montpellier d’un côté ou de l’autre… L’absurdité du projet avait déjà été dénoncée par Charlie Hebdo dans un article paru le 13 mars 2019.

    A l’autre bout de la France, les habitants de Maubeuge portent la même croix. Si l’utilité du projet reste encore à démontrer, le contournement nord de Maubeuge viendrait cette fois s’installer sur une zone humide, remarquable par sa biodiversité. 

    Autre point commun de ces deux luttes : l’absence d’écoute et de remise en question des projets par les élus départementaux, convaincus que la bétonisation des territoires encore préservés viendrait booster l’activité économique. Tant pis pour l’environnement ! 

    Entre le « Make the planet great again » et les projets routiers qui fourmillent sur le territoire français, difficile de s’y retrouver. Il conviendrait de mettre un terme à cette dissonance cognitive, en appliquant des outils aussi ambitieux que les annonces politiques.

    Notes

    1. Le 3 juillet 2020, le Conseil d’Etat va rendre sa décision sur le recours formé en octobre 2018, par 77 requérants pour dénoncer l’inertie du gouvernement à prendre des mesures relatives à la qualité de l’air. 
    2. Datalab, Chiffres clés du transport, Édition 2020
    3. En France, 34967 communes sont regroupées au sein de 1253 établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre, dont 975 sont compétents en matière de voirie
    4. Définition de l’artificialisation  des sols de l’Observatoire des espaces naturels, agricoles et forestiers (OENAF), adaptée de CORINE Land Cover, source statistique d’analyse des changements d’affectation des sols européens
    5. Site du Gouvernement, Artificialisation des sols
    6.  « Qualité de l’air : Sources de pollution et effets sur la santé », Ministère des Solidarités et de la Santé, publié le 26 décembre 2018, mis à jour le 20 mai 2019
    7. « La pollution : des effets néfastes pour l’environnement et la santé », MtaTerre, mis à jour en janvier 2019
    8. Conclusions des assises de la mobilité du 13 décembre 2017 
    9. « Pollution de l’air : notre santé n’est toujours pas suffisamment protégée », Cour des comptes européenne, Rapport spécial n° FR- 2018-23, 11 septembre 2018 
    10. Pour atteindre cet objectif en 2030, il conviendrait à la fois de réduire de 70 % l’artificialisation brute des sols, et de renaturer 5500 hectares par an, selon France Stratégie (voir hyperlien).
    11. Note de l’Autorité environnementale sur les projets d’infrastructures de transport routières, n°2019-N-06, 23 janvier 2019 , pages 26-27 
    12. Conseil d’État, 10 juillet 2019 n° 423751 ; Conseil d’État, 30 janvier 2020, n° 419837
    13. Conseil d’État, 10 juillet 2019, n° 423751, précité
    14.  Conseil d’État, 15 avril 2016, n° 387475
    15. Voir par exemple : Conseil d’État, 10 juillet 2006, n° 288108, Association interdépartementale et intercommunale pour la protection du lac de Sainte-Croix les lacs et sites du Verdon
    16. Cour administrative d’appel de Nancy, 4 mai 2020, n° 18NC02252
    17. Cour administrative d’appel de Versailles, 23 janvier 2020, n° 17VE02091-17VE02109
    18. Cour administrative d’appel de Lyon, 30 novembre 2006, n° 03LY00749
    19. Note de l’Autorité environnementale sur les projets d’infrastructures de transport routières, page 3 
    20. Ibid. pages 4 et 15
    21. Ibid., page 17
    22. On peut citer par exemple les mobilisations autour de Porto Vecchio, Hèches, Les Sables d’Olonne, Lespares, parmi tant d’autres. 
    23. A titre d’exemples, on peut citer : « Grand contournement ouest » autoroutier, dit GCO à Strasbourg (Bas-Rhin); « Nouvelle route du littoral » à La Réunion ; 2×2 Beaupréau – St Pierre à Beaupréau-en-Mauges ; Avenue du Parisis à Deuil-la-Barre (Val-d’Oise) ; Barreau de raccordement à Charleville-Mézières (Ardennes) ; Construction d’un pont sur la Loire à Mardié (Loiret) ; Construction du pont d’Achères à Achères (Yvelines) etc…
  • Déclaration des droits du Manoomin 🗺 🗓

    Entité concernée : Le Manoomin, le riz sauvage

    État : État du Minnesota, États-Unis

    Nature de l’acte : Déclaration de droits du riz manoomin de la tribu White Earth (droit autonome)

    Date11 janvier 2019

    Contexte (si applicable) : Dans la culture Anishinaabe, le riz sauvage est non seulement une ressource indispensable, mais aussi un parent.

    Deux projets de mines de sulfate menacent d’affecter directement des zones humides et des rivières situées sur les territoires du peuple Ojibwe, et donc la culture du riz sauvage. Les sulfates sont particulièrement néfastes pour le riz sauvage, ils se transforment en acide sulfurique au contact de l’eau.

    Procédure: 

    Arguments (si applicable, pour une décision de justice): x

    Avancée juridique (résumé) : 

    • Il est reconnu au riz sauvage Manoomin le droit inhérent d’exister, de s’épanouir, de se régénérer et d’évoluer, ainsi que le droit à la restauration, au rétablissement et à la préservation. 
    • Ces droits incluent notamment: le droit à l’eau et à un habitat aquatique purs, le droit de ne pas faire l’objet de brevet, le droit de ne pas faire l’objet de modifications génétiques
    • Le manoomin peut défendre ces droits au travers d’une action introduite par le comité économique de la tribu, au seul bénéfice du riz. Les éventuels dommages et intérêts correspondent au coût de restauration du riz sauvage et de son habitat au statu quo ante.

    Le cas échéant, les articles dédiés :

    Note : Il s’agit de la première déclaration reconnaissant des droits à une espèce végétale.

  • « L’Affaire du Siècle » : entre continuité et innovations juridiques

    Article publié dans l’AJDA du 30 septembre 2019 et reproduit avec l’autorisation des Editions Dalloz

    Par Paul Mougeolle, Christel Cournil et Antoine Le Dylio, pour la revue AJDA

    Résumé : Quatre associations ont déposé leur recours de plein contentieux devant le tribunal administratif de Paris. Ce recours pose frontalement la question des actions/inactions de l’Etat en matière d’atténuation du changement climatique et de son adaptation. Si le mémoire déposé s’appuie sur des raisonneJments bien connus du juge administratif, il s’attèle surtout à des innovations juridiques qui seront ici analysées.

    Le lancement de « l’affaire du siècle », largement relayé par la presse, a suscité un débat politique et juridique d’envergure nationale sur les questions climatiques 1 . Portée par Notre affaire à tous et trois autres associations, la Fondation pour la nature et l’homme, Greenpeace France et Oxfam France, cette action, qui est soutenue par voie de pétition en ligne par plus de deux millions de personnes, a été portée devant le tribunal administratif de Paris. Le recours vise à faire reconnaître la carence fautive de l’Etat en matière climatique et à à lui enjoindre de prendre toutes mesures utiles pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) à un niveau compatible avec l’objectif de contenir le réchauffement planétaire en deçà d’1,5 °C. 

    A la suite du rejet de la demande indemnitaire préalable (v. C. Cournil, « L’affaire du siècle » devant le juge administratif, AJDA 2019. 437), les associations ont été conviées à une entrevue à Matignon. Insatisfaites de par leurs échanges avec le gouvernement, elles ont déposé leur requête sommaire suivie d’un mémoire complémentaire respectivement en mars et mai 2019 (https:// laffairedusiecle.net/wp-content/uploads/2019/05/ Argumentaire-du-M%C3%A9moire-compl%C3%A9mentaire.pdf). 

    Ce recours, qui s’inscrit dans la continuité des décisions récentes en matière de santé-environnement, s’attèle à rendre plus effectif le droit en matière climatique. Trois apports novateurs seront ici discutés : l’obligation générale de lutte contre le changement climatique, le principe général du droit portant sur le droit de vivre dans un système climatique soutenable et, sur le fondement de la reconnaissance du préjudice écologique, la demande d’injonction tenant à prendre toutes mesures utiles pour contenir le réchauffement climatique en deçà d’1,5 °C.

    I – FAIRE RECONNAÎTRE UNE OBLIGATION GÉNÉRALE DE LUTTE CONTRE LE CHANGEMENT CLIMATIQUE

    Afin de faire reconnaître la carence fautive de l’Etat, le recours s’appuie sur l’existence d’une obligation générale de lutte contre le changement climatique. Bien qu’une telle obligation n’ait jamais été reconnue ni même soulevée devant le juge, les associations s’attachent à démontrer qu’elle se déduit de l’édifice normatif existant en matière environnementale et de sauvegarde des droits de l’homme. La portée extraterritoriale de cette obligation aurait néanmoins mérité d’être précisée.

    A. La construction de l’obligation de lutte contre le changement climatique 

    Selon les rédacteurs du recours, l’obligation générale de lutte contre le changement climatique se déduit de la Charte de l’environnement, de la convention européenne des droits de l’homme (Conv. EDH) et d’un principe général du droit (PGD) dont l’existence est soutenue pour la première fois devant le juge (v. infra). Elle s’ancre dans le constat selon lequel les conséquences du changement climatique affectent directement les droits fondamentaux, parmi lesquels le droit de vivre dans un environnement sain (Charte, art. 1 er ), le droit à la vie (Conv. EDH, art. 2), le droit au respect de la vie privée et familiale (Conv. EDH, art. 8) ainsi que le droit de vivre dans un système climatique soutenable. Cette lecture est confortée tant par la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui a reconnu, dans la décision Michel Z (8 avr. 2011, n° 2011-116 QPC, consid. 5, AJDA 2011. 1158, note K. Foucher ; v., aussi, CE 14 sept. 2011, n° 348394, Pierre , Lebon ; AJDA 2011. 1764) , une « obligation de vigilance à l’égard des atteintes à l’environnement » à laquelle chacun est tenu, que par celle de la Cour européenne des droits de l’homme, similaire à bien des égards (H. Tran, Les obligations de vigilance des Etats Parties à la Convention européenne des droits de l’homme , Bruylant, Bruxelles, 2012) , en ce qu’elle impose aux Etats des obligations positives pour assurer le respect des droits protégés par la convention. Les associations plaident ainsi pour que ces textes soient interprétés comme imposant à l’Etat une obligation générale de lutte contre le changement climatique afin d’éviter la violation des droits fondamentaux en mettant en place des mesures de prévention adéquates.

    Faire reconnaître une obligation générale de lutte contre le changement climatique permettrait d’apprécier la conformité de l’action de l’Etat au regard de l’évolution des connaissances scientifiques, tant d’un point de vue substantiel que temporel. Les associations affirment à ce titre que les manquements à cette obligation générale se traduisent, d’une part, par une action tardive de l’Etat et, d’autre part, par une insuffisance au regard des risques encourus, aussi bien du point de vue du manque d’ambition des « obligations spécifiques » de lutte contre le changement climatique (c’est-à-dire les obligations climatiques sectorielles en vigueur en matière de réduction des émissions de GES, d’efficacité énergétique, de transition énergétique et d’adaptation) que de leur mise en œuvre.

     Rappelons que cette démarche n’est pas inconnue du juge administratif qui a déjà eu l’occasion, sur le fondement de l’obligation générale de prévention dans le cadre du contentieux relatif à l’amiante, de distinguer plusieurs périodes de responsabilité de l’Etat en confrontant les mesures en vigueur pour la protection des travailleurs aux connaissances scientifiques sur les dangers d’une exposition à l’amiante (CE, ass., 3 mars 2004, n° 241152, Ministre de l’emploi et de la solidarité c/ Consorts Thomas , Lebon ; AJDA 2004. 974, chron. F. Donnat et D. Casas ; RFDA 2004. 612, concl. E. Prada-Bordenave).

     La tardiveté de l’action de l’Etat résulterait de l’absence totale de mesures en matière de lutte contre le changement climatique avant 2001 (ratification du protocole de Kyoto de 1997), voire 2005 (adoption de la loi POPE 2 ), alors même que le caractère anthropique du changement climatique était déjà suffisamment établi et connu des décideurs publics depuis de nombreuses années, comme l’atteste notamment la création du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) en 1988 et de nombreuses publications scientifiques antérieures.

    Le cadre législatif et réglementaire en vigueur est en outre manifestement insuffisant puisque sa mise en œuvre ne permet nullement de contenir le réchauffement sous le seuil d’1,5 °C, pourtant nécessaire pour prévenir les conséquences du changement climatique, délétères pour l’environnement, la santé et la vie humaine, et pour certaines irréversibles au-delà de ce seuil (v., en ce sens, le rapport spécial du GIEC d’octobre 2018). 

    “La tardiveté de l’action de l’État résulterait de l’absence totale de mesures en matière de lutte contre le changement climatique avant 2001, voire 2005”

    Le non-respect des obligations spécifiques en matière de réduction des émissions de GES, d’efficacité énergétique, de transition énergétique et d’adaptation ne fait que confirmer le constat de l’inadéquation de l’action de la France aux enjeux climatiques (mémoire complémentaire, p. 59-76) . La méconnaissance de ces objectifs et l’insuffisance des mesures en matière de lutte contre le changement climatique a été clairement établie par le Haut conseil pour le climat (HCC) à l’occasion de son premier rapport publié en juin 2019 ( Rapp. annuel Neutralité carbone ).

    En définitive, les manquements de l’Etat à son obligation générale de lutte contre le changement climatique et à ses obligations spécifiques sont constitutifs d’une carence fautive de nature à engager sa responsabilité, à l’instar des contentieux relatifs à l’amiante (CE, as., 3 mars 2004, Ministre de l’emploi et de la solidarité c/ Consorts Thomas, préc. ) , aux algues vertes (CAA Nantes, 1 er déc. 2009, n° 07NT03775, Ministre d’Etat, ministre de l’écologie, de l’énergie, du développement durable et de la mer c/ Association Halte aux marées vertes , AJDA 2010. 900, note A. Van Lang) ou à la pollution atmosphérique (TA Montreuil, 25 juin 2019, n° 1802202, AJDA 2019. 1885, concl. R. Felsenheld ; D. 2019. 1488, entretien O. Le Bot ; A. Le Dylio, Lutte contre la pollution atmosphérique : la carence fautive de l’Etat reconnue par des jugements en demi-teinte, Rev. dr. homme, Actualités Droits-Libertés, août 2019 [en ligne] ; TA Paris, 4 juill. 2019, n os 1709333, 1810251 et 1814405)

    B. L’absence de définition de la portée extraterritoriale de l’obligation générale

    Le périmètre de cette obligation générale n’a toutefois pas été précisé, notamment en ce qui concerne son déploiement extraterritorial, or selon le HCC, les émissions indirectes, à savoir « les émissions nettes importées représentent 60 % des émissions nationales en 2015 [271 MtCO2 e ] et s’ajoutent à elles pour former l’empreinte carbone [731 MtCO2 e ] de a France » (HCC, préc., p. 30) . Malgré l’importance de ces émissions, l’Etat n’a pas adopté de stratégie pour réduire leur volume, comme le souligne le HCC. Il lui est pourtant loisible d’édicter des mesures permettant de contrôler ou, à tout le moins, d’influencer le volume de ces émissions indirectes. Une telle position est partagée par les organes onusiens relatifs à la protection des droits de l’homme, qui mettent à la charge des Etats des obligations extraterritoriales de lutte contre le réchauffement climatique (v., par ex., Comité de l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, CEDAW/C/NOR/CO/9, 17 nov. 2017, § 14-15) . Le manque d’action de l’Etat à l’égard de ses émissions internationales aurait donc pu être plaidé. 

    En outre, la France n’impose pas – du moins, explicitement – aux entreprises établies sur son territoire, notamment aux sociétés mères de grands groupes multinationaux, de concevoir un modèle économique compatible avec l’accord de Paris, alors que ces derniers ont une empreinte carbone dépassant largement celle de l’Etat français. Si Notre affaire à tous et d’autres considèrent, dans l’affaire Total (v. https://preprod.notreaffaireatous.org/nous-sommes-les-territoires-qui-se-defendent/) , que la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères impose d’ores et déjà une telle obligation, cette interprétation reste à être confirmée par le juge civil. L’absence d’une obligation explicite de l’Etat de contrôler les émissions des entreprises aurait pu également être reprochée à l’Etat dans « l’affaire du siècle » 3 . 

    Dans tous les cas, la portée extraterritoriale de l’obligation générale de lutte gagnerait à être développée ultérieurement au vu de l’importance des émissions extraterritoriales et de la capacité d’action de l’Etat.

    II – CONSACRER UN PRINCIPE GÉNÉRAL DU DROIT « CLIMATIQUE »

    Les associations invitent le juge à reconnaître un nouveau PGD portant sur le droit de vivre dans un système climatique soutenable, à dimension intergénérationnelle. Leur démonstration s’inspire du contentieux comparé et de l’approche climatique défendue dans le cadre onusien, laquelle repose sur les droits de l’homme.

    A. L’intérêt de faire découvrir un nouveau PGD en matière environnementale 

    La demande de reconnaissance d’un PGD en matière environnementale peut surprendre tant l’édifice législatif et réglementaire à l’échelon international, européen et national a été enrichi, ces dernières années, sur le plan de la lutte climatique. Le code de l’environnement est déjà largement doté en « principes », ce qui explique sans doute que le juge administratif n’a, pour l’heure, jamais eu besoin de découvrir un quelconque PGD en matière environnementale. 

    Si, dans un premier temps, les PGD ne semblaient avoir d’autres fonctions que de combler des lacunes textuelles sur le plan procédural, d’autres ont ensuite été dégagés pour garantir des droits substantiels de la première et seconde génération de droits et libertés, laissant « vierge » le champ de l’environnement. En suggérant ainsi au juge administratif de dégager un PGD propre à la matière climatique, la demande des associations est ambitieuse à double titre : la démonstration de l’existence de ce PGD vise à consolider celle d’une obligation générale de lutte contre le changement climatique, mais surtout cette reconnaissance aurait des effets conséquents sur la possibilité de contester des actes qui porteraient obstacle à la lutte contre le changement climatique. En effet, si l’édifice normatif en matière climatique abonde de principes d’origine constitutionnelle ou conventionnelle, leur effet direct fait, pour l’heure, défaut, et les prive de leur effectivité. Un tel PGD pourrait alors être invoqué devant le juge administratif à l’encontre d’actes réglementaires ou individuels, dans le cadre de recours contre les « projets climaticides », les documents d’urbanisme ou ceux liés à la planification climatique.

    B. Un PGD à dimension intergénérationnelle 

    La découverte d’un PGD résulte des « exigences de la conscience juridique du temps et [de] celles de l’Etat de droit », lorsqu’il est en « accord avec l’état général et l’esprit de la législation » (R. Chapus, Droit administratif général , coll. Domat, Montchrestien, 15 e éd., 2001, p. 95) . Cette conscience juridique du moment est incontestablement révélée par les textes internationaux, européens et nationaux auxquels l’Etat a pleinement souscrit. Ces textes fondateurs, et dont l’importance symbolique est indéniable, malgré une normativité faible ou sujette à discussion, donnent corps à la reconnaissance d’un tel PGD. C’est ainsi que, selon les rédacteurs du recours, le PGD portant sur le droit à vivre dans un système climatique soutenable se déduit à la fois « de la reconnaissance textuelle de l’interdépendance de la lutte contre le changement climatique et du développement durable des sociétés humaines et d’autre part de la relation explicitement établie entre l’existence d’un climat soutenable et la jouissance des droits de l’homme ».

     Cette convergence des droits et principes, aux valeurs normatives hétérogènes, « sédimente » les contours d’une obligation de l’Etat en matière de lutte contre le changement climatique. L’ensemble de ces textes convergent en effet vers l’objectif unique de renforcer « la riposte mondiale » à la menace causée par le changement climatique, en limitant le réchauffement climatique pour garantir un système climatique soutenable, c’est-à-dire propice au développement des sociétés humaines. 

    En définitive, la reconnaissance de ce PGD permettrait de consacrer un nouveau droit liant la préservation de l’environnement et le développement des sociétés humaines. Il reviendrait alors à l’Etat de le garantir tant pour les générations présentes que futures. Cette dimension intergénérationnelle, qui est au cœur de la formulation du PGD, est sans aucun doute l’une des innovations les plus intéressantes soumises à l’appréciation du juge.

    C. Un PGD construit sur les expériences contentieuses étrangères 

    L’invitation adressée au juge administratif français de découvrir un PGD en matière climatique peut être mise en perspective avec les contentieux climatiques étrangers tant sur le fond qu’au regard du procédé auquel a eu recours le juge néerlandais dans l’affaire Urgenda . En effet, dans le jugement rendu en première instance, il consacre une obligation inédite de vigilance en matière climatique en s’appuyant sur un faisceau d’indices qui ressortent de textes et jurisprudences existants. Le recours à la méthode du faisceau d’indices n’est pas étranger au juge administratif pour découvrir un PGD, et une telle similitude avait d’ailleurs été soulignée à l’époque (v. A.-S. Tabau et C. Cournil, Nouvelles perspectives pour la justice climatique, RJE 2015. 672, note 89 ) . Dans « l’affaire du siècle », les rédacteurs ont opté pour un PGD reconnaissant un droit subjectif (le droit de vivre dans un système climatique soutenable) qui fait écho à d’autres contentieux étrangers et aux récents écrits doctrinaux américains (M. C. Wood and C. W. Woodward IV., Atmospheric trust litigation and the constitutional right to a healthy climate system : judicial recognition at last , Washington journal of environmental Law and policy 2016, n° 6, p. 634-683) . Ainsi, dans l’affaire Juliana v. the United States of America (v. P. Mougeolle, Le grand bond en avant du procès de la justice climatique, « Juliana » contre l´administration Trump, Rev. dr. homme 2018) , l’un des principaux apports des jeunes requérants est de faire reconnaître un « right to a stable climate system » tiré du V e amendement de la Constitution américaine, sorte de prolongation du plus connu « right to a clean and healthy environment », reconnu par les organes internationaux de protection des droits humains et consacré par certaines constitutions (v. S. Varvastian, The Human Right to a Clean and Healthy Environment in Climate Change Litigation , MPIL, Research Paper, n° 2019-09 ; J. H. Knox et R. Pejan, The Human Right to a Healthy Environment, edited by Cambridge University Press, 2018, 290 p.).

    Par le truchement de la demande de reconnaissance d’un tel PGD, « l’affaire du siècle » participe à l’amorce, sur le plan national, d’une judiciarisation de l’approche climatique fondée sur les droits de l’homme engagée depuis quelque temps par le système onusien des droits de l’homme et encouragée par certains auteurs académiques (K. Davies and al., The Declaration on Human Rights and Climate Change : a new legal tool for global policy change, Journal of Human Rights and the Environment, sept. 2017, vol. 8, n° 2, p. 217–253.) . Le juge est donc invité à s’inscrire dans ce mouvement bien connu sur le plan international (S. Duyck, S. Jodoin and A. Johl [dir.], Routledge Handbook of Human Rights and Climate Governance, Routledge, 2018, 430 p.) et à accueillir l’idée qui consiste à lier les enjeux climatiques aux droits fondamentaux ; laquelle innerve de plus en plus les contentieux climatiques nationaux (C. Cournil, Etude comparée sur l’invocation des droits constitutionnels dans les contentieux climatiques nationaux, in C. Cournil et L. Varison [dir.], Les procès climatiques : du national à l’international Pedone, 2018, p. 85) . Ainsi de l’action gagnée par les jeunes en Colombie ( Corte Suprema de Justicia, 25 jeunes v. Colombie , déc. 4 avr. 2018) ou la récente action collective portée par l’association Environnement Jeunesse devant la Cour supérieure du Québec en 2018 (recours ENvironnement JEUnesse v. Procureur Général du Canada, 26 nov. 2018 et le jugement de rejet rendu par le juge Gary D.D. Morrison de la Cour supérieure du Québec, 11 juil. 2019).

    III – FAIRE RECONNAÎTRE ET CESSER LE PRÉJUDICE ÉCOLOGIQUE

    Les associations sollicitent la condamnation de l’Etat à réparer le préjudice écologique, caractérisé par un surplus illégal d’émissions de GES constitutif d’une atteinte aux fonctions de régulation du climat de l’atmosphère ainsi que le prononcé d’une injonction tendant à mettre en œuvre toutes mesures utiles tant en matière de réduction des émissions de GES qu’en matière d’adaptation au changement climatique.

    A. Le préjudice écologique devant le juge administratif 

    Malgré les invitations de la doctrine, le juge administratif se refuse à admettre l’indemnisation du préjudice écologique, par nature objectif, en se fondant sur l’absence de caractère individuel de l’atteinte (CE 12 juill. 1969, Ville de Saint-Quentin , Lebon 383 ; O. Fuchs, Responsabilité administrative extracontractuelle et atteintes environnementales , thèse, univ. de Nantes, 2007, p. 317) . Il s’autorise néanmoins à le requalifier en préjudice moral lorsqu’il est invoqué par des associations (CAA Nantes, 25 mars 2008, n° 07NT01586) , et s’est même récemment fondé sur le risque de survenance d’un tel préjudice pour caractériser l’urgence dans le cadre d’un référé-suspension (CE 31 mars 2017, n° 403297, Société Commercialisation décharge et travaux publics).

    “Le juge est invité à accueillir l’idée qui consiste à lier les enjeux climatiques aux droits fondamentaux”

    Dans ses conclusions sur la décision Association pour la protection des animaux sauvages de 2015, le rapporteur public Xavier de Lesquen invitait le juge à attendre que « le législateur éclaire cette question […] pour préciser les conditions de réparation des préjudices objectifs causés à l’environnement » (CE 30 mars 2015, n° 375144, Lebon ; AJDA 2015. 1754, note B. Busson) . C’est désormais chose faite depuis l’adoption en 2016 de la loi pour la reconquête de la biodiversité, qui consacre le préjudice écologique dans le code civil. Le fait que son régime d’indemnisation soit inscrit dans ce code n’est assurément pas un obstacle à ce que le juge administratif s’en saisisse, puisqu’il est constant qu’il peut appliquer directement des dispositions issues du code civil (v. B. Plessix, L’utilisation du droit civil dans l’élaboration du droit administratif , thèse, éd. Panthéon- Assas, 2003, p. 135 et s.) ou s’inspirer de principes issus du code civil pour édicter des règles opposables à l’action administrative. De tels emprunts sont particulièrement significatifs en matière de responsabilité extracontractuelle (CE, sect., 11 févr. 2005, n° 252169, GIE Axa Courtage , Lebon avec les concl. ; AJDA 2005. 663, chron. C. Landais et F. Lenica, suivant l’arrêt Cass., ass. plén., 29 mars 1991, n° 89-15.231, Association des centres éducatifs du Limousin c/ Consorts Blieck , Bull. ass. plén., n° 1) . Et c’est ainsi que, s’inspirant des constructions prétoriennes du juge judiciaire, le Conseil d’Etat s’est résolu à étendre la catégorie des préjudices indemnisables devant le juge administratif : douleur morale (CE, ass., 24 nov. 1961, n° 48841, Ministre des travaux publics c/ Consorts Letisserand , Lebon, suivant l’arrêt Civ. 13 févr. 1923) , préjudices dits par ricochet (CE, ass., 3 mars 1978, n° 94827, Dame Muësser, Veuve Lecompte , Lebon, suivant l’arrêt Cass., ch. mixte, 27 févr. 1970, n° 68-10.276) et préjudice d’anxiété (CE 9 nov. 2016, n° 393108, Lebon avec les concl. ; AJDA 2017. 426, note S. Brimo ; suivant l’arrêt Soc. 11 mai 2010, n° 09-42.241, Société Ahlstrom Labelpack c/ Ardilley).

    “L’indemnisation du préjudice écologique ne saurait être exclue pour la seule raison qu’il résulte du comportement d’une personne publique”

    Par ailleurs, l’indemnisation du préjudice écologique ne saurait être exclue pour la seule raison qu’il résulte du comportement d’une personne publique. Les obligations de la Charte de l’environnement – en ce comprises les obligations de prévention (art. 3) et de réparation (art. 4) des atteintes à l’environnement – s’imposent à toute personne, et notamment aux pouvoirs publics et autorités administratives dans leurs domaines de compétence respectifs. Quant à l’article 1246 du code civil, il énonce bien que « toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer », sans restriction quant à la qualité publique ou privée de la personne responsable. A défaut, « s’il en était autrement, une personne publique […] pourrait [se contenter] d’invoquer son statut pour se voir exonérer de toute obligation » (Ch. Huglo, L’inéluctable prise en compte du dommage écologique par le juge administratif, AJDA 2013. 667 ; v., aussi, M. Lucas, Préjudice écologique et responsabilité : pour l’introduction légale du préjudice écologique en droit de la responsabilité administrative, Envir. 2014, n° 4) . En définitive, la lecture combinée des dispositions constitutionnelles et législatives justifie pleinement que, lorsqu’un préjudice écologique trouve son origine directe dans le comportement d’une personne publique, le juge administratif saisi d’une demande en ce sens condamne la personne publique à le réparer.

    B. Le surplus d’émissions de GES, atteinte aux éléments et aux fonctions de l’atmosphère 

    La caractérisation du préjudice écologique dans cette affaire s’avère particulièrement délicate puisqu’il doit, de manière classique, résulter d’un dommage causé directement par la carence fautive de l’Etat. L’article 1247 du code civil adopte une définition du préjudice écologique plus succincte que celle retenue par le juge judiciaire (Paris, 30 mars 2010, n° 08/02278 ; Crim. 25 sept. 2012, n° 10-82.938, AJDA 2013. 667, étude C. Huglo ) avant sa consécration législative, à savoir « une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement ». La nomenclature établie par le professeur Laurent Neyret précise, concernant les atteintes aux fonctions de l’air ou de l’atmosphère, qu’elles « s’entendent du rôle qu’ils jouent au sein des écosystèmes tel que […] participer à la régulation du climat » (L. Neyret, G. Martin [dir.], Nomenclature des préjudices environnementaux, LGDJ, 2012, p. 14).

    Le préjudice écologique alors retenu par les associations correspond au surplus d’émissions de GES imputable aux fautes de l’Etat selon deux composantes. Il s’agit, en premier lieu d’une portion du volume de GES émis par la France durant la période comprise entre sa connaissance précise des conséquences délétères du changement climatique (laquelle peut être fixée à 1988, lors de la création du GIEC) et l’adoption des premières mesures contraignantes (ratification du protocole de Kyoto) pour réduire ces émissions ; autrement dit le volume de GES résultant de son action tardive. En second lieu, il s’agit du volume de GES émis en violation des budgets carbone pour la période 2015-2018 que l’Etat s’est engagé à respecter conformément au décret SNBC (Décr. n° 2015-1491 du 18 nov. 2015 relatif aux budgets carbone nationaux et à la stratégie nationale bas-carbone). L’ensemble de ces émissions est enfin constitutif d’un préjudice futur certain dès lors que les GES émis à un instant « t » continuent de participer au changement climatique durant de nombreuses années, et que les prévisions indiquent que ces émissions vont, compte tenu de l’absence de mesures effectives, continuer de croître.

    Le caractère non négligeable de ces surplus d’émissions résulte du simple constat que l’Etat n’atteint pas ses objectifs de réduction d’émissions de GES alors même qu’ils sont manifestement insuffisants au regard des conséquences du changement climatique. Ils ne permettent en effet pas de contenir l’élévation de la température moyenne sous le seuil d’1,5 °C, dont les conséquences dommageables sont pourtant établies de manière certaine par le GIEC. A titre d’illustration, la Nationally Determined Contribution souscrite dans le cadre de l’accord de Paris par l’Union européenne, au sein de laquelle sont fixés les objectifs français, conduirait à un réchauffement planétaire évalué à 3,2 °C 4 . En outre, les émissions françaises ont participé de manière certaine au franchissement du seuil de 410 parties par million d’équivalent CO2 dans l’atmosphère, alors que pour nombre de climatologues, un retour à 350 ppm est nécessaire pour empêcher toute perturbation du système anthropique. En conséquence, tout volume de GES émis en violation de ces objectifs insuffisants est dès lors constitutif d’une atteinte non négligeable à l’atmosphère et à ses fonctions de régulation du climat, caractérisant un préjudice écologique.

    C. Une injonction visant à faire cesser le préjudice écologique 

    Les associations se sont tournées vers une demande d’injonction afin de contraindre l’Etat à contribuer à une prévention de son aggravation. Le pouvoir d’injonction du juge administratif saisi d’un recours indemnitaire est admis depuis 2015 par le Conseil d’Etat (27 juill. 2015, n° 367484, Lebon 285 ; AJDA 2015. 2277, note A. Perrin ; AJCT 2016. 48, obs. S. Defix ; v., plus récemment, CE 18 mars 2019, n° 411462, Commune de Chambéry , Lebon ; AJDA 2019. 614) . Il suppose, d’une part, que le comportement fautif de la personne publique responsable perdure à la date à laquelle le juge se prononce et, d’autre part, que le préjudice dont il est demandé réparation se poursuive également à une telle date. Constatant que ces deux conditions sont vérifiées, les associations sollicitent notamment du juge qu’il enjoigne à l’Etat de mettre en œuvre toutes les mesures nécessaires pour réduire les émissions de GES à un niveau compatible avec l’objectif de contenir l’élévation de la température sous le seuil de 1,5 °C, à due proportion par rapport aux émissions mondiales ; de prendre les mesures nécessaires permettant d’atteindre les objectifs de la France de nature réglementaire, législative ou issus du droit de l’Union européenne ; de prendre les mesures nécessaires à l’adaptation du territoire national aux effets du changement climatique. La demande d’injonction accompagne la demande principale de réparation à hauteur d’un euro du préjudice écologique. Cette demande indemnitaire, formulée en vue d’assurer l’admissibilité de la demande d’injonction, est ainsi ancrée dans une démarche préventive, et constitue donc un artifice procédural plutôt qu’une évaluation « symbolique » d’un préjudice incommensurable.

    Le droit comparé nous enseigne que l’innovation juridique est incontournable en matière de contentieux climatique. C’est dans le droit-fil des décisions positives des cours colombienne, néerlandaise et pakistanaise, qui en sont le parfait exemple, que s’inscrit « l’affaire du siècle ». Ce recours s’attache à proposer une démonstration fondée sur un équilibre entre des techniques connues du juge administratif (carence fautive, vigilance, injonction) et des demandes novatrices (obligation générale de lutte contre le changement climatique, PGD climatique, préjudice écologique). Cela étant, au-delà des apports juridiques espérés, l’avancée véritablement attendue de la part du recours réside dans le prononcé d’une injonction qui contraindrait l’Etat à mener une lutte bel et bien effective contre le changement climatique.

    Christel Cournil, Antoine Le Dylio, Paul Mougeolle, « L’affaire du siècle : entre continuité et innovations juridiques », Actualité juridique de droit administratif, n° 32, 30 septembre 2019, p. 1864-1869.

    –  Article publié dans l’AJDA du 30 septembre 2019 et reproduit avec l’autorisation des Editions Dalloz

  • Décryptage de la loi énergie-climat : de bonnes intentions malgré des zones d’ombre et un manque d’ambition

    L’appel du Haut conseil pour le climat, dans son rapport de juin dernier « Agir en cohérence avec les ambitions », est sans équivoque : une transformation en profondeur de notre économie et de notre société doit être actionnée afin d’atteindre l’objectif ultime de la neutralité carbone à l’horizon 2050. Or, la cadence poursuivie est bien trop lente…

    Le projet de loi relatif à l’énergie et au climat, en ce qu’il vient actualiser les objectifs de la politique énergétique de la France, au regard du Plan Climat de 2017 et de deux instruments réglementaires : la Stratégie nationale bas-carbone(SNBC2) pour 2019-2033¹ , et la Programmation pluriannuelle de l’énergie(PPE) pour 2019-2028² , échappe-t-il à ce constat ? Autrement dit, ledit projet de loi permet-il vraiment de façonner une loi pour le climat et la transition énergétique ?

    Il est désormais inscrit que la politique énergétique française vise clairement à répondre à l’urgence écologique et climatique. Mesure qui reste toutefois très symbolique.

    A l’initiative des parlementaires, a été prévue l’élaboration d’une loi quinquennale déterminant les objectifs et fixant les priorités d’action de la politique énergétique nationale pour répondre à l’urgence écologique et climatique. Par cette disposition, le Parlement souhaite replacer son rôle au cœur de l’action : il ne vient plus seulement entériner les évolutions de la politique énergétique prédéterminées par décret, mais devient compétent pour fixer lui-même les objectifs de celle-ci :

    👉 La neutralité carbone à l’horizon 2050 en divisant les émissions de gaz à effet de serre par un facteur supérieur à six.

    Alors que la SNBC2 cherche à atteindre la neutralité carbone sans recourir à la compensation carbone via des crédits carbone³ , une telle précision n’a pas été faite dans ledit projet de loi, pourtant préconisée par le Haut conseil pour le climat, soulevant dès lors des questions quant à la faisabilité et à la mise en pratique de cet objectif.

    👉 La réduction de la consommation énergétique primaire des énergies fossiles de 40% d’ici 2030, en spécifiant qu’il est mis fin en priorité aux énergies fossiles les plus émettrices de gaz à effet de serre.

    La Commission européenne recommandait le 18 juin 2019 que doivent être énumérées les subventions à l’énergie, notamment en ce qui concerne les combustibles fossiles, ainsi que les actions entreprises et les projets en vue de les supprimer progressivement. Car comme le relève le Haut conseil pour le climat : « en 2017, les investissements fossiles défavorables au climat représentaient environ 75 milliards d’euros, soit près de deux fois le montant des investissements favorables au climat ». Or, aucune mention n’est faite à propos de ces financements ni même des moyens mis en œuvre afin de réduire les énergies fossiles dans le projet de loi énergie-climat…

    👉 L’augmentation de la part des énergies renouvelables à 33% au moins de la consommation finale brute en 2030. Cette loi vise à développer la production de l’énergie hydraulique notamment la petite hydroélectricité et la production d’électricité issue d’installations utilisant l’énergie mécanique du vent implantées en mer dans le but d’atteindre au moins 1 giga-watt par an d’ici 2024.  Il s’agit également de développer l’hydrogène bas carbone voire renouvelable ainsi que ses usages industriel, énergétique et pour la mobilité, afin d’atteindre entre 20 et 40% des consommations totales d’hydrogène et d’hydrogène industriel d’ici 2030.

    Le Parlement rehausse cet objectif à 33% au lieu de 32%, comme le suggérait la Commission européenne, et « favorise » la promotion de certains types d’énergies renouvelables.

    👉 Le report de réduire la part du nucléaire à 50% dans la production d’électricité à 2035 au lieu de 2025.

    Fortement décrié par les ONG Réseau Action Climatet Réseau Sortir du nucléaire, l’âge moyen du parc nucléaire français aura alors atteint à cette date 49 ans, ce qui soulève de sérieuses interrogations quant à la sécurité et à la sûreté.

    Quels autres changements ? 

    Du fait de la fermeture des centrales à charbon d’ici 2022:

    Le gouvernement est habilité à prendre, par voie d’ordonnance, des mesures visant à favoriser le reclassement des salariés sur un emploi durable, en priorité dans le bassin d’emploi concerné, en tenant compte de leur statut, lesquelles doivent prévoir également des dispositifs adéquats de formation permettant de faciliter la mise en œuvre des projets professionnels des salariés concernés.

    Du fait de la fermeture des 14 réacteurs nucléaires concernés en vue de réduire à 50% la part du nucléaire dans le mix énergétique d’ici 2035:

    Tout comme pour la fermeture des centrales à charbon, il est prévu d’inclure dans le plan stratégique élaboré par les exploitants produisant plus du tiers de la production nationale d’électricité des dispositifs d’accompagnement mis en place pour les salariés dont l’emploi serait supprimé ; les exploitants étant soumis à une obligation de rendre compte de la mise en œuvre des dits dispositifs d’accompagnement chaque année, devant les commissions permanentes compétentes du Parlement.

    Reste que la question relative au financement des rénovations énergétiques, de taille, comme en témoigne en 2017 le déficit d’investissements d’environ 5 à 8 milliards d’euros par an ⁴, demeure en suspens, renvoyée au projet de loi de finances.

    En définitive, si le projet de loi énergie-climat a été amélioré, celui-ci comporte encore de nombreuses zones d’ombre, ainsi qu’une ambition relativement faible, loin d’être tolérables en temps d’urgence écologique et climatique. 

    _________________

    ¹ La SNBC définit des plafonds nationaux d’émissions de gaz à effet de serre à court et moyen termes, dits « budgets carbone ».

    ² La PPE fixe les priorités d’action du gouvernement en matière d’énergie pour la métropole continentale et les zones non-interconnectées, sur une échelle de dix ans, divisée en deux périodes de cinq ans.

    ³ « Un émetteur de gaz à effet de serre peut compenser ses émissions en acquérant des « crédits carbone » générés par des projets permettant d’éviter les émissions ou de séquestrer du carbone » : définition issue du rapport du Haut conseil pour le climat, Agir en cohérence avec les ambitions, p. 25. 

    ⁴ I4CE, Panorama des financements climat, Edition 2018, p. 10.

  • 14 collectivités territoriales, Notre Affaire à Tous et trois associations mettent Total en demeure pour manquement au devoir de vigilance​

    Le 18 juin 2019, à la suite d’une réunion avec la direction et le PDG de Total, 14 collectivités territoriales, accompagnées par les associations Notre Affaire à Tous, Les Eco Maires, Sherpa et ZEA, ont décidé de mettre en demeure TOTAL afin que la multinationale respecte la loi sur le devoir de vigilance. Nous demandons que TOTAL prenne les mesures nécessaires pour faire face au réchauffement climatique !  

    Le 23 octobre 2018, 13 collectivités territoriales avaient interpellé TOTAL, entreprise française la plus grosse émettrice de gaz à effet de serre qui arrive à la 14ème place des industriels ayant le plus contribué au changement climatique selon le rapport Carbon Majors publié en 2017. Les émissions du groupe (311 Mteq CO2 en 2015) sont presque équivalentes à celles de la France (463 Mteq CO2 en 2016), tout en bénéficiant de crédits d’impôts et de subventions indirectes de l’État français. Les territoires demandaient la mise en conformité du plan de vigilance de Total avec les dispositions légales, et que la multinationale cesse d’ignorer le risque climatique que représentent ses activités partout dans le monde et les dangers qu’elles posent sur l’environnement et les droits humains.

    En mars 2019, Total sortait son nouveau plan de vigilance. Si le changement climatique y est mentionné, les mesures annoncées sont clairement insuffisantes par rapport aux objectifs fixés par l’Accord de Paris ! Le 29 mai 2019, lors de l’assemblée générale du groupe Total, Notre Affaire à Tous a publié le rapport “Total : la stratégie du chaos climatique”, afin de dénoncer les incohérences de la compagnie pétrolière en matière climatique. La mise en conformité, demandée par les collectivités territoriales ne transparaît pas dans le nouveau plan de vigilance de 2019, et des changements radicaux nécessaires dans les investissements de la multinationale ne sont pas envisagés.

    Le respect des objectifs de l’Accord de Paris ne pourra se faire sans un changement radical des pratiques des acteurs économiques, notamment des multinationales. Les territoires, premiers impactés et premiers acteurs de la lutte contre le changement climatique au niveau mondial, prennent les devant. Face à l’impunité des responsables, et alors que nous sommes tou-te-s victimes du changement climatique, les territoires s’unissent et se défendent pour mettre Total en demeure pour manquement à son devoir de vigilance en matière climatique.

    Si d’ici trois mois, soit le 19 septembre 2019, Total ne présente toujours pas de mesures de réduction de gaz à effet de serre adéquates, les collectivités qui le souhaiteront, ainsi que les associations les accompagnant pourront assigner la multinationale française en justice pour qu’il lui soit enjoint, de réduire ses gaz à effet de serre et de se mettre en conformité avec la loi et l’Accord de Paris.

    Pointer la responsabilité des pollueurs

    Le 8 octobre dernier, le GIEC a publié son cinquième rapport, interpellant une nouvelle fois sur l’urgence de la situation climatique : au rythme actuel, nous atteindrons les +1,5°C d’augmentation des températures mondiales entre 2030 et 2052, et les +5,5°C d’ici la fin du siècle.

    Or, que ce soit dans le monde ou en France, les plus affecté-es par les impacts du changement climatique sont ceux-celles qui y contribuent le moins ; et tandis que les plus riches construisent les protections qui les tiendront hors du chaos, les plus exclu-es d’entre nous ressentent déjà les effets de l’inaction, et n’ont aucun moyen de s’en défendre.

    Ainsi, la question de la responsabilité, et donc de la justice, est inhérente à l’action climatique.

    >> Pour en savoir plus :


    Vous êtes un-e citoyen-ne ?
    Agissez !


    Vous êtes un-e maire ?
    Rejoignez les territoires qui se défendent !

  • Réforme constitutionnelle : des inquiétudes pour la planète, teintées de belles propositions

    Réforme constitutionnelle : des inquiétudes pour la planète, teintées de belles propositions

    Communiqué de presse, Notre Affaire à Tous, le 13 juin 2018

    L’association Notre affaire à tous est préoccupée par les discussions en cours au sein de la Commission du Développement Durable de l’Assemblée nationale quant au projet de réforme constitutionnelle. En effet, alors que les discussions laissaient espérer une amélioration sensible de la prise en compte de l’environnement et du climat dans le projet de réforme constitutionnelle, le rapporteur pour avis du projet de loi Christophe Arend a proposé un amendement visant à intégrer à l’article 1er  “la préservation de l’environnement”.

    Cette proposition est insuffisante, voire inutile, puisqu’il ne s’agirait ici que de copier-coller des éléments déjà contenus au sein de la Charte de l’environnement, sans renforcer l’obligation de préservation du climat et de la biodiversité, sans inciter au respect des limites planétaires, ainsi que d’autres Etats dans le monde l’ont déjà fait. Les dispositions que Christophe Arend propose d’ajouter à l’article 1er manquent ainsi cruellement d’efficacité,  dans un contexte où l’état de notre planète se dégrade de plus en plus rapidement. Notre affaire à tous rappelle la proposition formulée par de nombreuses ONGs, visant à inscrire à l’article premier de la Constitution “La République veille à un usage économe et équitable des ressources naturelles, garantit la préservation de la diversité biologique et lutte contre les changements climatiques dans le cadre des limites planétaires”. Par ailleurs, nous devons rester vigilant.e.s quant à certains amendements visant à remplacer le principe de précaution par un principe “d’innovation responsable”. Cette démarche peut rapidement constituer une menace et un danger majeurs pour les humains et la planète.

    Des droits pour la nature. Notre affaire à tous se réjouit de l’adoption d’un amendement visant à constitutionnaliser le principe de non-régression. Notre association, qui oeuvre pour la justice climatique et environnementale et la protection des communs naturels, tient également à féliciter le député Paul-André Colombani pour ses divers amendements allant dans le sens de l’attribution de droits à la nature, en demandant notamment à reconnaître l’environnement comme le patrimoine commun de l’ensemble des “êtres vivants”. Des droits sont déjà partiellement reconnus à la nature par la loi française, à travers le préjudice écologique ou le “principe unitaire de vie” inscrit au sein du Code de l’environnement des îles Loyauté de Nouvelle-Calédonie. Il est grand temps d’ouvrir, en France, cette nouvelle page de la relation de l’humain à la nature et au vivant. Notre Affaire A Tous soutient également les amendements ambitieux du député Loic Prud’homme, reprenant les propositions formulées par les ONGs.

    Face à l’urgence climatique et environnementale, et afin de faire de la France un pays exemplaire au niveau international, Notre affaire à tous demande aux député.e.s et au gouvernement de garantir l’effectivité de l’actuelle réforme pour la préservation des communs naturels. Notre affaire à tous poursuivra son action pour mettre la Constitution à l’heure du climat, à travers la mobilisation citoyenne et un plaidoyer soutenu auprès des parlementaires.

     

    Contact presse : Marie Toussaint, marie@notreaffaireatous.org, 0642008868